Dans un article paru dans le JDD Le sociologue Michel Wieviorka tente d’analyser les différents modes opératoires du terrorisme et la variété des facteurs explicatifs qui peuvent découler aussi bien d’un processus de radicalisation que de l’état mental du criminel. Pour lui plusieurs registres doivent être analysés et plusieurs temporalités doivent être prises en compte pour mieux combattre le terrorisme.
« Comme toujours avec le terrorisme, un flot de commentaires et d’émotions envahit l’espace public, nous rappelant que l’acte terroriste condense en un instant toutes sortes de significations, qu’il est, selon l’expression de Marcel Mauss, « un fait total ». Tout y passe, en effet, dans ce qui se dit dans la chaleur de l’événement. Tous commencent généralement par la compassion, l’affichage d’une profonde empathie avec les victimes. Les victimes ne sont pas seulement des individus et des familles, mais aussi la démocratie, « nos » valeurs, la République. C’est également une ville, Nice, connue paradoxalement pour sa politique sécuritaire et, par exemple, ses nombreuses caméras de surveillance qui ont déjà permis de reconstituer le parcours du criminel dans la ville avant le carnage. L’unanimité est aussi bien réelle s’il s’agit de dire que la nation est blessée, le jour même de la fête nationale. Par ailleurs, les ébauches d’analyse des implications économiques font toutes état d’une catastrophe pour le tourisme, en particulier, pour le sud de la France et en pleine saison. Le consensus s’arrête là. Car ensuite viennent les prises de position contradictoires. Les uns critiquent la police et les services de renseignement, qui n’en auraient pas fait assez, d’autres les défendent et rappellent qu’ils sont sur la brèche, à la limite de leurs forces tant ils sont mobilisés depuis des mois. Mais en matière politique, le consensus se dissout. Car si les institutions sont respectées, très vite, le propos s’inscrit dans la logique hautement conflictuelle de la campagne présidentielle qui se conclura en mai prochain. Sans surprise, le pouvoir assure et affirme qu’il fait tout ce qu’il est possible de faire, la droite et l’extrême droite le contestent. Il faut dire que le 14-Juillet, quelques heures à peine avant le carnage, François Hollande avait annoncé la fin de l’état d’urgence – façon de dire que le spectre du terrorisme était plus ou moins éloigné : le passage de son entretien, somme toute plutôt réussi, à la terrible réalité niçoise est rude. Dans ce contexte, encore si proche de l’événement, est-il possible de prendre quelque distance par rapport à tout ce que l’on entend sur les médias et les réseaux sociaux? En fait, oui : trois points au moins méritent notre attention. Le premier tient à la spécificité de la France. D’une part, notre pays est seul, parmi les démocraties occidentales, à avoir été ainsi si souvent attaqué – et ce constat est renforcé si l’on veut bien se souvenir de Mohamed Merah (Toulouse, 2012) et noter que les attentats de Bruxelles en mars ont été commis en Belgique par des terroristes qui voulaient agir en France, et qui ont agi dans la précipitation, sur place, du fait d’une forte pression policière s’exerçant sur eux : au contraire, après Madrid (mars 2004) et Londres (juillet 2005), il n’y a pas eu d’autre attaque d’envergure en Espagne ou au Royaume-Uni. Et d’autre part, l’impact de la tuerie de Nice tient beaucoup à la crise politique de la France, qui sort d’une séquence rocambolesque : après avoir hystérisé le pays avec une loi sur le travail qui était rejetée par les trois quarts de la population, une partie significative des députés de gauche, et un large ensemble de syndicats, le pouvoir a donné à voir une pantomime ridicule avec pour vedette le ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, et pour question celle de savoir s’il était allé trop loin comme éventuel candidat à la présidence de la République – le comble a été atteint quand le chef de l’État a été interpellé à propos du coût de son coiffeur (près de 10.000 euros versés chaque mois par l’Élysée Le gouvernement donne ici, une fois de plus, l’image de ne pas être à niveau : il est ou bien dépassé par les événements (une fois, c’est la crise des migrants ; une autre, c’est le terrorisme), ou bien réduit à un spectacle indigne, où des ministres et le chef de l’État jouent des jeux personnels qui auraient plus leur place dans un feuilleton télévisé du type de Dallas, dans les années 1980. Il est débordé par le haut, par des logiques suprapolitiques, c’est le terrorisme, et il sombre par le bas, avec des logiques d’opérette sans contenu autre que de pur pouvoir personnel. Deuxième point : le tueur a obtenu des résultats spectaculaires sans recourir à des armes à feu ou à des explosifs, son arme était un camion de location qu’il a pu conduire sur la prestigieuse promenade des Anglais, sur 2 km, alors même qu’il s’agissait d’un périmètre protégé. Le répertoire terroriste est donc varié, les tueurs sont capables d’imagination, et d’intelligence pratique – ce qu’illustre le choix du camion, un modèle de 19 tonnes puissant et lourd, qui a pu se jouer des barrières de sécurité. Ce choix a-t-il été dicté, ou suggéré, de loin, par une quelconque organisation terroriste, par Daech, par exemple, dont la situation proprement militaire est aujourd’hui devenue précaire? Le tueur a-t-il été inspiré, très pratiquement, par ce qui se trouve sur Internet? C’est vraisemblable mais non avéré à ce jour. Enfin, et c’est l’essentiel, ce que l’on sait du tueur confirme ce que les travaux de chercheurs en sciences sociales disent depuis plusieurs mois : il n’existe pas un modèle unique de violence terroriste, mais une grande diversité. Le criminel de Nice n’était pas connu des services de renseignement, il était fiché comme délinquant, et pas comme islamiste. Dans certains cas, la religion est le point de départ d’une trajectoire conduisant à l’acte terroriste, dans d’autres, elle est plutôt l’aboutissement d’un processus de radicalisation. Ici, il n’y a pas eu de message islamiste de la part du tueur, il n’a pas accompagné sa course folle d’incantations du genre « Allah Akbar ». La plupart des commentateurs ont parlé d’emblée sans la moindre prudence de terrorisme et d’islam ; même si les faits leur donnent ultérieurement raison, il n’est pas impossible qu’ils soient allés un peu vite en besogne. Toujours est-il que les hypothèses doivent être diversifiées, tant l’espace qu’elles forment est complexe : il faut envisager des explications allant de l’islamisme radical né d’un endoctrinement religieux jusqu’à l’action relevant de la psychiatrie ou de la psychanalyse, et devant peu, voire rien, à la foi ou à l’idéologie. Ici, comme pour chaque individu passant à l’acte, il faut envisager plusieurs registres dans l’analyse : l’épaisseur historique (il faut parfois remonter à la colonisation, à la décolonisation, à la venue en Europe du père ou du grand-père comme travailleur immigré, au chômage, à l’exclusion, au racisme vécu, etc.) ; le contexte (crise économique notamment) ; le sentiment, n’ayant rien à voir avec cette histoire et ce contexte, de vivre dans un monde sans sens, dans une société sans repères ; la fragilité psychique qui, éventuellement, facilite les manipulations, etc. Un combat efficace face au terrorisme se livre sur tous ces registres, et en sachant bien qu’ils relèvent de temporalités distinctes : la répression et la surveillance immédiates, l’effort pour améliorer le fonctionnement des institutions judiciaires, policières, psychiatriques, de travail social, à moyen terme ; enfin, la réflexion à long terme sur ce qu’il est possible d’entreprendre pour redonner du sens, recréer des repères : vaste programme, que la chaleur de l’événement, l’urgence à agir et le choc des émotions rendent difficiles à penser sérieusement. »