Santé- La sécurité alimentaire mondiale en danger
Pour La Tribune, Sébastien Abis, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et auteur de « Géopolitique du blé » (2023) dresse le bilan, un an après le début du conflit, de l’état de la sécurité alimentaire mondiale, plus que jamais remise en question.
LA TRIBUNE – Les exportations de céréales ukrainiennes, bloquées après l’invasion du pays par la Russie, ont repris depuis huit mois grâce à l’accord signé entre Kiev et Moscou le 22 juillet 2022 sous l’égide de l’ONU et de la Turquie. Les risques d’une crise alimentaire mondiale sont-ils écartés ?
SÉBASTIEN ABIS – La réponse est à nuancer. Fin février 2022, lors du déclenchement de la guerre, l’arrêt des exportations de céréales ukrainiennes a provoqué une inquiétude immense sur la scène internationale. Cela a créé un écart entre l’offre et la demande, car aucun autre pays, excepté la Russie, n’était capable d’augmenter sa production de manière à compenser l’absence des céréales ukrainiennes. L’inquiétude était d’autant plus forte que l’équilibre était déjà fragile avant même le début du conflit. À onze reprises depuis 2000, la consommation annuelle mondiale de blé a dépassé la production. Puis, au printemps, la décision de l’Inde -qui avait fait une récolte plutôt bonne-, de garder une partie de ses volumes pour assurer sa sécurité alimentaire a amplifié les tensions sur le marché. Le corridor d’exportations établi fin juillet a donc été extrêmement précieux, car il a permis à l’Ukraine d’exporter le reste de sa récolte au cours des premières semaines du mois d’août. Toutefois, ce grain exporté l’été et l’automne dernier, avait été récolté en 2021. Le stockage et la qualité sanitaire n’étaient donc pas idéaux.
L’accord a depuis été prolongé jusqu’au 18 mars prochain, ce qui a permis à l’Ukraine d’exporter entre le 1er août 2022 et le 15 février 2023, 21 millions de tonnes de céréales et d’huiles de grande culture. C’est un volume important et c’est primordial pour l’équilibre mondial, mais cela ne doit pas masquer le fait que, d’une part, l’Ukraine voit ses récoltes chuter. Du fait de la guerre, elle a moins récolté en 2022 et récoltera encore moins en 2023, réduisant donc ses capacités exportatrices. D’autre part, la prolongation de l’accord en vigueur repose sur la volonté de la Russie qui risque de semer le doute jusqu’au dernier moment. Elle se sert, en effet, de cet accord pour mettre en valeur son rôle dans le maintien de la sécurité alimentaire mondiale. Il y a donc une grande incertitude pour le mois de mars à venir. Enfin, l’accord a été conclu sous l’égide de l’ONU et de la Turquie. Or, cette dernière a quatre rendez-vous importants en 2023 : l’élection présidentielle en mai, celles législatives qui suivront, le centenaire d’Atatürk en octobre et, surtout, la gestion d’un séisme dramatique qui change un peu la donne sur les débats prioritaires pour la campagne de Recep Tayyip Erdogan. Rien ne garantit que le pays soit autant mobilisé qu’en 2022.
Qu’en est-il de l’influence de la guerre sur l’évolution des prix des céréales ?
Au-delà de la tension sur l’approvisionnement des pays les plus dépendants des céréales ukrainiennes, l’incertitude actuelle a une forte influence sur le cours de ces matières premières qui risquent d’être, de nouveau, agités à l’approche de la date de prolongation de l’accord. D’autant que les prix sont restés très élevés depuis février. Ils atteignaient d’ailleurs déjà un sommet avant même l’invasion de l’Ukraine par la Russie, du fait des deux années de crise sanitaire. Avant celle-ci, la tonne de blé se vendait entre 150 et 200 euros. Il y a eu une forte progression de février à mai passant de 260 à 430 euros la tonne. Actuellement, les prix n’ont pas beaucoup diminué et la tonne de blé se situe toujours à environ 300 euros. De même pour la tonne de maïs qui était à 320 euros en février 2022, est montée jusqu’à 390 euros en mai avant de redescendre, actuellement à 300 euros.
Quelles régions du monde souffrent le plus de la tension sur les céréales ?
Il faut bien comprendre que des tensions pesaient déjà sur les céréales avant même le début du conflit. Un grand nombre de pays dans de nombreuses régions du monde connaissaient des difficultés alimentaires et agricoles. En Europe, nous avons d’ailleurs peut-être eu tendance à fermer les yeux sur l’amplification de l’insécurité alimentaire mondiale durant ce siècle. C’est particulièrement le cas pour les pays d’Afrique, notamment subsaharienne, mais aussi au Soudan du Sud, Somalie, Ethiopie ou encore au Nigeria qui connaissent de fortes pertes de leurs récoltes du fait de conflits internes, d’aléas climatiques couplés à de très fortes pressions démographiques. L’Asie et certains pays d’Amérique latine sont également concernés. Lors du sommet mondial de l’alimentation en 2021, l’Organisation des nations unies (ONU) alertait ainsi sur le fait que trois milliards de personnes étaient en insécurité alimentaire grave (un milliard) et modérée (deux milliards).
La situation s’est donc aggravée avec, dans un premier temps, la pandémie de Covid-19 qui a fragilisé le système agricole dans beaucoup de pays, a renchéri le prix des matières premières, du transport. Puis, le conflit entre deux superpuissances agricoles que sont la Russie et l’Ukraine a accru ces difficultés. Sans compter que nous sommes dans une période marquée par des jeux d’influence avec des pays qui utilisent les questions agroalimentaires géopolitiquement. Il faut donc bien garder à l’esprit que la situation est, à l’heure actuelle, encore plus inquiétante qu’il y a un an.
Il faut également souligner que la population ukrainienne connaît une précarité alimentaire sans précédent et les agriculteurs du pays sont en grande difficulté. Ailleurs dans le monde, dans les pays développés comme en Europe, il y a eu un immense renchérissement des coûts de production du fait de l’inflation notamment du prix de l’énergie, mais aussi des engrais. Il n’y a donc pas un endroit sur la planète où la crise agricole et alimentaire n’est pas un sujet de préoccupation. Beaucoup d’habitants de la planète ont vu leur quotidien alimentaire se dégrader.
On évoque régulièrement les phénomènes météorologiques El Niño et son pendant La Niña qui sont des phénomènes océaniques à grande échelle du Pacifique équatorial, affectant le régime des vents, la température de la mer, les précipitations et donc la production agricole.
De manière générale, comment le changement climatique impacte-t-il les récoltes de céréales ?
Les deux phénomènes El Niño et La Niña sont actuellement des déterminants majeurs. L’un des miracles de 2022, c’est qu’à part en Inde où la récolte s’est avérée moins abondante que prévue en raison d’aléas climatiques, les autres pays exportateurs et producteurs n’ont pas connu de réduction de leurs productions. Si cette année, ils rencontrent des baisses de volume de récolte, sachant que l’Ukraine produira et exportera moins, la situation pourrait encore empirer. Mais l’enjeu du changement climatique n’est pas nouveau et de plus en plus de pays en subissent les conséquences avec davantage de périodes chaudes voire de sécheresse, mais aussi une pluviométrie qui, si elle n’est pas en baisse partout, illustre surtout une hyper volatilité des précipitations. Certaines régions connaissent ainsi des périodes avec beaucoup de pluies et d’autres sans aucune, ce qui n’est pas bon pour les cultures.
La question est donc de savoir comment adapter les systèmes agricoles plus que jamais au défi du climat. Les pays développés, notamment, ne doivent pas mener la même agriculture qu’au cours du XXe siècle. Cela doit être une agriculture forcément durable sinon il n’y en aura plus du tout à la fin du siècle aggravant encore plus l’insécurité alimentaire. Mais sera-t-on capable de mener, durant le siècle en cours, deux fronts : un front sécuritaire, car il faut pouvoir produire et nourrir le monde, et un front climatique, pour pouvoir s’adapter à l’absolue nécessité de réduire l’empreinte environnementale de l’activité agricole ? Sans compter que, les changements climatiques accentuent les interdépendances entre régions et pays. Certains pays vont connaître des années de très bonnes récoltes, d’autres non et inversement. Or, la scène internationale, avec les bouleversements géopolitiques que l’on connaît, est plus que jamais fracturée.