« Réparer une société meurtrie » ( Laurent Berger)
Considérez-vous l’élection législative 2024 comme un moment historique, voire « tragique », de la démocratie ?
LAURENT BERGER - Il y a un an déjà je faisais référence à une « crise démocratique », et d’ailleurs le titre du livre que j’avais publié au printemps 2023, « Du mépris à la colère », résumait bien ce qu’éprouvait une partie des Français. Le moment en effet historique et tragique de cette élection législative est l’aboutissement d’une forme de « dissolution démocratique », puisque le vote massif en faveur du Rassemblement national est aussi un vote protestataire, l’expression d’une colère des citoyens à l’égard du mépris ressenti de la part du pouvoir. C’est aussi un vote de difficultés sociales sur des sujets comme la reconnaissance au travail, les difficultés de logement, les déserts médicaux, la raréfaction des services publics, etc., des difficultés quotidiennes auxquelles les Français ont le sentiment qu’aucune réponse à « hauteur de femme et d’homme » n’est apportée. Ce moment historique de la démocratie exige un sursaut démocratique.
Le vote RN en 2024 n’est pas comparable aux précédents. Au suffrage de « contestation sans risque » s’est substitué un suffrage d’« adhésion ». Quelle en est l’origine ?
Soyons honnêtes : tout ne va pas mal dans notre pays. Même dans des conditions qui peuvent être imparfaites, tout citoyen est soigné, a accès à l’école, bénéficie d’une couverture sociale, est défendu par la police, peut se tourner vers la justice, etc. Mais ce qui mine notre société, ce sont les inégalités sociales et territoriales. La protestation vient du fait qu’il existe des méthodes pour atténuer l’insatisfaction – sollicitation des corps intermédiaires, rôle accru des entreprises, consultations sociales et citoyennes, rôle des collectivités locales … – mais que la gouvernance actuelle ne mobilise pas. Au fil du temps cette protestation est demeurée, et à force de ne pas trouver d’issue, elle s’est muée chez certains en adhésion.
Si cette méthode de concertation et de dialogue avait été adoptée lors du débat sur les retraites, la réforme n’aurait pas provoqué une telle incompréhension, une telle colère, un tel sentiment d’injustice
En adhésion, c’est-à-dire que le suffrage électoral se joue désormais sur le terrain des « valeurs » ?
Je le crois fermement. Notre République fonctionne sur un trépied de valeurs : liberté, égalité, fraternité. Les deux premières occupent largement le débat public et politique ; mais qui se préoccupe vraiment de la fraternité ? Or d’elle découle notre capacité à vivre les uns avec les autres, ce qui, me semble-t-il, est tout aussi cardinal. Les valeurs du RN sont la négation des trois valeurs républicaines. Ses méthodes et son programme les déshonorent. S’adresser à l’électorat RN réclame de repenser la démocratie, c’est-à-dire de la replacer dans sa vocation : écouter les citoyens et leur permettre de participer aux décisions qui les concernent. La démocratie est un équilibre entre l’exercice du pouvoir confié par le suffrage universel et la représentation des intérêts divergents qui traversent la société. Cette représentation mobilise la société civile, les corps intermédiaires, les élus locaux, les entreprises, et bien sûr les citoyens eux-mêmes, qui d’ailleurs expriment une grande volonté d’être acteurs de leur démocratie. A cette condition, ils prennent part à la réflexion, arbitrent en connaissance de cause, sont responsabilisés, adhèrent à la mise en œuvre même s’ils ne la partagent pas totalement, l’assument… Ils sont considérés en tant que citoyens de la démocratie et non plus comme seuls sujets ou consommateurs d’une démocratie représentative qui donne l’impression de ne s’intéresser à eux que pendant les campagnes électorales séparant deux scrutins. La démocratie, c’est proposer le pouvoir de vivre et le pouvoir d’agir. Si cette méthode de concertation et de dialogue – qui a fait ses preuves soit lors de conférences sociales soit lors des conventions citoyennes sur le climat et l’aide à mourir – avait été adoptée lors du débat sur les retraites, la réforme n’aurait pas provoqué une telle incompréhension, une telle colère, un tel sentiment d’injustice. Lesquels se sont traduits en suffrages pour le RN.
Que redoutez-vous dans les prochains jours, les prochaines semaines, les prochains mois ?
La colère est si grande aujourd’hui, et la manière dont le RN l’entretient, l’enflamme et l’exploite est si délétère, que la priorité et l’urgence seront de réparer une société profondément morcelée, divisée, et, quelle que soit l’issue, meurtrie. L’enjeu des nouveaux gouvernants – s’il ne s’agit pas du RN – sera, tout simplement, de réapprendre à « considérer » les citoyens, de restaurer à leur égard une confiance devenue anémiée, et d’apporter des solutions à double hauteur : celle de leur quotidien, celle de la société dans son ensemble. Un défi, j’insiste, de démocratie.
Je n’ai aucun compte à régler avec le chef de l’Etat
L’arrivée au pouvoir du RN, qu’elle s’effectue le 8 juillet ou en 2027, marquerait-elle une bascule civilisationnelle ?
La France est tout sauf le pays rabougri, en déclin, recroquevillé sur lui-même, en danger que dessine l’extrême droite à des fins électoralistes. Elle n’est pas le pays du repli, de l’ostracisme, de l’exclusion, de l’autoritarisme que promet le RN. Elle est le pays de l’accueil, du débat contradictoire, de l’élévation des consciences, d’un modèle social solidaire. Elle est le pays des Lumières. Le RN au pouvoir, ce sera le basculement de la démocratie vers l’illibéralisme puis une forme de totalitarisme. De la Russie de Poutine à l’Amérique de Trump en passant par l’Europe et la Pologne du PiS, la Hongrie d’Orban, la Slovaquie de Fico, l’Italie de Meloni, ou les Pays-Bas de Wilders, les exemples ne manquent pas des dérives dont les « amis » du RN se sont rendus coupables. En effet donc, le RN au pouvoir pourrait signifier un changement profond de société.
Quelle responsabilité dans la « dissolution de la démocratie » le chef de l’Etat endosse-t-il à vos yeux ?
Je mentirais si je vous disais que je ne reçois pas de nombreux messages, y compris de députés Renaissance, m’indiquant que « j’avais vu juste depuis longtemps », qu’il « aurait fallu m’écouter plus tôt », que « la manière dont il se comportait avec la CFDT aurait dû alerter »… Je vais être franc : je m’en « fiche » et cela n’est plus le sujet. Je n’ai aucun compte à régler avec le chef de l’Etat. Les questions qu’il soulève sont, selon moi, derrière nous. Je suis focalisé sur maintenant : dimanche 7 juillet, et bien sûr après. J’ai appelé évidemment à voter contre le RN, j’ai appelé ensuite aux désistements entre listes républicaines pour faire barrage, maintenant je souhaite que les forces démocratiques s’organisent, plus précisément s’entendent pour mettre en œuvre le plus essentiel : apaiser et réconcilier le pays.