Le Président Macron, lors de la dernière a réunion de la Communauté politique européenne en Hongrie, vient d’appeler justement les Européens à se ressaisir, en cessant de se comporter comme des herbivores face aux carnivores.
Le même jour, à Jérusalem-Est, territoire occupé, dans le domaine français internationalement et bilatéralement reconnu d’Eleona, lors d’une visite officielle du ministre des Affaires étrangères, la police israélienne mettait à terre des gendarmes-agents diplomatiques français et les menottait devant les écrans TV. Volonté délibérée, préméditée d’humilier la France. En riposte, l’ambassadeur d’Israël à Paris a simplement été convoqué au ministère des Affaires étrangères, l’équivalent d’une menace d’avertissement en droit du travail. Le carnivore pouvait sembler édenté.
À la décharge des autorités françaises, primait sans doute un souci de ne pas attiser involontairement la vague d’antisémitisme sévissant en France et dans toute l’Europe.
Ne sous-estimons donc pas combien l’humiliation a marqué l’histoire et redevient un facteur majeur des relations internationales. Sans remonter à Azincourt, que l’on repense aux Capitulations, aux guerres de l’opium en Chine, à la dépêche d’Ems, « aux coups de poignard dans le dos et au diktat de 1918 », aux usages du wagon d’armistice de Compiègne, et à Suez en 1956. Après des décolonisations parfois mal gérées, la tentation est forte chez certains émergents de passer aujourd’hui du statut de victime à celui de provocateur offensant. Dans « Le temps des humiliations ; pathologie des relations internationales », le Pr Bertrand Badie s’est fait l’écho avec maîtrise de tous ces épisodes.
Ces derniers temps, la France semble tout particulièrement visée par cette inversion accusatoire et par des tentatives répétées d’humiliation, parfois minimisées, occultées ou niées par nous. L’épisode de Jérusalem, même s’il est récurrent et vise à établir une jurisprudence sur nos domaines (avant Jean-Noël Barrot, incidents similaires lors de visites des Présidents Macron et Chirac), n’est pas le plus grave. Des amis et Alliés peuvent même s’y livrer, comme l’on fait peu diplomatiquement Américains, Britanniques et Australiens (AUKUS) pour l’affaire des sous-marins en 2021. Des rivaux et adversaires comme la Russie ne s’en privent pas, avec des succès variés , dans leurs efforts renforcés de déstabilisation, de désinformation et de manipulation des élections européennes. Les réponses, maintenant plus réalistes et saines des occidentaux, ont cependant suivi des phases originales, y compris avec un appel surprenant « à ne pas humilier la Russie ». On peut espérer que ce slogan ne reviendra pas, même et surtout accompagné du thème incongru de « l’architecture européenne de sécurité ». Par insultes, déclarations fracassantes, insinuations, le président Erdogan n’a pas hésité à user de ce genre de procédé visant Paris, les autorités, l’ambassade de France, son domaine protégé, les nombreuses écoles françaises en Turquie, des ressortissants français, et des exilés en France. Le Reis semble s’assagir. Mais cette dernière cible des exilés en France est aussi maintenant retenue par d’autres, comme l’Azerbaïdjan qui excite en outre tout particulièrement les indépendantistes des territoires autonomes français. Le rapprochement enfin décidé entre la France et le Maroc a encore plus débridé une Algérie, courtisée par nous-mêmes sans aucun retour pendant sept ans, et décuplant maintenant ses provocations antifrançaises : les exilés, comme les binationaux, en deviennent aussi des victimes, alors que nous ne manquons pas de mesures de rétorsion sous-utilisées. Nul besoin d’épiloguer, en dernier lieu, sur les retraits peu glorieux de la France de pays du Sahel, attisés par une Russie dont le tour viendra.
Toutes ces humiliations sont souvent restées sans réponse significative, à tout le moins publiquement (nos services peuvent être discrètement efficaces). Les raisons avancées sont bien connues : « pas de vagues, retenue, exemplarité, sens des priorités, ne pas entrer dans le jeu de l’adversaire, refus de l’escalade, ou sauvegarder l’essentiel… » Ces arguments sont souvent de bon sens, mais restent des réponses d’herbivores, à un moment où, Trump, Poutine et Pékin aidant, le carnivore devient la norme. À l’humiliation, s’ajoute en outre un double risque : la naïveté et le discrédit.
Au niveau européen, il y a pire que l’humiliation, c’est la naïveté. Notre propension à nous vouloir exemplaires (« diriger par l’exemple »), à dégrader notre compétitivité par des politiques se voulant vertueuses mais solitaires et contre-productives (climat, énergie, industrie, agriculture dont Pacte Vert et Mercosur rejeté cette semaine par M. Barnier), à promouvoir des valeurs supposées universelles sans toujours les respecter, nos difficultés à nous préparer aux offensives économiques non concertées de la Chine et des États-Unis, risquent de devenir des facteurs de faiblesse structurels et d’appeler de nouvelles humiliations. Le rapport Draghi montre l’ampleur du défi. Mesures de protection et réciprocité doivent devenir les maîtres mots de l’Union européenne.
Au niveau de la France, il y a pire que l’humiliation, c’est le désintérêt, le dédain, voir le discrédit de propositions portées par Paris. Force, alliances, constance, prévisibilité et même humilité seront alors nécessaires : « l’humilité épargne les affres de l’humiliation », écrivait Georges Bernanos dans « Les grands cimetières sous la lune ».
Une chose est sûre : face aux entreprises d’humiliation promises par la Chine et Trump, il nous faut maintenant préparer à tous les niveaux, au cas par cas, des mesures de réciprocité calibrées, réalistes et crédibles.
L’éléphant n’est ni herbivore ni carnivore : il est omnivore et respecté.
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(*) Eric Lebédel, diplomate, spécialiste des questions stratégiques, européennes et transverses, s’exprime ici à titre personnel.