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Société : La démolition de l’universalisme français

Société : La démolition de l’universalisme français

Par Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Membre de l’Institut de Recherche en droit international et européen de la Sorbonne
(Une version synthétique de cet article a été publié in Questions internationales, QI n°105, Janvier-Février 2021).

 

 

 

L’Universalisme des droits de l’homme est abîmé, car il est âprement rejeté. Les temps sont loin où le consensus international à leur égard était à son firmament. En effet, au moment où le monde célébrait le 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1998), la guerre froide n’était plus le logiciel idéologique qui scandait les relations internationales, tandis que la Déclaration et le Programme de Vienne sur les droits de l’homme (1993) étaient à mettre à l’actif triomphant de l’Organisation des Nations Unies qui en faisait l’alpha et l’oméga de son engagement. La juridictionnalisation de la protection des droits de l’homme sur les trois continents n’était pas discutée et une nouvelle vague de constitutionnalisme octroyait une place de premier choix aux droits et à leur garantie, y compris ceux en provenance des instruments internationaux. La démocratie libérale apparaissait comme l’horizon indépassable de l’Histoire, au point que Francis Fukuyama en prédisait la « fin »[1]. Vingt ans plus tard, les métamorphoses du monde ont profondément entamé cette vision, sans doute trop idyllique, où le « projet » des droits de l’homme semblait largement accepté, et donc acquis une fois pour toutes. Une telle vision du monde apparaît, aujourd’hui, plus que jamais discutable. La crise est à son paroxysme.

Elle l’est, tout d’abord, dans le champ des idées. Le rang des intellectuels qui dénoncent les droits de l’homme comme une idéologie impérialiste comme les autres ne cesse d’enfler. Qu’il s’agisse d’auteurs issus du Global North ou du Global South, ils se rejoignent sur le même constat : l’âge d’or des droits de l’homme n’est plus. Le Crépuscule de l’Universel est annoncé par la Française Chantal Delsol, professeur émérite de philosophie et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques[2]. Dans un essai très critique, elle dénonce les excès de l’Occident dans sa volonté d’imposer, coûte que coûte, sa vision au reste du Monde ; elle comprend, voire légitime, les rejets de certaines cultures occidentales et surtout des cultures non occidentales – comme les cultures asiatiques – à l’endroit de ce qu’elle nomme « les perversions de la liberté »[3] ; elle explique la mécanique du rejet d’un Universalisme vu comme indifférent aux particularismes culturels, notamment ceux qui attribuent aux groupes et à la religion, une place de choix. Ce qu’elle nomme les « cultures holistes » sont en guerre contre l’individualisme, à juste raison, écrit-elle. Leur « rapt d’identité » est tel que les ressentiments sont à leur firmament. Les excès dans l’inflation des droits individuels – vus comme une décadence insupportable – ne pouvaient qu’engendrer de furieux backlash où l’esprit de revanche se déploie.  A l’autre bout du globe, s’exprimant pourtant à partir d’une autre situation, le professeur de droit international américano-kenyan, Makau Mutua, dénonce avec constance dans ses travaux académiques, l’idéologie des droits de l’homme. Incarnation d’un projet libéral occidental décrié, elle serait devenue une ‘religion sectaire’[4]. Il dénonce l’hypocrisie de l’Universalisme qui ignore les autres approches culturelles qui se déploient en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Afrique, et qui contestent fortement le corpus normatif de l’Universel. Ces deux auteurs dont les idées convergent, ne sont que la face émergée de courants intellectuels de plus en plus visibles et audibles dans de nombreux pays à travers le monde[5]. Ils pointent les béances entre le discours sur les droits de l’homme et la réalité. Ne sont-elles pas sans cesse traversées par les turpitudes des nations occidentales, trop promptes à se draper dans l’éthique universelle pour mieux promouvoir et défendre leurs intérêts nationaux ? Ne sont-elles pas inquiétées, alors qu’elles sont elles-mêmes à l’origine de graves violations des droits de l’homme ? L’invasion par les troupes américaines de l’Irak, la pratique de la torture dans les geôles d’Abu Ghraib, la zone de non-droit de la prison de Guantanamo, l’utilisation des drones qui tuent sans distinguer les combattants des civils, sont autant de réalités incarnant l’archétype de la duplicité de l’« Ouest ». L’impunité occidentale accompagnée de son discours moralisateur, poussent les autres cultures à s’affranchir d’un Universalisme vu comme profondément inique et impérialiste.

Ces questions, sans cesse débattues dans les cercles académiques, ont puissamment investi, aujourd’hui, le champ politique. Les évolutions fulgurantes des relations internationales ont été propices à ce profond changement de paradigme. Les attentats du 11 septembre 2001 annonçaient déjà le déclin de l’Universel, ou plutôt, le combat de certaines cultures afin d’imposer au Monde une autre vision des rapports humains et de la vie en société. Car, depuis lors, c’est de cela dont il s’agit : une inflexible rivalité entre deux visions du Monde. La religion musulmane fut instrumentalisée à des fins de conquête, tant des esprits que des territoires. Le terrorisme islamiste ne frappait plus uniquement les pays du Moyen-Orient, mais saisissait également les terres occidentales. Un affrontement idéologique à l’échelle planétaire prenait place. Le « choc des civilisations » de Samuel Huntington[6], prenait le pas sur la vision de la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama. Dans le même temps, la centralité de l’Occident s’effritait. Des autocrates cultivant le mythe de « l’homme fort » et le culte de la personnalité, manipulant toutes les règles juridiques pour se maintenir au pouvoir, mirent en place diverses offensives afin de retrouver une puissance perdue, reconquérir une superbe d’antan. Les obsessions de Vladimir Poutine pour la puissance impériale russe ; de Recyep Erdogan pour l’empire Ottoman ; de Xi Jingping pour l’empire du Milieu, sont transformées en calculs et conquêtes géostratégiques ainsi qu’en politiques économiques agressives. Leur dessein est d’autant plus aisé à mettre en œuvre, que la traditionnelle superpuissance occidentale expérimente une déroute démocratique de premier ordre et renoue avec l’unilatéralisme. Les Etats-Unis de Donald Trump ont fait vaciller l’Ouest et son autorité passée. Ils ne sont plus les promoteurs du Human Rights’narrative qui allait toujours de pair avec la promotion de la démocratie : ad intra, ils promeuvent le slogan « Law and Order » lourd de sens historique ; criminalisent les migrants, y compris les mineurs isolés et font primer la santé économique sur la santé biologique ; ad extra, ils délaissent leurs alliés traditionnels (notamment les pays de l’Union européenne) et renforcent leurs liens avec des régimes pudiquement appelés « autoritaires », comme l’Arabie Saoudite de Mohamed Ben Salma (MBS) qui commandita, au vu et au su de la Communauté internationale, l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Si l’élection de Joe Biden est porteuse de plus d’équilibres et si son administration a déjà commencé à rectifier nombre des disruptions de l’administration républicaine, les dégâts engendrés par la politique de D. Trump seront durables. De nombreuses approches politiques disruptives, usant des mêmes ressorts populistes, permirent à d’autres personnalités d’orchestrer de très astucieux hold-up électoraux, promettant la fin de la corruption des élites gouvernantes, le rétablissement de l’ordre, de la sécurité et de la grandeurs passés, et l’établissement d’une gouvernance effective et socialement équitable. La démocratie et les droits de l’homme ne furent point à l’ordre du jour de leur campagne. Ainsi, des hommes (qui se révélèrent rapidement agir en autocrates) prirent la tête de pays aussi important que l’Inde (Narendi Modi), l’Indonésie (Joko Widodo) et les Philippines (Rodrigo Dutertre) pour l’Asie ; le Brésil pour l’Amérique latine (Jair Bolsonaro) ou encore le Rwanda (Paul Kagamé) pour l’Afrique.  Le droit n’est plus un instrument mis au service des check and balances et du respect des droits de l’homme ; il est instrumentalisé afin de renforcer la verticalité du pouvoir exécutif[7]. Le populisme fit des ravages partout dans de nombreux pays, développés ou pas, au point qu’historiens et politologues s’accordent sur l’existence indéniable d’un « populist turn »[8] souvent associé à l’implantation de ce que Fareed Zakaria, le premier, avait vu venir : l’illibéralisme[9]. Ce dernier se déploie tous azimuts, y compris à l’intérieur d’ensembles organisationnels dont on aurait pu penser qu’ils pouvaient agir tels des remparts infranchissables à de telles déflagrations. Ce fut l’inverse.  Les petits pays d’Europe centrale et orientale – ceux notamment du « Groupe de Visegrad – qui intégrèrent l’Union européenne et le Conseil de l’Europe dans la foulée de la désintégration communiste ; adoptèrent les règles du constitutionnalisme libéral, associées à celle du libéralisme économique ; acceptèrent d’être soumis au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme, finirent par se rebeller. L’homo economicus, individualiste et détaché de toute attache religieuse, est assez vite apparu étranger à leur histoire. Trop de droits, pour trop d’individus, dans trop de contextes « décadents » et sécularisés, tueraient ce qui fait le sel des identités hongroises, polonaises, tchèques etc… Ces pays se jouèrent des alertes et des mises en garde de l’Union européenne ; cette dernière fut impuissante à rendre efficaces ses mécanismes consistant à préserver l’Etat de droit. Partant, au sein même de l’Union, un front de résistance conservateur et illibéral se constitua. Le ver était dans le fruit.

Le constat est sombre. De toutes parts, à l’extérieur de l’Occident comme en son sein, le libéralisme politique, ferment de l’universalisme des droits de l’homme, est puissamment contesté. Si les relations internationales constituent le théâtre le plus visible des affrontements idéologiques, celui de la production du droit, prima facie plus discret, l’est pourtant tout autant. Les ennemis de l’Occident forgent des discours de la contestation à travers la production de textes juridiques alternatifs à la Déclaration Universelle (I). C’est encore à travers le droit qu’ils tentent de démanteler les structures mises en place après 1945 afin de réussir à transformer les rapports de force en leur sein (II).

I. L’UNIVERSALISME CONTESTÉ. LES DISCOURS DE LA CONTESTATION

L’élaboration, l’adoption et la diffusion de la Déclaration de 1948 fait partie d’un « discours » sublimé sur l’universalité des droits : a narrative. Cette histoire – diffusée par les Nations Unies et les élites internationales sécularisées – a placé le langage des droits de l’homme au-dessus des autres histoires et langages. Ce langage devint rapidement insensible à l’existence d’autres matrices. Alors qu’il n’accordait que peu de place aux cultures – synonyme de traditions, d’us et coutumes arriérés, qu’il convenait de faire évoluer vers la modernité – des contre-discours prirent corps. A mesure que le Human Right’s narrative était sacralisé, il n’eut de cesse d’être contesté. L’opposition idéologique qui traverse le champ politique international contemporain peut se résumer par la confrontation entre les droits (individuels) contre les cultures (notamment religieuses). Cette summa divisio se manifeste hors l’Occident (A) comme en son sein (B). Elle structure de nos jours les relations internationales car le monde s’est décentré : l’Ouest n’est plus omnipotent. Le présent, et certainement encore plus le futur, appartiennent à des puissances non-occidentales.

A. La contestation hors l’Occident

Les Etats et/ou groupes d’Etats représentant d’autres sensibilités, d’autres histoires, d’autres cultures que celles en provenance de l’Ouest, utilisèrent – tel un miroir au texte de 1948 – la technique juridique de la Déclaration afin d’affirmer et promouvoir « leurs » valeurs non-occidentales. La spécificité culturelle était brandie au nez de l’Occident comme un étendard politique contestataire, désirant en finir avec ce qui fut longtemps, également, un « complexe du colonisé ». Ils jouèrent le mimétisme technique afin de forger et diffuser des contre-discours. Aux langages des droits, ils opposèrent le langage des cultures ; à l’histoire de l’Universalisme, ils convoquèrent celle des Particularismes ; à l’approche centrée sur l’humain, ils décentrèrent le débat vers l’identité.

L’Asie fut à la pointe, dans les années 1990, de l’asiatisme, ou plus prosaïquement de la défense des « valeurs asiatiques ». Bien qu’il y eut une part non négligeable d’éléments conjoncturels qui poussèrent Lee Kuan Yew – Premier ministre pendant 30 ans (1959-1990) du micro-Etat singapourien situé à la pointe méridionale de la Malaisie – dans le lancement (agressif) d’une campagne idéologique contre l’universalisme occidental, il ne faut pas négliger ce que cette critique laissait transparaître. Tout d’abord, une revanche des anciens colonisés qui pouvaient, enfin, s’opposer frontalement aux anciens colonisateurs occidentaux[10] ; ensuite, une manière de légitimer une politique ultra-répressive qui se retrouva sous les feux des projecteurs internationaux. En tout état de cause, la rhétorique des « valeurs asiatiques » repose sur trois prémisses. Tout d’abord, les droits de l’homme et la démocratie ne sont pas universels mais sont uniquement l’apanage d’une construction des sociétés occidentales, qui n’a pas à être « imposée » à l’Asie. Ensuite, les sociétés asiatiques placent les valeurs communautaires, et la déférence à l’égard de l’autorité, au-dessus de l’individualisme et de la liberté de pensée et d’action. Enfin, l’Etat et la société sont des composantes d’une seule unité holistique ; partant, une attaque contre l’Etat constitue une attaque contre la société toute entière. Les implications d’une telle philosophie politique sont simples : les droits de l’homme et la démocratie sont des obstacles à la stabilité collective et au développement national qui supposent, à l’inverse, des leadership autoritaires[11]. Si ce débat disparut quelque peu de la scène idéologique asiatique avec les succès politiques et économiques de Taïwan et de Corée du Sud notamment, il réapparut à la faveur de l’irruption de nouveaux leaders populistes comme Rodrigo Dutertre et Joko Widodo.

Cette convocation de la religion contre un Occident universaliste sécularisé où la foi est déposée dans la dignité de l’être humain et non dans ses croyances, est symptomatique de la fracture qui parcourt les autres cultures non-occidentales. L’exemple du monde arabo-musulman est topique en la matière. L’Arabie saoudite qui œuvre de façon puissante au sein de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) a participé à faire adopter au Caire, le 5 août 1990, la Déclaration sur les droits de l’homme en Islam[12]. Ni son Préambule, ni ses 16 articles ne font référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme ; en revanche, la Ummah islamique y est centrale[13]. Les droits fondamentaux et les libertés publiques sont considérés comme faisant « partie intégrante de la Foi islamique » et, ce faisant, il est interdit de soumettre l’homme « à une quelconque pression ou de profiter de sa pauvreté ou de son ignorance pour le convertir à une autre religion ou à l’athéisme » (article 10), ni de contrevenir aux « principes de la Sharia » (article 22), laquelle constitue la « seule source de référence pour interpréter ou clarifier tout article de cette Déclaration » (article 25). Le relativisme culturel, fossoyeur de l’universalisme, fut également la tactique de l’Eglise orthodoxe russe. En 2006, sous la présidence du patriarche Alexis II, le Xème Concile mondial du peuple russe[14] – sous la houlette du métropolite Kirill, chef du département des relations extérieures de l’Eglise orthodoxe –adoptait une Déclaration des droits et de la dignité de l’homme, véritable alternative à la Déclaration universelle de 1948. Elle s’oppose explicitement aux excès de l’individualisme et considère qu’il est impossible de détacher les droits de l’homme de la morale[15].

B. La contestation au sein de l’Occident

Les valeurs charriées par le monde occidental sont doublement mises en cause de l’intérieur par deux types de populations qui sont reliées entre elles par un point commun : l’importance de leurs croyances religieuses. Là s’arrêtent toutefois les analogies car les uns (les Musulmans) sont des ressortissants de pays occidentaux qui, à titre individuel, entendent vivre selon leurs us et coutumes ; les autres (les Chrétiens) voient leur identité être utilisée, pour ne pas dire instrumentalisée, par des gouvernements illibéraux qui sont entrés en dissidence contre l’Occident en démantelant, un à un, les éléments des régimes démocratiques libéraux.

De nombreuses populations de confession musulmane sont nées et vivent sur le sol de moult pays occidentaux, conséquences complexes de l’augmentation des flux migratoires découlant de la colonisation, accentuée par la globalisation et la perpétration de conflits en tous genres. Très souvent en mal d’intégration, ces populations ont tendance à se replier sur leurs cultures d’origine. Se sentant, à tort ou à raison, rejetées ; sensibilisées aux discours religieux conservateurs alimentées par des réseaux puissants où les contre-discours lancés contre l’Universalisme font florès, ces populations revendiquent de façon visible leur appartenance religieuse. Dans le cadre de constructions individuelles et collectives complexes, ces manifestations sont, tout à la fois, l’exercice paisible d’une religion par l’affirmation d’une autonomie personnelle, mais également une revanche politique (comme descendants d’anciens peuples colonisés) alliée, très souvent, à une revendication identitaire. Cette irruption de la religiosité dans des sociétés occidentales largement sécularisées, engendre des tensions, des incompréhensions, voire même des contestations judiciaires. L’affaire S.A.S portée devant la Cour européenne des droits de l’homme en fut une manifestation criante[16]. Elle mit dos à dos, la construction d’une société occidentale – la société française in casu qui entendait coûte que coûte maintenir un de ses principes fondateurs qu’est l’universalisme républicain[17] – et l’expression publique et radicale de la foi religieuse d’une citoyenne française, de confession musulmane, qui désirait porter la burqa en tous lieux. Le choc des cultures fut flagrant. Il fut symptomatique de l’anxiété de multiples sociétés occidentales devant la montée en puissance de revendications multiculturelles déstabilisantes[18]. Alors que l’Occident sécularisé les avait longtemps ignorées – qui n’a pas en tête un des couplets de la très populaire chanson de John Lennon, Imagine, où il conçoit un monde paisible, sans pays et… sans religions[19] – il est désormais saisi par une angoisse existentielle profonde : celle d’une perte de sa propre identité par la mise à l’écart des valeurs universelles qui l’ont façonné[20]. Cette anxiété devant la montée en puissance du multiculturalisme se trouve décuplée du fait de la mutation du paysage international où l’ «Ouest» n’est plus leader, dépassé par de nouvelles puissances qui entendent bien anéantir l’arrogance occidentale.

Dans le même temps, mais dans un contexte politique différent, des pays Est-européens sont rentrés en opposition avec ces mêmes valeurs occidentales. Dans ce qui constitue une attaque en règle du libéralisme politique, la séparation des pouvoirs est démantelée et certaines interprétations des droits de l’homme (jugées décadentes) sont vivement contestées.  L’exemple hongrois le démontre à l’envi. Alors que l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2011 ne passa pas inaperçue[21] – suscitant l’émoi de la Commission de Venise[22], tant au regard de son contenu que de ses modalités d’approbation, écartant du processus constituant l’opposition et les membres de la société civile, elle fut néanmoins promue aisément.

Ce qui permit au parti de Viktor Orbán de remporter aisément les élections en 2010 et d’être en position de force pour enclencher, dans la foulée, la mécanique réformatrice, législative et constitutionnelle fut notamment le degré d’insatisfaction d’une grande partie de la population tant à l‘endroit du gouvernement en place à cette époque, qu’à l’égard du processus de transition lui- même. Il fut alors aisé au Fidesz d’instrumentaliser ce sentiment en clamant que, de transition démocratique réelle, il ne fut pas question au début des années 1990. Le temps était donc venu pour une « véritable » révolution, que le Fidesz allait mettre en œuvre. Il est crucial ici de relever un élément commun à d’autres scénarios populistes : la rapidité avec laquelle une fois au pouvoir, le gouvernement agit pour démanteler ce qui constitue l’essence même de l’Etat de droit : la séparation des pouvoirs avec, normalement à la clé, l’indépendance des tribunaux. En effet, avant même que la Constitution n’entre en vigueur le 1er janvier 2012, le Parlement hongrois avait préparé et adopté une série de textes législatifs modifiant en profondeur le fonctionnement démocratique du pays. Elles concernaient la liberté de la presse, le droit pénal, le droit de la famille et de la nationalité, le droit des élections, le statut des Eglises, et last but not least, le fonctionnement de la Cour constitutionnelle. La « déconsolidation » ne s’arrêta pas là : dans les derniers jours de l’année 2011, le Parlement adoptait une « Disposition transitoire à la Loi Fondamentale » avec rang constitutionnel dont le but fut de suppléer littéralement la nouvelle Constitution qui n’était pas encore entrée en vigueur. A partir de là, le pouvoir incarné dans la personne de Viktor Orbán n’a eu de cesse de détricoter les acquis démocratiques de la séparation des pouvoirs et de s’opposer à l’Union européenne, incarnant un Establishment corrompu loin des préoccupations du « Peuple » hongrois unifié sur la base d’un discours jouant sur les affects identitaires. A partir de cette réforme constitutionnelle, la rhétorique populiste continua à sévir afin de permettre le renouvellement du maintien au pouvoir du Fidesz et de son leader : les fake news devinrent « la narration officielle », après le musèlement de la presse libre[23]. Une telle politique fut clairement revendiquée et affichée ; elle fut brandie – et continue plus que jamais de l’être – comme un étendard de l’identité nationale hongroise. Le discours de Viktor Orbán du 26 juillet 2014 en est l’emblème[24]. Il affirme que le « nouvel Etat que nous sommes en train de construire en Hongrie est un Etat illibéral, un Etat non libéral » qui ne « rejettera pas les principes fondamentaux du libéralisme comme la liberté », mais qui en revanche, «ne fera pas de cette idéologie l’élément central de l’organisation de l’Etat », qui « inclut une approche différente, spéciale, nationale. » Et de poursuivre : « il est impossible de construire un nouvel Etat basé sur des fonctions illibérales et nationales au sein de l’Union européenne[25].» En transformant une expression au point d’en faire la marque de fabrique du constitutionnalisme populiste, il instrumentalisait, ni plus ni moins, ce que le politologue américain, Fareed Zacharia, dès 1997, avait décrit dans un article publié dans la revue Foreign affairs.

Que dire du cas Polonais[26], sinon que le démantèlement démocratique se fit sans que la Constitution du 2 avril 1997 n’ait été touchée ? Grandement inspiré par l’approche hongroise du Fidesz[27], le parti « Droit et Justice » (PiS), arrivé au pouvoir en 2015, déploya un éventail de mesures législatives qui se chargea de mener une attaque en règle, très rapide, de tout ce qui pouvait entraver l’action des autorités nouvellement élues. En l’espace de deux ans à peine, pas moins de treize lois ayant affecté de façon profonde toute l’architecture du système judiciaire, ont été adoptées. Autrement dit, le démantèlement au-delà de sa célérité a été systémique comme le souligne avec justesse Wojciech Sadurski[28]. Ainsi, les éléments clés du fonctionnement et des pouvoirs de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, des juridictions ordinaires, du Conseil national de la Magistrature, des services du Procureur et de l’Ecole nationale de la Magistrature ont été profondément modifiés[29]. Le point commun de ces réformes législatives est le pouvoir octroyé à l’Exécutif, comme au Législatif (qui est également entre les mains du PiS et plus précisément d’un seul homme, Kacyńsky), d’intervenir de façon significative dans la composition, les pouvoirs, l’administration et le fonctionnement de ces diverses institutions, sans que la Cour constitutionnelle puisse intervenir. Le professeur Wojciech Sadurski – qui a analysé de façon particulièrement fouillée la situation polonaise – considère qu’elle met en scène un « anti-constitutional populist backsliding » (une régression populiste anticonstitutionnelle), expression qu’il estime la plus adéquate pour décrire de la situation de son pays. Il met parfaitement en évidence que l’adoption de nombreuses lois eut clairement pour objectif de contourner de précises dispositions constitutionnelles, tant dans le domaine de la justice (constitutionnelle et ordinaire), que dans le champ du pluralisme des médias notamment. Il laisse à voir que la centralisation du pouvoir est telle que le siège du PiS en est même devenu l’emblème[30]. Dans un tel contexte, Adam Bodnar – Ombudsman polonais qui représente encore une des rares institutions indépendantes en Pologne –  pose parfaitement les termes de la problématique : «Poland is currently facing new challenges – how to protect human rights in a country where constitutional review is subject of political manipulation and where the Constitution of 2 April 1997 was de facto changed via legislative mean, while the original text of the Constitution remain intact[31] ? »

Ces deux pays européens au sens géographique et institutionnel du terme – ils sont en effet situés au cœur de l’Europe et sont membres de l’Union européenne – bien qu’ils soient traversés par plusieurs différences, n’en sont pas moins animés par une obsession commune : celle de ne pas perdre leur « identité » de pays chrétiens blancs[32]. Cette « guerre culturelle » comme la nomme Jacques Rupnik, est un élément majeur de ce repli nationaliste populiste. Elle n’est pas déclenchée uniquement en Pologne et en Hongrie, mais se manifeste également au-delà des frontières de l’Union européenne. On la retrouve dans les discours de Vladimir Poutine qui fustige la décadence et la permissivité de l’Europe (qui fait fi des valeurs traditionnelles, notamment en matière de mariage et d’orientation sexuelle) ou encore Donald Trump lequel, en voyage officiel à Varsovie, encouragea la Pologne à être un rempart de la civilisation occidentale pour « la famille, la liberté, le pays et pour Dieu »[33].

Dans ce contexte, les atteintes à l’égard des acquis démocratiques et le combat contre les interprétations libérales des droits de l’homme, deviennent systémiques. Le contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre avec éclat : c’est tantôt la destitution discrétionnaire des juges qui est en cause[34] ; tantôt les atteintes au pluralisme de l’expression (notamment des partis d’opposition)[35] et des dissidents[36] ; tantôt le traitement des étrangers[37]. Si on resserre l’analyse plus spécifiquement sur le contentieux russe devant la Cour de Strasbourg, on découvre, en lisant les allégations en défense avancées par le gouvernement, à quel point l’Etat défend une vision « traditionnelle » des rapports entre les hommes et les femmes[38] ; une vision où les homosexuels n’ont pas droit de cité[39] et où la liberté d’expression doit s’arrêter à la porte des Eglises[40], autant d’éléments qui renouent avec les fondements de la Déclaration adoptée en 2006 par l’Eglise orthodoxe russe.

II. L’UNIVERSALISME DÉMANTELÉ. LES STRATÉGIES DU DÉMANTÈLEMENT

Les stratégies de démantèlement de l’Universalisme passent par deux types d’approches complémentaires : l’instrumentalisation et le contournement/exclusion.

Instrumentaliser les outils du multilatéralisme est désormais une politique juridique éprouvée déployée au sein des organisations universelles et régionales par des Etats qui entendent promouvoir leurs valeurs alternatives. En un mot, les fora et les règles du multilatéralisme sont habilement maîtrisés et utilisés pour mieux détruire, de l’intérieur, les valeurs libérales qui les fondent depuis 1945 (A). En parallèle, des stratégies exogènes sont activées pour, purement et simplement, s’exclure des règles du jeu collectif afin de ne plus être contraints par ce qui apparaît, aux yeux des régimes populistes et autoritaires, comme une doxa devenue insupportable (B).

A. Le multilatéralisme instrumentalisé

L’instrumentalisation du multilatéralisme se manifeste à travers deux stratégies qui manient toutes les deux, mais de façon différente, les règles classiques du droit international. Il s’agit tout d’abord d’arriver à modifier les rapports de force au sein des grandes organisations internationales existantes ; il s’agit, ensuite, d’utiliser les fora judiciaires ou quasi-judiciaires – notamment ceux des organes de protection des droits de l’homme – pour faire valoir une autre interprétation des droits et libertés.

Obtenir un changement de rapports de force au sein des organisations et institutions de la famille des Nations Unies, au sein de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de l’Union africaine, de l’ASEAN etc…a pour dessein, in fine, de faire valoir et, si possible, de faire triompher une nouvelle doxa : un nouveau discours alternatif à l’Universalisme. Tantôt les particularismes culturels et religieux vont en constituer l’Alpha et l’Oméga ; tantôt le rejet de l’impérialisme (universel) en sera la matrice ; tantôt une identité historique et politique sublimée sera brandie en étendard d’un nouveau rapport au droit international, qui trop longtemps incarna un ordre post-45 désormais décrié et désavoué. Quelles que soient les justifications avancées, le dessein est identique : il est question de marginaliser l’universalisme des droits de l’homme et la démocratie libérale. Pendant de nombreuses années, l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI) a déployé une offensive sans précédent au sein des instances onusiennes dans un dessein très précis : arriver à imposer la sanction de la « diffamation » de l’Islam. Cette démarche témoigna d’une volonté de sanctifier les religions en général et l’Islam en particulier, dans le prolongement de la fatwa lancée contre Salman Rushdie suite à la publication des Versets sataniques en 1989 ; en un mot, mettre hors d’atteinte les religions de toute critique, au mépris de la liberté d’expression[41]. A cette sanctuarisation de la religion, s’ajouta le maintien et la défense de préceptes religieux dans le monde de la Cité : la Chari’a – en vigueur dans de nombreux pays musulmans – heurtant nombre de valeurs universelles. La tentative échoua, mais elle fut caractéristique d’une utilisation offensive et stratégique des fora du multilatéralisme pour mieux en détruire les principes constitutifs[42].

Si on se tourne vers l’Asie, il est topique de constater qu’en 2017, Rodrigo Dutertre, alors Président de l’ASEAN, décida expressément de promouvoir un agenda régional mettant l’accent sur la nécessité d’adopter des mesures draconiennes contre le crime ; de marginaliser les discussions sur les droits de l’homme et la démocratie ; de sanctifier la souveraineté et le principe de non-ingérence dans les affaires des Etats du Sud-Ouest asiatique et de promouvoir, last but not least, l’intégration régionale dans un « ASEAN way that will guide us »[43]. Cette démarche fut analysée de façon technique par le constitutionnaliste et internationaliste américain Tom Ginsburg qui, détaillait avec moult détails, dans un article à l’American Journal of International Law les stratégies des pays du continent asiatique consistant à créer de nouvelles normes afin de faire prévaloir leur point de vue « autoritaire » au sein des organisations régionales sises en Asie[44]. Et si le droit international devenait globalement « autoritaire » dans quelques années, au fur et à mesure de l’affaiblissement de l’Occident et de la montée en puissance des Etats autoritaires et illibéraux ?

L’autre technique d’instrumentalisation du droit international et des mécanismes du multilatéralisme se situe au niveau des organes de protection des droits de l’homme. Il s’agit de jouer sur la multiplicité des fora de protection et/ou de tenter, coûte que coûte, grâce au mécanisme de tierce intervention[45], de modifier le cours de la jurisprudence sur l’interprétation des droits. Si les activistes musulmans échouèrent devant la Cour européenne à obtenir la mise en jeu de la responsabilité internationale de la France du fait de l’interdiction de la burqa dans l’espace public[46], ils réussirent à l’obtenir devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies[47]. Ce faisant, la stratégie consistant à user habilement du forum shopping porta ses fruits et jeta le trouble sur la cohérence des valeurs à l’échelle internationale. A l’opposé du spectre religieux, les chrétiens s’organisèrent également afin de faire valoir une autre interprétation des droits, plus en conformité avec leurs fois religieuses. La « guerre des culture » (war cultures) naissait aux Etats-Unis dans les années 1990 à travers la création de puissantes ONG conservatrices[48], qui s’implantèrent en Europe pour certaines d’entre elles. Les questions dites « sociétales » – où la famille, le mariage, la religion, la vie et la mort sont en jeux – polarisent les sociétés, brouillent la qualité des débats nationaux et structurent des alliances stratégiques. Il s’agit alors de combattre, d’une manière ou d’une autre (la fin justifiant les moyens), les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne correspondent pas aux visions du monde que les associations et/ou ONG conservatrices entendent promouvoir. L’European Center for Law and Justice (ECLJ) fait partie de ces ONG laquelle, fort de son statut consultatif spécial obtenu auprès des Nations Unies depuis 2007 ; de son excellente stratégie communicationnelle qui lui permet d’avoir des entrées sur les sites internes des grands quotidiens nationaux, orchestre une critique « politique » des arrêts de la Cour, sous couvert d’une expertise juridique devant tendre, par définition, à la neutralité axiologique. Créée entre autres par Jay Alan Sekulow – avocat américain converti au christianisme et considéré comme l’un des 25 Evangélistes les plus influents aux Etats-Unis – l’ECLJ constitue le prolongement en Europe de l’American Center for Law and Justice (ACLJ) qui s’est créé pour être un contrepoids à l’Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union, ACLU). L’ONG européenne dont le siège est à Strasbourg, entend promouvoir la liberté religieuse, la famille et la vie (comprenez la vie des enfants à naître). Articles de presses, séminaires, aide juridique gratuite, tierces interventions devant la Cour (article 36 §4 de la Convention), font partie de son quotidien. La « spécialisation » sur les affaires religieuses de l’ECJL – en étant une association créée par un avocat chrétien évangéliste – permet de discerner le fil rouge qui étreint ses approches stratégiques, tout à la fois contentieuses et médiatiques[49]. Sa stratégie offensive ne se contente pas de jouer avec les ressorts techniques de la procédure devant la Cour ; elle consiste également à délégitimer les juges en personne. La campagne contre les juges de la Cour européenne lancée par l’ECLJ, commença par la publication d’un rapport qui présentait prima facie la forme d’une recherche[50], qui dévoila de drôles de conclusions (il fut reproché, notamment, à la Cour d’admettre trop d’ONG dites « libérales » au titre de la tierce intervention, alors que l’ECLJ est passé maître dans la mobilisation de ladite procédure), et termina par une campagne de presse – jouant avec les ressorts du story telling – orchestrée de concert avec l’hebdomadaire Valeurs actuelles et le directeur de l’ONG (G. Puppinck).  Des articles au vitriol furent et continuent d’être régulièrement distillés au sujet de « l’infiltration » de la Cour par les « amis » de Georges Soros. Les méthodes utilisées par Viktor Orban en Hongrie – consistant à diaboliser le philanthrope américain au point, notamment, de faire adopter une loi sur la transparence pour interdire le financement des ONG libérales[51], se dissémine en France[52]… Au cœur de l’Occident, ses valeurs libérales sont discutées, contestées jusque devant le prétoire des juges.7

B. Le multilatéralisme contourné

Le contournement du multilatéralisme passe par une stratégie de sortie : elle est le signe du déploiement d’une politique juridique extérieure marquée par une radicalité affichée et revendiquée. Dénoncer l’appartenance à des organisations internationales, à des traités multilatéraux ou encore à des systèmes juridictionnels de garantie des droits de l’homme – autant d’approches permises par les règles du droit international public – devient une politique en soi, le curseur d’un nouveau rapport au monde.

Dénoncer des traités internationaux est devenue une constante de la politique juridique extérieure de nombreux Etats. C’est évidemment l’approche états-unienne qui a frappé les esprits, tant sa mise en œuvre fut massive et rapide. America First fut le soubassement idéologique d’une cette politique radicale de rupture. Le divorce était consommé avec le multilatéralisme très vite après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Le 23 janvier 2017, les Etats-Unis annonçaient avec fracas leur retrait du Traité de libre-échange transpacifique (TPP) ; ils poursuivaient, le 1er juin 2017, en se retirant de l’Accord de Paris sur la lutte contre le réchauffement climatique, tandis qu’ils récidivaient, quelques mois plus tard, le 12 octobre 2017, avec le retrait de l’Unesco. Le désengagement continua en 2018 avec le retrait du Conseil des droits de l’homme[53] et de l’accord sur le nucléaire iranien. Les arguments avancés étaient de deux sortes : tantôt de tels traités étaient néfastes pour les Américains, tantôt les institutions dont les Etats-Unis se retiraient avaient développé un parti-pris « anti-israélien ».

Cette stratégie de « sortie » n’est pas le seul fait du « géant » nord-américain. A l’autre bout du spectre politique, le Venezuela d’Hugo Chávez puis de Nicolás Maduro, après avoir déployé des attaques en règle contre les organes interaméricains de protection des droits de l’homme (qui seraient sous l’emprise impérialiste des Etats-Unis), finit par dénoncer, tant la juridiction de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (2012), que son appartenance à l’organisation panaméricaine, i.e., l’Organisation des Etats américains (2017). Cette mise à l’écart délibéré des mécanismes de contrôle existant sur le continent, est particulièrement préoccupante. En témoigne les conclusions de la Mission indépendante d’établissement des faits du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui mit en lumière la commission de graves violations dans le pays[54] et, quand, dans la foulée, 23 anciens chefs d’Etat et de gouvernement latino-américains et espagnols, au moyen d’une déclaration adoptée le 23 septembre 2020[55], en appelèrent solennellement à la Cour pénale internationale afin qu’elle assume ses responsabilités devant les exactions commises… En Afrique, le dogme de la non-ingérence dans les affaires intérieures, fut l’argument politique avancé par les gouvernements de Paul Kagamé (Rwanda), John Magufuli (Tanzanie), Patrice Talon (Bénin) et Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), quand ils décidèrent de retirer leur déclaration d’acceptation de juridiction de la Cour africaine, respectivement en 2013, 2019 et 2020. Le Rwanda n’accepta point que des opposants politiques firent valoir leur droit devant la Cour d’Arsuha ; la Tanzanie estima insupportable de voir son système judiciaire défaillant passé au crible des standards exigeants de la Cour, tandis que le Bénin et la Côte d’Ivoire s’insurgèrent contre des arrêts, ainsi que des ordonnances de mesures provisoires, qui mettaient à jour les manœuvres politiciennes des autorités de ces Etats afin d’écarter de la scène politiques leurs rivaux[56]

***

Les forces politiques qui ont décidé de rejeter l’esprit de la Déclaration universelle sont, de nos jours, puissantes. Les critiques ne sont plus uniquement le fait de quelques cercles intellectuels, mais ont envahi la sphère politique. Les rapports de force à l’échelle internationale ayant profondément changé ; l’Occident étant singulièrement marginalisé, les valeurs alternatives – longtemps vues comme des épiphénomènes – sont en train peu à peu de s’imposer. Les contre discours « anti-droits » grandissent, finissent par s’imposer et modifier en profondeur les rapports entre les individus au sein de nombreuses sociétés, occidentales et non-occidentales, mais également au sein de nombreuses organisations internationales qui incarnaient, jusqu’à présent, le triomphe des « valeurs libérales ».

Cela ne veut pas dire que les défenseurs de l’ « esprit de 1948 » aient disparu, bien évidemment. Ils existent sur tous les continents (intellectuels, activistes, simples citoyens). Cela ne veut pas dire que les organisations multilatérales aient cessé de défendre les valeurs sur lesquelles reposent leurs actions [57]. Toutefois, les années à venir vont être marquées par une crispation croissante. La bipolarisation, nouveau marqueur des relations disloquées entre les citoyens d’un même pays, va continuer de s’étendre à l’échelle internationale : la guerre des valeurs n’est pas prête de s’éteindre. Si l’Universalisme des droits a déjà été traversé par diverses crises, celle-là est sans doute une des plus préoccupantes. Le combat sera long et difficile afin de préserver les acquis de 1948.

[1] F. Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. Une nouvelle édition a été publiée en 2018 avec une présentation d’H. Védrine (656 p.). Il est intéressant de noter que la revue Commentaire publiait, dès 1989, une traduction en français d’une conférence que l’auteur américain avait donné au Olin Center de Chicago, et qui s’intitulait « La fin de l’Histoire ? », Commentaire, 1989/3, pp. 457-469.

[2] C. Delsol, Le crépuscule de l’Universel. L’Occident postmoderne et ses adversaires, un conflit mondial des paradigmes, Paris, Les éditions du Cerf, 2020, 377 p.

[3] Ibid., p. 67 : « Voués à la comparaison avec l’Occident sûr de lui et prosélyte, les Asiatiques revendiquent d’abord le droit à la différence, affirmant qu’il n’existe pas un modèle unique et mondial de société. Ils rejettent l’universalisation occidentale, non seulement par la relativisation, mais par la critique du modèle dominant : les perversions de la liberté. »

[4] Sa critique est acerbe : « Western human rights scholars and advocates – and their acolytes in the Global South – have been akin to a choir in church. Advocacy and defense of human rights are done with a religious zeal. The reason is that human rights have become the moral argument for the liberal project », M. W. Mutua, « Is the Age of Human Rights Over ?», S.A. McClennen, A. Schultheis Moore (ed.), Routledge Companion  Literature and Human Rights, p. 450.

[5] La critique des droits de l’homme a bien évidemment toujours existé – comme le démontre l’essai éclairant de J. Lacroix et JP Pranchère, Le procès des droits de l’homme, Paris, Seuil, 2016, 339 p. ou encore l’opus classique de M. Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, 1983, 169 p. – toutefois elle dépasse aujourd’hui de très loin le cercle des intellectuels.

[6] S. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000, 545 p. La version originale fut publiée en anglais en 1993.

[7] Cette tendance de fond est étudiée avec brio par M. Versteeg, T. Horley, A. Menge, M. Guim, M. Guirguis, « The Law and Politics of Presidential Term Limit Evasion », Columbia Law Review, 2020, pp. 173-248.

[8] P. Rosanvallon, « Penser le populisme », La vie des idées.fr., Extrait de la leçon inaugurale prononcée lors de la 26ème Rencontres de Pétrarque 2011, organisée autour du thème : le peuple a-t-il un avenir ? ; P. Ory, Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste, Paris, Gallimard, 2017, 252 p. ; J-W, Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Gallimard, 2017, p. 30. (Coll. Essai Folio). (Titre original Was Ist Populismus ? Ein Essay, 2016).

[9] F. Zacharia, « The rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs 76, November-December 1997, pp. 22-45. Il approfondissait ses réflexions dans son ouvrage traduit en français et publié chez Odile Jacob, L’avenir de la liberté. La démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le monde, Paris, Odile Jacob, 2003, 339 p.

[10] J-L. Margolin, « Le confucianisme et son double : anatomie du débat singapourien sur les valeurs asiatiques », Mots. Les langages du politique, 2001, pp. 51-70.

[11] F. Zakaria, « A Conversation with Lee Kuan Yew », Foreign Affairs, March/April 1994.

[12] Résolution 49/19-P, https://www.oic-iphrc.org/fr/data/docs/legal_instruments/OIC_HRRIT/942045.pdf

[13] Le premier paragraphe du préambule se lit ainsi : « Réaffirmant le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste; »

[14] Il s’agit d’une assemblée d’ecclésiastiques, de fidèles et de représentants de l’Etat.

[15] A. Krassikov, « La menace d’une idéologie ‘russe-orthodoxe’ », Etudes, 2005, pp. 321-328.

[16] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 1er juillet 2014, SAS c. France.

[17] En légiférant ce faisant pour bannir de l’espace public tout insigne « dissimulant le visage », voy. la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010.

[18] En effet, de plus en plus de sociétés occidentales affrontent avec difficulté – pour ne pas dire anxiété – les implications du multiculturalisme, décidant de proscrire de l’espace public toute manifestation religieuse vestimentaire jugée ‘excessive’, car en totale contradiction avec leurs « valeurs ». Sur les réponses du droit international à l’augmentation des demandes de reconnaissances culturelles diverses, voy. A. Xanthaki, « Multiculturalism and International Law : Discussing Universal Standards », Human Rights Quaterly, 2010, Vol.32, pp. 21-48.

[19] Imagine, 1971. Il s’agit du deuxième couplet : « Imagine there’s no countries, It isn’t hard to do, Nothing to kill or die for, No religion too, Imagine all the people living life in peace… ». Comme le souligne Heiner Bielefeldt – ancien Rapporteur spécial des Nations-Unies pour la liberté de religion et de croyance – une telle vision du monde est très répandue dans de nombreuses sociétés occidentales, voy. H. Bielefeldt, “Misperceptions of Freedom of Religion or Belief”, Human Rights Quaterly, Vol. 35, n°1, February 2013, pp. 33-68, spec. p. 49.

[20] La littérature anglo-saxonne est, à cet égard, d’un utile secours pour décrypter ces peurs identitaires, voy. J. R. Bowen, Blaming Islam, The Mit Press, 2012, 121 p. ; M. Nussbaum, The New Religious Intolerance. Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age, Cambridge, Harvard University Press, 2012, 304 p.

[21] A. Badó, P. Mezei, « Comparativism and the New Hungarian Fundamental Law-Taking Raz Seriously », International and Comparative Law Review, 2017, Vol. 17 n°1, pp. 109-127.

[22] La nouvelle Constitution hongroise, adoptée le 18 avril 2011 par l’Assemblée nationale et signée par le Président de la République le 25 avril 2011, est entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Cette nouvelle constitution a donné lieu à de vifs échanges de vues sur le plan national et international (voir les avis CDL (2011) 016 et CDL (2011) 001 de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise), la résolution n° 12490 déposée le 25 janvier à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, les déclarations du Conseil et de la Commission ainsi que la résolution du Parlement européen du 5 juillet 2011. On renvoie ici à l’Editorial comment de L. Azoulai, « Hungary’s new constitutional order and « European Unity », Common Market Law Review, 2012, 49, pp.871-883.

[23] Voir l’entretien avec Peter Kreko, Directeur du Think Tank atlantiste et libéral, Political Capital dans Le Monde du 9 avril 2018.

[24] Discours du Premier ministre Victor Orbán à l’occasion du 25ème anniversaire de l’Université libre d’Etat. Reproduite sur le site officiel du gouvernement hongrois, http:// www.kormany.hu/en/the-prime-minister/the-prime-minister-s-speeches/prime-minister-viktor-orban-s-speech-at-the-25th-balvanyos-summer-free-university-and-student-camp. Il se trouve traduit en anglais sur le site « Budapest Beacon ».

[25] Les extraits en anglais se lisent ainsi : « Meaning, that Hungarian nation is not a simple sum of individuals, but a community that needs to be organized, strengthened and developed, and in this sense, the new state that we are building is an illiberal state, a non-liberal state. It does not deny foundational values of liberalism, as freedom, etc.. But it does not make this ideology a central element of state organization, but applies a specific, national, particular approach in its stead. ».

[26] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) : A Case Study of Anti-Constitutional Populist Backsliding », Sydney Law School, Legal Studies Research Paper, n°18/01, January 2018, 72 p. (http://ssrn.com/abstract=3103491). Ce constitutionnaliste polonais, dont la notoriété est internationale, est aujourd’hui professeur en Australie ; il fait l’objet de plusieurs procès, tant en matière civile que pénale. Daniel Sarmiento, le directeur de la revue juridique EU law Live, l’a interviewé afin de mieux comprendre ces attaques judiciaires lancées par les autorités polonaises à son encontre, voy. « A Conversation with Professor Wojciech Sadurski on the Rule of Law crisis in Poland » https://eulawlive.com/podcast/.

[27] « Budapest à Varsovie » (Budapest to Warsaw) telle fut la formule utilisée par Kacyński quand son Parti (le PiS) a commencé à exercer le pouvoir en 2015.

[28] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., pp. 4-5

[29] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp.639-662. Le début de l’article d’Adam Bodnar, Défenseur du Peuple polonais résume tout… : « In 2015-2017 the attempt to dismantle rule of law guarantees was undertaken in Poland. The new government of the « Law and Justice » party (PiS) won the majority in elections in October 2015. A number of reforms were introduced. Most importantly, the independence of the Constitutional Court was undermined. The paralysis of the typical daily operation of the Constitutional Court allowed the ruling majority to pass legislation that aimed to centralize state power. The legislation (except for one law) was never verified by the Constitutional Court. In 2017, the ruling majority passed legislation threatening judicial independence, most notably the Supreme Court and the National Council of Judiciary. », pp. 639-640.

[30] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., p. 10 : « “Nowogrodzka” (the Warsaw address of the PiS headquarters, where Kaczyński has his main office) became synonymous with the true locus of power. When ministers need a strategic decision to guide their action, they “go to Nowogrodzka Street”. »

[31] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, Ibid., p. 640.

[32] Le témoignage d’Adam Bodnar est édifiant à cet égard : « Another set of anti-constitutional actions by the government was its policy towards refugees and migrants. Poland is one of the most homogenous member states of the European Union, with 98% of the population belonging to the Polish nation, and over 90% being Roman Catholic. The migration crisis in Europe coincided exactly with the electoral campaign. Therefore, the topic of migration and relocation of refugees within the EU, according to the scheme agreed on by the EU, was subject of intense discussion during the electoral campaign and its aftermath. The argument of a general fear of the Polish society towards migration was used both as a justification of certain legislative reforms (especially surveillance powers of secret service as well as method to increase popular support of government policies. In consequence, Poland has refused to participate in the EU relocation scheme», voir « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp. 650-651.

[33] Cité par J. Rupnik, « The Crisis of Liberalism », Journal of Democracy, Vol. 29, July 2018, pp. 24-38, spec. p. 27.

[34] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 23 juin 2016, Baka c. Hongrie.

[35] Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Karácsony et autres c. Hongrie ;Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Szél et autres c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 20 janvier 2020, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie.

[36] La « saga » navalny devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre,

[37] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Z.A. et autres c. Russie.

[38] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 2012, 22 mars 2012, Konstantin Markin c. Russie.

[39] Cour EDH, 20 juin 2017, Bayev et autres c. Russie.

[40] Cour EDH, 17 juillet 2018, Mariya Alekhina et autres c. Russie.

[41] Robert C. Blitt, « The Bottom Up Journey of “Defamation of Religion” from Muslim States to the United Nations : A Case Study of the Migration of Anti-Constitutional Ideas, Studies in Law, Politics and Society, 2011,pp.121-211.

[42] Pour plus de détails sur cette stratégie, voy. N. Haupais, « Sur de nouveaux concepts onusiens : la diffamation des religions et la lutte contre les ‘phobies’ religieuses », Société, droit et religion, 2011, n°1, pp. 29-43.

[43] Cité par R. J. Heydarian, « Penal Populism in Emerging Markets. Human Rights and Democracy in the Age of Strongmen », G.L. Neuman (eds.), Human Rights in Time of Populism. Challenges and Responses, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, p. 152.

[44] T. Ginsburg, « Authoritarian International Law », AJIL, 2020, pp. 221-260.

[45] Dans le cadre du mécanisme européen de garantie, c’est l’article 36 §4 de la Convention qui permet aux Etats, au Commissaire européen aux droits de l’homme ainsi qu’à des individus ou des ONG, de présenter des interventions devant la Cour.

[46] Voy. l’arrêt SAS c. France déjà cité.

[47] Comité des droits de l’homme des Nations Unies, 7 décembre 2018, Sonia Yarker (communication n°2747/2016) et Miriana Hebbadj (communication n°2807/2016). On lira avec intérêt l’opinion dissidente du juge tunisien Yadh Ben Achour qui s’exprimait ainsi afin de contester le constat établi par la majorité des membres du Comité : « 5. Le Comité admet dans les deux cas d’espèce que « le port du voile intégral relève d’une coutume d’une partie des fidèles musulmans et qu’il s’agit de l’accomplissement d’un rite et de la pratique d’une religion ». Cependant les constatations du Comité n’expliquent pas cette mystérieuse transfiguration d’une coutume en une obligation religieuse à caractère cultuel, au sens de l’article 18 du Pacte. En vérité, le port du niqab ou de la burqa est une coutume suivie dans certains pays dits « musulmans » qui, par l’effet de l’islamisme politique et des tendances rigoristes, a été artificiellement raccrochée à certains versets du Coran, notamment le verset 31 de la sourate de La Lumière et le verset 59 de la sourate des Coalisés. Pourtant, les savants les plus autorisés de l’islam ne reconnaissent pas la dissimulation du visage comme une obligation religieuse. En admettant même que le port du niqab soit interprété, comme le veut le Comité, comme l’expression de la liberté de religion, il faut rappeler que toutes les interprétations ne se valent pas au regard d’une société démocratique ayant pour fondement de son système juridique les droits de l’homme, les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte, et ayant érigé le principe de laïcité en principe constitutionnel, en particulier dans le contexte historique et juridique particulier de la France. Certaines interprétations ne peuvent avoir droit de cité. »

[48] C. McCrudden, « Transnational Culture Wars », IJCL, 2015, pp. 434-462. Voir également son ouvrage, Litigation Religions : An Essay on Human Rights, Courts and Beliefs, OUP, New-York, 2018, 196 p.

[49] L’affaire E.S. contre Autriche est un très bon exemple à cet égard. Pour une analyse critique de la stratégie d’instrumentalisation de cet arrêt menée par l’ECLJ, voy. L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (sept.-déc. 2018)», Actualité juridique de droit administratif, 28 janvier 2019, pp. 169-179.

[50] Les ONG et les juges de la CEDH, 2009-2019, Strasbourg, Février 2020, 218 p.

[51] R. Uitz, « Human Rights Watchdogs Face Illiberal Rullers in Europe », A. Sajó, R. Uitz (eds.), Critical Essays on Human Rights Criticism, Eleven International Publishing, 2020, 199-224). Cette législation n’a pas obtenu le cap du respect du droit de l’Union et la Hongrie fut condamnée pour manquement aux règles du droit de l’Union voy. CJUE, Gde Ch., 18 juin 2020, Commission européenne soutenue par la Suède contre la Hongrie, C/78-18.

[52] Pour plus de détails sur l’importation de cette culture war devant la Cour interaméricaine (en plus de la Cour européenne), on renvoie à L. Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales in context, La Justice qui n’allait pas de soi, Paris, Pedone, 2020, spec. p. 355 et s.

[53] Il fut institué par la Résolution 60/251, en ayant pour mission de « promouvoir le respect universel et la défense de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales, pour tous, sans distinction aucune et de façon juste et équitable ». Il est composé de 47 Etats membres, élus par l’AG des Nations Unies suivant le principe d’une répartition géographique équitable, pour des mandats de trois ans renouvelables une fois.

[54] Conseil des droits de l’homme, 15 septembre 2020, A/HRC/45/33. La Mission était composée de Marta Valiñas (Portugal), de Paul Seils (Royaume-Uni) et Francisco Cox (Chili). (https://www.ohchr.org/SP/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26247&LangID=S).

Politique et Société : La démolition de l’universalisme français

Politique et Société : La démolition de l’universalisme français

Par Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Membre de l’Institut de Recherche en droit international et européen de la Sorbonne
(Une version synthétique de cet article a été publié in Questions internationales, QI n°105, Janvier-Février 2021).

 

 

 

L’Universalisme des droits de l’homme est abîmé, car il est âprement rejeté. Les temps sont loin où le consensus international à leur égard était à son firmament. En effet, au moment où le monde célébrait le 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1998), la guerre froide n’était plus le logiciel idéologique qui scandait les relations internationales, tandis que la Déclaration et le Programme de Vienne sur les droits de l’homme (1993) étaient à mettre à l’actif triomphant de l’Organisation des Nations Unies qui en faisait l’alpha et l’oméga de son engagement. La juridictionnalisation de la protection des droits de l’homme sur les trois continents n’était pas discutée et une nouvelle vague de constitutionnalisme octroyait une place de premier choix aux droits et à leur garantie, y compris ceux en provenance des instruments internationaux. La démocratie libérale apparaissait comme l’horizon indépassable de l’Histoire, au point que Francis Fukuyama en prédisait la « fin »[1]. Vingt ans plus tard, les métamorphoses du monde ont profondément entamé cette vision, sans doute trop idyllique, où le « projet » des droits de l’homme semblait largement accepté, et donc acquis une fois pour toutes. Une telle vision du monde apparaît, aujourd’hui, plus que jamais discutable. La crise est à son paroxysme.

Elle l’est, tout d’abord, dans le champ des idées. Le rang des intellectuels qui dénoncent les droits de l’homme comme une idéologie impérialiste comme les autres ne cesse d’enfler. Qu’il s’agisse d’auteurs issus du Global North ou du Global South, ils se rejoignent sur le même constat : l’âge d’or des droits de l’homme n’est plus. Le Crépuscule de l’Universel est annoncé par la Française Chantal Delsol, professeur émérite de philosophie et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques[2]. Dans un essai très critique, elle dénonce les excès de l’Occident dans sa volonté d’imposer, coûte que coûte, sa vision au reste du Monde ; elle comprend, voire légitime, les rejets de certaines cultures occidentales et surtout des cultures non occidentales – comme les cultures asiatiques – à l’endroit de ce qu’elle nomme « les perversions de la liberté »[3] ; elle explique la mécanique du rejet d’un Universalisme vu comme indifférent aux particularismes culturels, notamment ceux qui attribuent aux groupes et à la religion, une place de choix. Ce qu’elle nomme les « cultures holistes » sont en guerre contre l’individualisme, à juste raison, écrit-elle. Leur « rapt d’identité » est tel que les ressentiments sont à leur firmament. Les excès dans l’inflation des droits individuels – vus comme une décadence insupportable – ne pouvaient qu’engendrer de furieux backlash où l’esprit de revanche se déploie.  A l’autre bout du globe, s’exprimant pourtant à partir d’une autre situation, le professeur de droit international américano-kenyan, Makau Mutua, dénonce avec constance dans ses travaux académiques, l’idéologie des droits de l’homme. Incarnation d’un projet libéral occidental décrié, elle serait devenue une ‘religion sectaire’[4]. Il dénonce l’hypocrisie de l’Universalisme qui ignore les autres approches culturelles qui se déploient en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Afrique, et qui contestent fortement le corpus normatif de l’Universel. Ces deux auteurs dont les idées convergent, ne sont que la face émergée de courants intellectuels de plus en plus visibles et audibles dans de nombreux pays à travers le monde[5]. Ils pointent les béances entre le discours sur les droits de l’homme et la réalité. Ne sont-elles pas sans cesse traversées par les turpitudes des nations occidentales, trop promptes à se draper dans l’éthique universelle pour mieux promouvoir et défendre leurs intérêts nationaux ? Ne sont-elles pas inquiétées, alors qu’elles sont elles-mêmes à l’origine de graves violations des droits de l’homme ? L’invasion par les troupes américaines de l’Irak, la pratique de la torture dans les geôles d’Abu Ghraib, la zone de non-droit de la prison de Guantanamo, l’utilisation des drones qui tuent sans distinguer les combattants des civils, sont autant de réalités incarnant l’archétype de la duplicité de l’« Ouest ». L’impunité occidentale accompagnée de son discours moralisateur, poussent les autres cultures à s’affranchir d’un Universalisme vu comme profondément inique et impérialiste.

Ces questions, sans cesse débattues dans les cercles académiques, ont puissamment investi, aujourd’hui, le champ politique. Les évolutions fulgurantes des relations internationales ont été propices à ce profond changement de paradigme. Les attentats du 11 septembre 2001 annonçaient déjà le déclin de l’Universel, ou plutôt, le combat de certaines cultures afin d’imposer au Monde une autre vision des rapports humains et de la vie en société. Car, depuis lors, c’est de cela dont il s’agit : une inflexible rivalité entre deux visions du Monde. La religion musulmane fut instrumentalisée à des fins de conquête, tant des esprits que des territoires. Le terrorisme islamiste ne frappait plus uniquement les pays du Moyen-Orient, mais saisissait également les terres occidentales. Un affrontement idéologique à l’échelle planétaire prenait place. Le « choc des civilisations » de Samuel Huntington[6], prenait le pas sur la vision de la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama. Dans le même temps, la centralité de l’Occident s’effritait. Des autocrates cultivant le mythe de « l’homme fort » et le culte de la personnalité, manipulant toutes les règles juridiques pour se maintenir au pouvoir, mirent en place diverses offensives afin de retrouver une puissance perdue, reconquérir une superbe d’antan. Les obsessions de Vladimir Poutine pour la puissance impériale russe ; de Recyep Erdogan pour l’empire Ottoman ; de Xi Jingping pour l’empire du Milieu, sont transformées en calculs et conquêtes géostratégiques ainsi qu’en politiques économiques agressives. Leur dessein est d’autant plus aisé à mettre en œuvre, que la traditionnelle superpuissance occidentale expérimente une déroute démocratique de premier ordre et renoue avec l’unilatéralisme. Les Etats-Unis de Donald Trump ont fait vaciller l’Ouest et son autorité passée. Ils ne sont plus les promoteurs du Human Rights’narrative qui allait toujours de pair avec la promotion de la démocratie : ad intra, ils promeuvent le slogan « Law and Order » lourd de sens historique ; criminalisent les migrants, y compris les mineurs isolés et font primer la santé économique sur la santé biologique ; ad extra, ils délaissent leurs alliés traditionnels (notamment les pays de l’Union européenne) et renforcent leurs liens avec des régimes pudiquement appelés « autoritaires », comme l’Arabie Saoudite de Mohamed Ben Salma (MBS) qui commandita, au vu et au su de la Communauté internationale, l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Si l’élection de Joe Biden est porteuse de plus d’équilibres et si son administration a déjà commencé à rectifier nombre des disruptions de l’administration républicaine, les dégâts engendrés par la politique de D. Trump seront durables. De nombreuses approches politiques disruptives, usant des mêmes ressorts populistes, permirent à d’autres personnalités d’orchestrer de très astucieux hold-up électoraux, promettant la fin de la corruption des élites gouvernantes, le rétablissement de l’ordre, de la sécurité et de la grandeurs passés, et l’établissement d’une gouvernance effective et socialement équitable. La démocratie et les droits de l’homme ne furent point à l’ordre du jour de leur campagne. Ainsi, des hommes (qui se révélèrent rapidement agir en autocrates) prirent la tête de pays aussi important que l’Inde (Narendi Modi), l’Indonésie (Joko Widodo) et les Philippines (Rodrigo Dutertre) pour l’Asie ; le Brésil pour l’Amérique latine (Jair Bolsonaro) ou encore le Rwanda (Paul Kagamé) pour l’Afrique.  Le droit n’est plus un instrument mis au service des check and balances et du respect des droits de l’homme ; il est instrumentalisé afin de renforcer la verticalité du pouvoir exécutif[7]. Le populisme fit des ravages partout dans de nombreux pays, développés ou pas, au point qu’historiens et politologues s’accordent sur l’existence indéniable d’un « populist turn »[8] souvent associé à l’implantation de ce que Fareed Zakaria, le premier, avait vu venir : l’illibéralisme[9]. Ce dernier se déploie tous azimuts, y compris à l’intérieur d’ensembles organisationnels dont on aurait pu penser qu’ils pouvaient agir tels des remparts infranchissables à de telles déflagrations. Ce fut l’inverse.  Les petits pays d’Europe centrale et orientale – ceux notamment du « Groupe de Visegrad – qui intégrèrent l’Union européenne et le Conseil de l’Europe dans la foulée de la désintégration communiste ; adoptèrent les règles du constitutionnalisme libéral, associées à celle du libéralisme économique ; acceptèrent d’être soumis au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme, finirent par se rebeller. L’homo economicus, individualiste et détaché de toute attache religieuse, est assez vite apparu étranger à leur histoire. Trop de droits, pour trop d’individus, dans trop de contextes « décadents » et sécularisés, tueraient ce qui fait le sel des identités hongroises, polonaises, tchèques etc… Ces pays se jouèrent des alertes et des mises en garde de l’Union européenne ; cette dernière fut impuissante à rendre efficaces ses mécanismes consistant à préserver l’Etat de droit. Partant, au sein même de l’Union, un front de résistance conservateur et illibéral se constitua. Le ver était dans le fruit.

Le constat est sombre. De toutes parts, à l’extérieur de l’Occident comme en son sein, le libéralisme politique, ferment de l’universalisme des droits de l’homme, est puissamment contesté. Si les relations internationales constituent le théâtre le plus visible des affrontements idéologiques, celui de la production du droit, prima facie plus discret, l’est pourtant tout autant. Les ennemis de l’Occident forgent des discours de la contestation à travers la production de textes juridiques alternatifs à la Déclaration Universelle (I). C’est encore à travers le droit qu’ils tentent de démanteler les structures mises en place après 1945 afin de réussir à transformer les rapports de force en leur sein (II).

I. L’UNIVERSALISME CONTESTÉ. LES DISCOURS DE LA CONTESTATION

L’élaboration, l’adoption et la diffusion de la Déclaration de 1948 fait partie d’un « discours » sublimé sur l’universalité des droits : a narrative. Cette histoire – diffusée par les Nations Unies et les élites internationales sécularisées – a placé le langage des droits de l’homme au-dessus des autres histoires et langages. Ce langage devint rapidement insensible à l’existence d’autres matrices. Alors qu’il n’accordait que peu de place aux cultures – synonyme de traditions, d’us et coutumes arriérés, qu’il convenait de faire évoluer vers la modernité – des contre-discours prirent corps. A mesure que le Human Right’s narrative était sacralisé, il n’eut de cesse d’être contesté. L’opposition idéologique qui traverse le champ politique international contemporain peut se résumer par la confrontation entre les droits (individuels) contre les cultures (notamment religieuses). Cette summa divisio se manifeste hors l’Occident (A) comme en son sein (B). Elle structure de nos jours les relations internationales car le monde s’est décentré : l’Ouest n’est plus omnipotent. Le présent, et certainement encore plus le futur, appartiennent à des puissances non-occidentales.

A. La contestation hors l’Occident

Les Etats et/ou groupes d’Etats représentant d’autres sensibilités, d’autres histoires, d’autres cultures que celles en provenance de l’Ouest, utilisèrent – tel un miroir au texte de 1948 – la technique juridique de la Déclaration afin d’affirmer et promouvoir « leurs » valeurs non-occidentales. La spécificité culturelle était brandie au nez de l’Occident comme un étendard politique contestataire, désirant en finir avec ce qui fut longtemps, également, un « complexe du colonisé ». Ils jouèrent le mimétisme technique afin de forger et diffuser des contre-discours. Aux langages des droits, ils opposèrent le langage des cultures ; à l’histoire de l’Universalisme, ils convoquèrent celle des Particularismes ; à l’approche centrée sur l’humain, ils décentrèrent le débat vers l’identité.

L’Asie fut à la pointe, dans les années 1990, de l’asiatisme, ou plus prosaïquement de la défense des « valeurs asiatiques ». Bien qu’il y eut une part non négligeable d’éléments conjoncturels qui poussèrent Lee Kuan Yew – Premier ministre pendant 30 ans (1959-1990) du micro-Etat singapourien situé à la pointe méridionale de la Malaisie – dans le lancement (agressif) d’une campagne idéologique contre l’universalisme occidental, il ne faut pas négliger ce que cette critique laissait transparaître. Tout d’abord, une revanche des anciens colonisés qui pouvaient, enfin, s’opposer frontalement aux anciens colonisateurs occidentaux[10] ; ensuite, une manière de légitimer une politique ultra-répressive qui se retrouva sous les feux des projecteurs internationaux. En tout état de cause, la rhétorique des « valeurs asiatiques » repose sur trois prémisses. Tout d’abord, les droits de l’homme et la démocratie ne sont pas universels mais sont uniquement l’apanage d’une construction des sociétés occidentales, qui n’a pas à être « imposée » à l’Asie. Ensuite, les sociétés asiatiques placent les valeurs communautaires, et la déférence à l’égard de l’autorité, au-dessus de l’individualisme et de la liberté de pensée et d’action. Enfin, l’Etat et la société sont des composantes d’une seule unité holistique ; partant, une attaque contre l’Etat constitue une attaque contre la société toute entière. Les implications d’une telle philosophie politique sont simples : les droits de l’homme et la démocratie sont des obstacles à la stabilité collective et au développement national qui supposent, à l’inverse, des leadership autoritaires[11]. Si ce débat disparut quelque peu de la scène idéologique asiatique avec les succès politiques et économiques de Taïwan et de Corée du Sud notamment, il réapparut à la faveur de l’irruption de nouveaux leaders populistes comme Rodrigo Dutertre et Joko Widodo.

Cette convocation de la religion contre un Occident universaliste sécularisé où la foi est déposée dans la dignité de l’être humain et non dans ses croyances, est symptomatique de la fracture qui parcourt les autres cultures non-occidentales. L’exemple du monde arabo-musulman est topique en la matière. L’Arabie saoudite qui œuvre de façon puissante au sein de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) a participé à faire adopter au Caire, le 5 août 1990, la Déclaration sur les droits de l’homme en Islam[12]. Ni son Préambule, ni ses 16 articles ne font référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme ; en revanche, la Ummah islamique y est centrale[13]. Les droits fondamentaux et les libertés publiques sont considérés comme faisant « partie intégrante de la Foi islamique » et, ce faisant, il est interdit de soumettre l’homme « à une quelconque pression ou de profiter de sa pauvreté ou de son ignorance pour le convertir à une autre religion ou à l’athéisme » (article 10), ni de contrevenir aux « principes de la Sharia » (article 22), laquelle constitue la « seule source de référence pour interpréter ou clarifier tout article de cette Déclaration » (article 25). Le relativisme culturel, fossoyeur de l’universalisme, fut également la tactique de l’Eglise orthodoxe russe. En 2006, sous la présidence du patriarche Alexis II, le Xème Concile mondial du peuple russe[14] – sous la houlette du métropolite Kirill, chef du département des relations extérieures de l’Eglise orthodoxe –adoptait une Déclaration des droits et de la dignité de l’homme, véritable alternative à la Déclaration universelle de 1948. Elle s’oppose explicitement aux excès de l’individualisme et considère qu’il est impossible de détacher les droits de l’homme de la morale[15].

B. La contestation au sein de l’Occident

Les valeurs charriées par le monde occidental sont doublement mises en cause de l’intérieur par deux types de populations qui sont reliées entre elles par un point commun : l’importance de leurs croyances religieuses. Là s’arrêtent toutefois les analogies car les uns (les Musulmans) sont des ressortissants de pays occidentaux qui, à titre individuel, entendent vivre selon leurs us et coutumes ; les autres (les Chrétiens) voient leur identité être utilisée, pour ne pas dire instrumentalisée, par des gouvernements illibéraux qui sont entrés en dissidence contre l’Occident en démantelant, un à un, les éléments des régimes démocratiques libéraux.

De nombreuses populations de confession musulmane sont nées et vivent sur le sol de moult pays occidentaux, conséquences complexes de l’augmentation des flux migratoires découlant de la colonisation, accentuée par la globalisation et la perpétration de conflits en tous genres. Très souvent en mal d’intégration, ces populations ont tendance à se replier sur leurs cultures d’origine. Se sentant, à tort ou à raison, rejetées ; sensibilisées aux discours religieux conservateurs alimentées par des réseaux puissants où les contre-discours lancés contre l’Universalisme font florès, ces populations revendiquent de façon visible leur appartenance religieuse. Dans le cadre de constructions individuelles et collectives complexes, ces manifestations sont, tout à la fois, l’exercice paisible d’une religion par l’affirmation d’une autonomie personnelle, mais également une revanche politique (comme descendants d’anciens peuples colonisés) alliée, très souvent, à une revendication identitaire. Cette irruption de la religiosité dans des sociétés occidentales largement sécularisées, engendre des tensions, des incompréhensions, voire même des contestations judiciaires. L’affaire S.A.S portée devant la Cour européenne des droits de l’homme en fut une manifestation criante[16]. Elle mit dos à dos, la construction d’une société occidentale – la société française in casu qui entendait coûte que coûte maintenir un de ses principes fondateurs qu’est l’universalisme républicain[17] – et l’expression publique et radicale de la foi religieuse d’une citoyenne française, de confession musulmane, qui désirait porter la burqa en tous lieux. Le choc des cultures fut flagrant. Il fut symptomatique de l’anxiété de multiples sociétés occidentales devant la montée en puissance de revendications multiculturelles déstabilisantes[18]. Alors que l’Occident sécularisé les avait longtemps ignorées – qui n’a pas en tête un des couplets de la très populaire chanson de John Lennon, Imagine, où il conçoit un monde paisible, sans pays et… sans religions[19] – il est désormais saisi par une angoisse existentielle profonde : celle d’une perte de sa propre identité par la mise à l’écart des valeurs universelles qui l’ont façonné[20]. Cette anxiété devant la montée en puissance du multiculturalisme se trouve décuplée du fait de la mutation du paysage international où l’ «Ouest» n’est plus leader, dépassé par de nouvelles puissances qui entendent bien anéantir l’arrogance occidentale.

Dans le même temps, mais dans un contexte politique différent, des pays Est-européens sont rentrés en opposition avec ces mêmes valeurs occidentales. Dans ce qui constitue une attaque en règle du libéralisme politique, la séparation des pouvoirs est démantelée et certaines interprétations des droits de l’homme (jugées décadentes) sont vivement contestées.  L’exemple hongrois le démontre à l’envi. Alors que l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2011 ne passa pas inaperçue[21] – suscitant l’émoi de la Commission de Venise[22], tant au regard de son contenu que de ses modalités d’approbation, écartant du processus constituant l’opposition et les membres de la société civile, elle fut néanmoins promue aisément.

Ce qui permit au parti de Viktor Orbán de remporter aisément les élections en 2010 et d’être en position de force pour enclencher, dans la foulée, la mécanique réformatrice, législative et constitutionnelle fut notamment le degré d’insatisfaction d’une grande partie de la population tant à l‘endroit du gouvernement en place à cette époque, qu’à l’égard du processus de transition lui- même. Il fut alors aisé au Fidesz d’instrumentaliser ce sentiment en clamant que, de transition démocratique réelle, il ne fut pas question au début des années 1990. Le temps était donc venu pour une « véritable » révolution, que le Fidesz allait mettre en œuvre. Il est crucial ici de relever un élément commun à d’autres scénarios populistes : la rapidité avec laquelle une fois au pouvoir, le gouvernement agit pour démanteler ce qui constitue l’essence même de l’Etat de droit : la séparation des pouvoirs avec, normalement à la clé, l’indépendance des tribunaux. En effet, avant même que la Constitution n’entre en vigueur le 1er janvier 2012, le Parlement hongrois avait préparé et adopté une série de textes législatifs modifiant en profondeur le fonctionnement démocratique du pays. Elles concernaient la liberté de la presse, le droit pénal, le droit de la famille et de la nationalité, le droit des élections, le statut des Eglises, et last but not least, le fonctionnement de la Cour constitutionnelle. La « déconsolidation » ne s’arrêta pas là : dans les derniers jours de l’année 2011, le Parlement adoptait une « Disposition transitoire à la Loi Fondamentale » avec rang constitutionnel dont le but fut de suppléer littéralement la nouvelle Constitution qui n’était pas encore entrée en vigueur. A partir de là, le pouvoir incarné dans la personne de Viktor Orbán n’a eu de cesse de détricoter les acquis démocratiques de la séparation des pouvoirs et de s’opposer à l’Union européenne, incarnant un Establishment corrompu loin des préoccupations du « Peuple » hongrois unifié sur la base d’un discours jouant sur les affects identitaires. A partir de cette réforme constitutionnelle, la rhétorique populiste continua à sévir afin de permettre le renouvellement du maintien au pouvoir du Fidesz et de son leader : les fake news devinrent « la narration officielle », après le musèlement de la presse libre[23]. Une telle politique fut clairement revendiquée et affichée ; elle fut brandie – et continue plus que jamais de l’être – comme un étendard de l’identité nationale hongroise. Le discours de Viktor Orbán du 26 juillet 2014 en est l’emblème[24]. Il affirme que le « nouvel Etat que nous sommes en train de construire en Hongrie est un Etat illibéral, un Etat non libéral » qui ne « rejettera pas les principes fondamentaux du libéralisme comme la liberté », mais qui en revanche, «ne fera pas de cette idéologie l’élément central de l’organisation de l’Etat », qui « inclut une approche différente, spéciale, nationale. » Et de poursuivre : « il est impossible de construire un nouvel Etat basé sur des fonctions illibérales et nationales au sein de l’Union européenne[25].» En transformant une expression au point d’en faire la marque de fabrique du constitutionnalisme populiste, il instrumentalisait, ni plus ni moins, ce que le politologue américain, Fareed Zacharia, dès 1997, avait décrit dans un article publié dans la revue Foreign affairs.

Que dire du cas Polonais[26], sinon que le démantèlement démocratique se fit sans que la Constitution du 2 avril 1997 n’ait été touchée ? Grandement inspiré par l’approche hongroise du Fidesz[27], le parti « Droit et Justice » (PiS), arrivé au pouvoir en 2015, déploya un éventail de mesures législatives qui se chargea de mener une attaque en règle, très rapide, de tout ce qui pouvait entraver l’action des autorités nouvellement élues. En l’espace de deux ans à peine, pas moins de treize lois ayant affecté de façon profonde toute l’architecture du système judiciaire, ont été adoptées. Autrement dit, le démantèlement au-delà de sa célérité a été systémique comme le souligne avec justesse Wojciech Sadurski[28]. Ainsi, les éléments clés du fonctionnement et des pouvoirs de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, des juridictions ordinaires, du Conseil national de la Magistrature, des services du Procureur et de l’Ecole nationale de la Magistrature ont été profondément modifiés[29]. Le point commun de ces réformes législatives est le pouvoir octroyé à l’Exécutif, comme au Législatif (qui est également entre les mains du PiS et plus précisément d’un seul homme, Kacyńsky), d’intervenir de façon significative dans la composition, les pouvoirs, l’administration et le fonctionnement de ces diverses institutions, sans que la Cour constitutionnelle puisse intervenir. Le professeur Wojciech Sadurski – qui a analysé de façon particulièrement fouillée la situation polonaise – considère qu’elle met en scène un « anti-constitutional populist backsliding » (une régression populiste anticonstitutionnelle), expression qu’il estime la plus adéquate pour décrire de la situation de son pays. Il met parfaitement en évidence que l’adoption de nombreuses lois eut clairement pour objectif de contourner de précises dispositions constitutionnelles, tant dans le domaine de la justice (constitutionnelle et ordinaire), que dans le champ du pluralisme des médias notamment. Il laisse à voir que la centralisation du pouvoir est telle que le siège du PiS en est même devenu l’emblème[30]. Dans un tel contexte, Adam Bodnar – Ombudsman polonais qui représente encore une des rares institutions indépendantes en Pologne –  pose parfaitement les termes de la problématique : «Poland is currently facing new challenges – how to protect human rights in a country where constitutional review is subject of political manipulation and where the Constitution of 2 April 1997 was de facto changed via legislative mean, while the original text of the Constitution remain intact[31] ? »

Ces deux pays européens au sens géographique et institutionnel du terme – ils sont en effet situés au cœur de l’Europe et sont membres de l’Union européenne – bien qu’ils soient traversés par plusieurs différences, n’en sont pas moins animés par une obsession commune : celle de ne pas perdre leur « identité » de pays chrétiens blancs[32]. Cette « guerre culturelle » comme la nomme Jacques Rupnik, est un élément majeur de ce repli nationaliste populiste. Elle n’est pas déclenchée uniquement en Pologne et en Hongrie, mais se manifeste également au-delà des frontières de l’Union européenne. On la retrouve dans les discours de Vladimir Poutine qui fustige la décadence et la permissivité de l’Europe (qui fait fi des valeurs traditionnelles, notamment en matière de mariage et d’orientation sexuelle) ou encore Donald Trump lequel, en voyage officiel à Varsovie, encouragea la Pologne à être un rempart de la civilisation occidentale pour « la famille, la liberté, le pays et pour Dieu »[33].

Dans ce contexte, les atteintes à l’égard des acquis démocratiques et le combat contre les interprétations libérales des droits de l’homme, deviennent systémiques. Le contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre avec éclat : c’est tantôt la destitution discrétionnaire des juges qui est en cause[34] ; tantôt les atteintes au pluralisme de l’expression (notamment des partis d’opposition)[35] et des dissidents[36] ; tantôt le traitement des étrangers[37]. Si on resserre l’analyse plus spécifiquement sur le contentieux russe devant la Cour de Strasbourg, on découvre, en lisant les allégations en défense avancées par le gouvernement, à quel point l’Etat défend une vision « traditionnelle » des rapports entre les hommes et les femmes[38] ; une vision où les homosexuels n’ont pas droit de cité[39] et où la liberté d’expression doit s’arrêter à la porte des Eglises[40], autant d’éléments qui renouent avec les fondements de la Déclaration adoptée en 2006 par l’Eglise orthodoxe russe.

II. L’UNIVERSALISME DÉMANTELÉ. LES STRATÉGIES DU DÉMANTÈLEMENT

Les stratégies de démantèlement de l’Universalisme passent par deux types d’approches complémentaires : l’instrumentalisation et le contournement/exclusion.

Instrumentaliser les outils du multilatéralisme est désormais une politique juridique éprouvée déployée au sein des organisations universelles et régionales par des Etats qui entendent promouvoir leurs valeurs alternatives. En un mot, les fora et les règles du multilatéralisme sont habilement maîtrisés et utilisés pour mieux détruire, de l’intérieur, les valeurs libérales qui les fondent depuis 1945 (A). En parallèle, des stratégies exogènes sont activées pour, purement et simplement, s’exclure des règles du jeu collectif afin de ne plus être contraints par ce qui apparaît, aux yeux des régimes populistes et autoritaires, comme une doxa devenue insupportable (B).

A. Le multilatéralisme instrumentalisé

L’instrumentalisation du multilatéralisme se manifeste à travers deux stratégies qui manient toutes les deux, mais de façon différente, les règles classiques du droit international. Il s’agit tout d’abord d’arriver à modifier les rapports de force au sein des grandes organisations internationales existantes ; il s’agit, ensuite, d’utiliser les fora judiciaires ou quasi-judiciaires – notamment ceux des organes de protection des droits de l’homme – pour faire valoir une autre interprétation des droits et libertés.

Obtenir un changement de rapports de force au sein des organisations et institutions de la famille des Nations Unies, au sein de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de l’Union africaine, de l’ASEAN etc…a pour dessein, in fine, de faire valoir et, si possible, de faire triompher une nouvelle doxa : un nouveau discours alternatif à l’Universalisme. Tantôt les particularismes culturels et religieux vont en constituer l’Alpha et l’Oméga ; tantôt le rejet de l’impérialisme (universel) en sera la matrice ; tantôt une identité historique et politique sublimée sera brandie en étendard d’un nouveau rapport au droit international, qui trop longtemps incarna un ordre post-45 désormais décrié et désavoué. Quelles que soient les justifications avancées, le dessein est identique : il est question de marginaliser l’universalisme des droits de l’homme et la démocratie libérale. Pendant de nombreuses années, l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI) a déployé une offensive sans précédent au sein des instances onusiennes dans un dessein très précis : arriver à imposer la sanction de la « diffamation » de l’Islam. Cette démarche témoigna d’une volonté de sanctifier les religions en général et l’Islam en particulier, dans le prolongement de la fatwa lancée contre Salman Rushdie suite à la publication des Versets sataniques en 1989 ; en un mot, mettre hors d’atteinte les religions de toute critique, au mépris de la liberté d’expression[41]. A cette sanctuarisation de la religion, s’ajouta le maintien et la défense de préceptes religieux dans le monde de la Cité : la Chari’a – en vigueur dans de nombreux pays musulmans – heurtant nombre de valeurs universelles. La tentative échoua, mais elle fut caractéristique d’une utilisation offensive et stratégique des fora du multilatéralisme pour mieux en détruire les principes constitutifs[42].

Si on se tourne vers l’Asie, il est topique de constater qu’en 2017, Rodrigo Dutertre, alors Président de l’ASEAN, décida expressément de promouvoir un agenda régional mettant l’accent sur la nécessité d’adopter des mesures draconiennes contre le crime ; de marginaliser les discussions sur les droits de l’homme et la démocratie ; de sanctifier la souveraineté et le principe de non-ingérence dans les affaires des Etats du Sud-Ouest asiatique et de promouvoir, last but not least, l’intégration régionale dans un « ASEAN way that will guide us »[43]. Cette démarche fut analysée de façon technique par le constitutionnaliste et internationaliste américain Tom Ginsburg qui, détaillait avec moult détails, dans un article à l’American Journal of International Law les stratégies des pays du continent asiatique consistant à créer de nouvelles normes afin de faire prévaloir leur point de vue « autoritaire » au sein des organisations régionales sises en Asie[44]. Et si le droit international devenait globalement « autoritaire » dans quelques années, au fur et à mesure de l’affaiblissement de l’Occident et de la montée en puissance des Etats autoritaires et illibéraux ?

L’autre technique d’instrumentalisation du droit international et des mécanismes du multilatéralisme se situe au niveau des organes de protection des droits de l’homme. Il s’agit de jouer sur la multiplicité des fora de protection et/ou de tenter, coûte que coûte, grâce au mécanisme de tierce intervention[45], de modifier le cours de la jurisprudence sur l’interprétation des droits. Si les activistes musulmans échouèrent devant la Cour européenne à obtenir la mise en jeu de la responsabilité internationale de la France du fait de l’interdiction de la burqa dans l’espace public[46], ils réussirent à l’obtenir devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies[47]. Ce faisant, la stratégie consistant à user habilement du forum shopping porta ses fruits et jeta le trouble sur la cohérence des valeurs à l’échelle internationale. A l’opposé du spectre religieux, les chrétiens s’organisèrent également afin de faire valoir une autre interprétation des droits, plus en conformité avec leurs fois religieuses. La « guerre des culture » (war cultures) naissait aux Etats-Unis dans les années 1990 à travers la création de puissantes ONG conservatrices[48], qui s’implantèrent en Europe pour certaines d’entre elles. Les questions dites « sociétales » – où la famille, le mariage, la religion, la vie et la mort sont en jeux – polarisent les sociétés, brouillent la qualité des débats nationaux et structurent des alliances stratégiques. Il s’agit alors de combattre, d’une manière ou d’une autre (la fin justifiant les moyens), les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne correspondent pas aux visions du monde que les associations et/ou ONG conservatrices entendent promouvoir. L’European Center for Law and Justice (ECLJ) fait partie de ces ONG laquelle, fort de son statut consultatif spécial obtenu auprès des Nations Unies depuis 2007 ; de son excellente stratégie communicationnelle qui lui permet d’avoir des entrées sur les sites internes des grands quotidiens nationaux, orchestre une critique « politique » des arrêts de la Cour, sous couvert d’une expertise juridique devant tendre, par définition, à la neutralité axiologique. Créée entre autres par Jay Alan Sekulow – avocat américain converti au christianisme et considéré comme l’un des 25 Evangélistes les plus influents aux Etats-Unis – l’ECLJ constitue le prolongement en Europe de l’American Center for Law and Justice (ACLJ) qui s’est créé pour être un contrepoids à l’Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union, ACLU). L’ONG européenne dont le siège est à Strasbourg, entend promouvoir la liberté religieuse, la famille et la vie (comprenez la vie des enfants à naître). Articles de presses, séminaires, aide juridique gratuite, tierces interventions devant la Cour (article 36 §4 de la Convention), font partie de son quotidien. La « spécialisation » sur les affaires religieuses de l’ECJL – en étant une association créée par un avocat chrétien évangéliste – permet de discerner le fil rouge qui étreint ses approches stratégiques, tout à la fois contentieuses et médiatiques[49]. Sa stratégie offensive ne se contente pas de jouer avec les ressorts techniques de la procédure devant la Cour ; elle consiste également à délégitimer les juges en personne. La campagne contre les juges de la Cour européenne lancée par l’ECLJ, commença par la publication d’un rapport qui présentait prima facie la forme d’une recherche[50], qui dévoila de drôles de conclusions (il fut reproché, notamment, à la Cour d’admettre trop d’ONG dites « libérales » au titre de la tierce intervention, alors que l’ECLJ est passé maître dans la mobilisation de ladite procédure), et termina par une campagne de presse – jouant avec les ressorts du story telling – orchestrée de concert avec l’hebdomadaire Valeurs actuelles et le directeur de l’ONG (G. Puppinck).  Des articles au vitriol furent et continuent d’être régulièrement distillés au sujet de « l’infiltration » de la Cour par les « amis » de Georges Soros. Les méthodes utilisées par Viktor Orban en Hongrie – consistant à diaboliser le philanthrope américain au point, notamment, de faire adopter une loi sur la transparence pour interdire le financement des ONG libérales[51], se dissémine en France[52]… Au cœur de l’Occident, ses valeurs libérales sont discutées, contestées jusque devant le prétoire des juges.7

B. Le multilatéralisme contourné

Le contournement du multilatéralisme passe par une stratégie de sortie : elle est le signe du déploiement d’une politique juridique extérieure marquée par une radicalité affichée et revendiquée. Dénoncer l’appartenance à des organisations internationales, à des traités multilatéraux ou encore à des systèmes juridictionnels de garantie des droits de l’homme – autant d’approches permises par les règles du droit international public – devient une politique en soi, le curseur d’un nouveau rapport au monde.

Dénoncer des traités internationaux est devenue une constante de la politique juridique extérieure de nombreux Etats. C’est évidemment l’approche états-unienne qui a frappé les esprits, tant sa mise en œuvre fut massive et rapide. America First fut le soubassement idéologique d’une cette politique radicale de rupture. Le divorce était consommé avec le multilatéralisme très vite après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Le 23 janvier 2017, les Etats-Unis annonçaient avec fracas leur retrait du Traité de libre-échange transpacifique (TPP) ; ils poursuivaient, le 1er juin 2017, en se retirant de l’Accord de Paris sur la lutte contre le réchauffement climatique, tandis qu’ils récidivaient, quelques mois plus tard, le 12 octobre 2017, avec le retrait de l’Unesco. Le désengagement continua en 2018 avec le retrait du Conseil des droits de l’homme[53] et de l’accord sur le nucléaire iranien. Les arguments avancés étaient de deux sortes : tantôt de tels traités étaient néfastes pour les Américains, tantôt les institutions dont les Etats-Unis se retiraient avaient développé un parti-pris « anti-israélien ».

Cette stratégie de « sortie » n’est pas le seul fait du « géant » nord-américain. A l’autre bout du spectre politique, le Venezuela d’Hugo Chávez puis de Nicolás Maduro, après avoir déployé des attaques en règle contre les organes interaméricains de protection des droits de l’homme (qui seraient sous l’emprise impérialiste des Etats-Unis), finit par dénoncer, tant la juridiction de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (2012), que son appartenance à l’organisation panaméricaine, i.e., l’Organisation des Etats américains (2017). Cette mise à l’écart délibéré des mécanismes de contrôle existant sur le continent, est particulièrement préoccupante. En témoigne les conclusions de la Mission indépendante d’établissement des faits du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui mit en lumière la commission de graves violations dans le pays[54] et, quand, dans la foulée, 23 anciens chefs d’Etat et de gouvernement latino-américains et espagnols, au moyen d’une déclaration adoptée le 23 septembre 2020[55], en appelèrent solennellement à la Cour pénale internationale afin qu’elle assume ses responsabilités devant les exactions commises… En Afrique, le dogme de la non-ingérence dans les affaires intérieures, fut l’argument politique avancé par les gouvernements de Paul Kagamé (Rwanda), John Magufuli (Tanzanie), Patrice Talon (Bénin) et Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), quand ils décidèrent de retirer leur déclaration d’acceptation de juridiction de la Cour africaine, respectivement en 2013, 2019 et 2020. Le Rwanda n’accepta point que des opposants politiques firent valoir leur droit devant la Cour d’Arsuha ; la Tanzanie estima insupportable de voir son système judiciaire défaillant passé au crible des standards exigeants de la Cour, tandis que le Bénin et la Côte d’Ivoire s’insurgèrent contre des arrêts, ainsi que des ordonnances de mesures provisoires, qui mettaient à jour les manœuvres politiciennes des autorités de ces Etats afin d’écarter de la scène politiques leurs rivaux[56]

***

Les forces politiques qui ont décidé de rejeter l’esprit de la Déclaration universelle sont, de nos jours, puissantes. Les critiques ne sont plus uniquement le fait de quelques cercles intellectuels, mais ont envahi la sphère politique. Les rapports de force à l’échelle internationale ayant profondément changé ; l’Occident étant singulièrement marginalisé, les valeurs alternatives – longtemps vues comme des épiphénomènes – sont en train peu à peu de s’imposer. Les contre discours « anti-droits » grandissent, finissent par s’imposer et modifier en profondeur les rapports entre les individus au sein de nombreuses sociétés, occidentales et non-occidentales, mais également au sein de nombreuses organisations internationales qui incarnaient, jusqu’à présent, le triomphe des « valeurs libérales ».

Cela ne veut pas dire que les défenseurs de l’ « esprit de 1948 » aient disparu, bien évidemment. Ils existent sur tous les continents (intellectuels, activistes, simples citoyens). Cela ne veut pas dire que les organisations multilatérales aient cessé de défendre les valeurs sur lesquelles reposent leurs actions [57]. Toutefois, les années à venir vont être marquées par une crispation croissante. La bipolarisation, nouveau marqueur des relations disloquées entre les citoyens d’un même pays, va continuer de s’étendre à l’échelle internationale : la guerre des valeurs n’est pas prête de s’éteindre. Si l’Universalisme des droits a déjà été traversé par diverses crises, celle-là est sans doute une des plus préoccupantes. Le combat sera long et difficile afin de préserver les acquis de 1948.

[1] F. Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. Une nouvelle édition a été publiée en 2018 avec une présentation d’H. Védrine (656 p.). Il est intéressant de noter que la revue Commentaire publiait, dès 1989, une traduction en français d’une conférence que l’auteur américain avait donné au Olin Center de Chicago, et qui s’intitulait « La fin de l’Histoire ? », Commentaire, 1989/3, pp. 457-469.

[2] C. Delsol, Le crépuscule de l’Universel. L’Occident postmoderne et ses adversaires, un conflit mondial des paradigmes, Paris, Les éditions du Cerf, 2020, 377 p.

[3] Ibid., p. 67 : « Voués à la comparaison avec l’Occident sûr de lui et prosélyte, les Asiatiques revendiquent d’abord le droit à la différence, affirmant qu’il n’existe pas un modèle unique et mondial de société. Ils rejettent l’universalisation occidentale, non seulement par la relativisation, mais par la critique du modèle dominant : les perversions de la liberté. »

[4] Sa critique est acerbe : « Western human rights scholars and advocates – and their acolytes in the Global South – have been akin to a choir in church. Advocacy and defense of human rights are done with a religious zeal. The reason is that human rights have become the moral argument for the liberal project », M. W. Mutua, « Is the Age of Human Rights Over ?», S.A. McClennen, A. Schultheis Moore (ed.), Routledge Companion  Literature and Human Rights, p. 450.

[5] La critique des droits de l’homme a bien évidemment toujours existé – comme le démontre l’essai éclairant de J. Lacroix et JP Pranchère, Le procès des droits de l’homme, Paris, Seuil, 2016, 339 p. ou encore l’opus classique de M. Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, 1983, 169 p. – toutefois elle dépasse aujourd’hui de très loin le cercle des intellectuels.

[6] S. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000, 545 p. La version originale fut publiée en anglais en 1993.

[7] Cette tendance de fond est étudiée avec brio par M. Versteeg, T. Horley, A. Menge, M. Guim, M. Guirguis, « The Law and Politics of Presidential Term Limit Evasion », Columbia Law Review, 2020, pp. 173-248.

[8] P. Rosanvallon, « Penser le populisme », La vie des idées.fr., Extrait de la leçon inaugurale prononcée lors de la 26ème Rencontres de Pétrarque 2011, organisée autour du thème : le peuple a-t-il un avenir ? ; P. Ory, Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste, Paris, Gallimard, 2017, 252 p. ; J-W, Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Gallimard, 2017, p. 30. (Coll. Essai Folio). (Titre original Was Ist Populismus ? Ein Essay, 2016).

[9] F. Zacharia, « The rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs 76, November-December 1997, pp. 22-45. Il approfondissait ses réflexions dans son ouvrage traduit en français et publié chez Odile Jacob, L’avenir de la liberté. La démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le monde, Paris, Odile Jacob, 2003, 339 p.

[10] J-L. Margolin, « Le confucianisme et son double : anatomie du débat singapourien sur les valeurs asiatiques », Mots. Les langages du politique, 2001, pp. 51-70.

[11] F. Zakaria, « A Conversation with Lee Kuan Yew », Foreign Affairs, March/April 1994.

[12] Résolution 49/19-P, https://www.oic-iphrc.org/fr/data/docs/legal_instruments/OIC_HRRIT/942045.pdf

[13] Le premier paragraphe du préambule se lit ainsi : « Réaffirmant le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste; »

[14] Il s’agit d’une assemblée d’ecclésiastiques, de fidèles et de représentants de l’Etat.

[15] A. Krassikov, « La menace d’une idéologie ‘russe-orthodoxe’ », Etudes, 2005, pp. 321-328.

[16] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 1er juillet 2014, SAS c. France.

[17] En légiférant ce faisant pour bannir de l’espace public tout insigne « dissimulant le visage », voy. la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010.

[18] En effet, de plus en plus de sociétés occidentales affrontent avec difficulté – pour ne pas dire anxiété – les implications du multiculturalisme, décidant de proscrire de l’espace public toute manifestation religieuse vestimentaire jugée ‘excessive’, car en totale contradiction avec leurs « valeurs ». Sur les réponses du droit international à l’augmentation des demandes de reconnaissances culturelles diverses, voy. A. Xanthaki, « Multiculturalism and International Law : Discussing Universal Standards », Human Rights Quaterly, 2010, Vol.32, pp. 21-48.

[19] Imagine, 1971. Il s’agit du deuxième couplet : « Imagine there’s no countries, It isn’t hard to do, Nothing to kill or die for, No religion too, Imagine all the people living life in peace… ». Comme le souligne Heiner Bielefeldt – ancien Rapporteur spécial des Nations-Unies pour la liberté de religion et de croyance – une telle vision du monde est très répandue dans de nombreuses sociétés occidentales, voy. H. Bielefeldt, “Misperceptions of Freedom of Religion or Belief”, Human Rights Quaterly, Vol. 35, n°1, February 2013, pp. 33-68, spec. p. 49.

[20] La littérature anglo-saxonne est, à cet égard, d’un utile secours pour décrypter ces peurs identitaires, voy. J. R. Bowen, Blaming Islam, The Mit Press, 2012, 121 p. ; M. Nussbaum, The New Religious Intolerance. Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age, Cambridge, Harvard University Press, 2012, 304 p.

[21] A. Badó, P. Mezei, « Comparativism and the New Hungarian Fundamental Law-Taking Raz Seriously », International and Comparative Law Review, 2017, Vol. 17 n°1, pp. 109-127.

[22] La nouvelle Constitution hongroise, adoptée le 18 avril 2011 par l’Assemblée nationale et signée par le Président de la République le 25 avril 2011, est entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Cette nouvelle constitution a donné lieu à de vifs échanges de vues sur le plan national et international (voir les avis CDL (2011) 016 et CDL (2011) 001 de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise), la résolution n° 12490 déposée le 25 janvier à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, les déclarations du Conseil et de la Commission ainsi que la résolution du Parlement européen du 5 juillet 2011. On renvoie ici à l’Editorial comment de L. Azoulai, « Hungary’s new constitutional order and « European Unity », Common Market Law Review, 2012, 49, pp.871-883.

[23] Voir l’entretien avec Peter Kreko, Directeur du Think Tank atlantiste et libéral, Political Capital dans Le Monde du 9 avril 2018.

[24] Discours du Premier ministre Victor Orbán à l’occasion du 25ème anniversaire de l’Université libre d’Etat. Reproduite sur le site officiel du gouvernement hongrois, http:// www.kormany.hu/en/the-prime-minister/the-prime-minister-s-speeches/prime-minister-viktor-orban-s-speech-at-the-25th-balvanyos-summer-free-university-and-student-camp. Il se trouve traduit en anglais sur le site « Budapest Beacon ».

[25] Les extraits en anglais se lisent ainsi : « Meaning, that Hungarian nation is not a simple sum of individuals, but a community that needs to be organized, strengthened and developed, and in this sense, the new state that we are building is an illiberal state, a non-liberal state. It does not deny foundational values of liberalism, as freedom, etc.. But it does not make this ideology a central element of state organization, but applies a specific, national, particular approach in its stead. ».

[26] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) : A Case Study of Anti-Constitutional Populist Backsliding », Sydney Law School, Legal Studies Research Paper, n°18/01, January 2018, 72 p. (http://ssrn.com/abstract=3103491). Ce constitutionnaliste polonais, dont la notoriété est internationale, est aujourd’hui professeur en Australie ; il fait l’objet de plusieurs procès, tant en matière civile que pénale. Daniel Sarmiento, le directeur de la revue juridique EU law Live, l’a interviewé afin de mieux comprendre ces attaques judiciaires lancées par les autorités polonaises à son encontre, voy. « A Conversation with Professor Wojciech Sadurski on the Rule of Law crisis in Poland » https://eulawlive.com/podcast/.

[27] « Budapest à Varsovie » (Budapest to Warsaw) telle fut la formule utilisée par Kacyński quand son Parti (le PiS) a commencé à exercer le pouvoir en 2015.

[28] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., pp. 4-5

[29] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp.639-662. Le début de l’article d’Adam Bodnar, Défenseur du Peuple polonais résume tout… : « In 2015-2017 the attempt to dismantle rule of law guarantees was undertaken in Poland. The new government of the « Law and Justice » party (PiS) won the majority in elections in October 2015. A number of reforms were introduced. Most importantly, the independence of the Constitutional Court was undermined. The paralysis of the typical daily operation of the Constitutional Court allowed the ruling majority to pass legislation that aimed to centralize state power. The legislation (except for one law) was never verified by the Constitutional Court. In 2017, the ruling majority passed legislation threatening judicial independence, most notably the Supreme Court and the National Council of Judiciary. », pp. 639-640.

[30] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., p. 10 : « “Nowogrodzka” (the Warsaw address of the PiS headquarters, where Kaczyński has his main office) became synonymous with the true locus of power. When ministers need a strategic decision to guide their action, they “go to Nowogrodzka Street”. »

[31] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, Ibid., p. 640.

[32] Le témoignage d’Adam Bodnar est édifiant à cet égard : « Another set of anti-constitutional actions by the government was its policy towards refugees and migrants. Poland is one of the most homogenous member states of the European Union, with 98% of the population belonging to the Polish nation, and over 90% being Roman Catholic. The migration crisis in Europe coincided exactly with the electoral campaign. Therefore, the topic of migration and relocation of refugees within the EU, according to the scheme agreed on by the EU, was subject of intense discussion during the electoral campaign and its aftermath. The argument of a general fear of the Polish society towards migration was used both as a justification of certain legislative reforms (especially surveillance powers of secret service as well as method to increase popular support of government policies. In consequence, Poland has refused to participate in the EU relocation scheme», voir « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp. 650-651.

[33] Cité par J. Rupnik, « The Crisis of Liberalism », Journal of Democracy, Vol. 29, July 2018, pp. 24-38, spec. p. 27.

[34] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 23 juin 2016, Baka c. Hongrie.

[35] Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Karácsony et autres c. Hongrie ;Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Szél et autres c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 20 janvier 2020, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie.

[36] La « saga » navalny devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre,

[37] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Z.A. et autres c. Russie.

[38] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 2012, 22 mars 2012, Konstantin Markin c. Russie.

[39] Cour EDH, 20 juin 2017, Bayev et autres c. Russie.

[40] Cour EDH, 17 juillet 2018, Mariya Alekhina et autres c. Russie.

[41] Robert C. Blitt, « The Bottom Up Journey of “Defamation of Religion” from Muslim States to the United Nations : A Case Study of the Migration of Anti-Constitutional Ideas, Studies in Law, Politics and Society, 2011,pp.121-211.

[42] Pour plus de détails sur cette stratégie, voy. N. Haupais, « Sur de nouveaux concepts onusiens : la diffamation des religions et la lutte contre les ‘phobies’ religieuses », Société, droit et religion, 2011, n°1, pp. 29-43.

[43] Cité par R. J. Heydarian, « Penal Populism in Emerging Markets. Human Rights and Democracy in the Age of Strongmen », G.L. Neuman (eds.), Human Rights in Time of Populism. Challenges and Responses, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, p. 152.

[44] T. Ginsburg, « Authoritarian International Law », AJIL, 2020, pp. 221-260.

[45] Dans le cadre du mécanisme européen de garantie, c’est l’article 36 §4 de la Convention qui permet aux Etats, au Commissaire européen aux droits de l’homme ainsi qu’à des individus ou des ONG, de présenter des interventions devant la Cour.

[46] Voy. l’arrêt SAS c. France déjà cité.

[47] Comité des droits de l’homme des Nations Unies, 7 décembre 2018, Sonia Yarker (communication n°2747/2016) et Miriana Hebbadj (communication n°2807/2016). On lira avec intérêt l’opinion dissidente du juge tunisien Yadh Ben Achour qui s’exprimait ainsi afin de contester le constat établi par la majorité des membres du Comité : « 5. Le Comité admet dans les deux cas d’espèce que « le port du voile intégral relève d’une coutume d’une partie des fidèles musulmans et qu’il s’agit de l’accomplissement d’un rite et de la pratique d’une religion ». Cependant les constatations du Comité n’expliquent pas cette mystérieuse transfiguration d’une coutume en une obligation religieuse à caractère cultuel, au sens de l’article 18 du Pacte. En vérité, le port du niqab ou de la burqa est une coutume suivie dans certains pays dits « musulmans » qui, par l’effet de l’islamisme politique et des tendances rigoristes, a été artificiellement raccrochée à certains versets du Coran, notamment le verset 31 de la sourate de La Lumière et le verset 59 de la sourate des Coalisés. Pourtant, les savants les plus autorisés de l’islam ne reconnaissent pas la dissimulation du visage comme une obligation religieuse. En admettant même que le port du niqab soit interprété, comme le veut le Comité, comme l’expression de la liberté de religion, il faut rappeler que toutes les interprétations ne se valent pas au regard d’une société démocratique ayant pour fondement de son système juridique les droits de l’homme, les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte, et ayant érigé le principe de laïcité en principe constitutionnel, en particulier dans le contexte historique et juridique particulier de la France. Certaines interprétations ne peuvent avoir droit de cité. »

[48] C. McCrudden, « Transnational Culture Wars », IJCL, 2015, pp. 434-462. Voir également son ouvrage, Litigation Religions : An Essay on Human Rights, Courts and Beliefs, OUP, New-York, 2018, 196 p.

[49] L’affaire E.S. contre Autriche est un très bon exemple à cet égard. Pour une analyse critique de la stratégie d’instrumentalisation de cet arrêt menée par l’ECLJ, voy. L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (sept.-déc. 2018)», Actualité juridique de droit administratif, 28 janvier 2019, pp. 169-179.

[50] Les ONG et les juges de la CEDH, 2009-2019, Strasbourg, Février 2020, 218 p.

[51] R. Uitz, « Human Rights Watchdogs Face Illiberal Rullers in Europe », A. Sajó, R. Uitz (eds.), Critical Essays on Human Rights Criticism, Eleven International Publishing, 2020, 199-224). Cette législation n’a pas obtenu le cap du respect du droit de l’Union et la Hongrie fut condamnée pour manquement aux règles du droit de l’Union voy. CJUE, Gde Ch., 18 juin 2020, Commission européenne soutenue par la Suède contre la Hongrie, C/78-18.

[52] Pour plus de détails sur l’importation de cette culture war devant la Cour interaméricaine (en plus de la Cour européenne), on renvoie à L. Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales in context, La Justice qui n’allait pas de soi, Paris, Pedone, 2020, spec. p. 355 et s.

[53] Il fut institué par la Résolution 60/251, en ayant pour mission de « promouvoir le respect universel et la défense de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales, pour tous, sans distinction aucune et de façon juste et équitable ». Il est composé de 47 Etats membres, élus par l’AG des Nations Unies suivant le principe d’une répartition géographique équitable, pour des mandats de trois ans renouvelables une fois.

[54] Conseil des droits de l’homme, 15 septembre 2020, A/HRC/45/33. La Mission était composée de Marta Valiñas (Portugal), de Paul Seils (Royaume-Uni) et Francisco Cox (Chili). (https://www.ohchr.org/SP/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26247&LangID=S)

Société : La démolition de l’universalisme français

Société : La démolition de l’universalisme français

Par Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Membre de l’Institut de Recherche en droit international et européen de la Sorbonne
(Une version synthétique de cet article a été publié in Questions internationales, QI n°105, Janvier-Février 2021).

 

 

 

L’Universalisme des droits de l’homme est abîmé, car il est âprement rejeté. Les temps sont loin où le consensus international à leur égard était à son firmament. En effet, au moment où le monde célébrait le 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1998), la guerre froide n’était plus le logiciel idéologique qui scandait les relations internationales, tandis que la Déclaration et le Programme de Vienne sur les droits de l’homme (1993) étaient à mettre à l’actif triomphant de l’Organisation des Nations Unies qui en faisait l’alpha et l’oméga de son engagement. La juridictionnalisation de la protection des droits de l’homme sur les trois continents n’était pas discutée et une nouvelle vague de constitutionnalisme octroyait une place de premier choix aux droits et à leur garantie, y compris ceux en provenance des instruments internationaux. La démocratie libérale apparaissait comme l’horizon indépassable de l’Histoire, au point que Francis Fukuyama en prédisait la « fin »[1]. Vingt ans plus tard, les métamorphoses du monde ont profondément entamé cette vision, sans doute trop idyllique, où le « projet » des droits de l’homme semblait largement accepté, et donc acquis une fois pour toutes. Une telle vision du monde apparaît, aujourd’hui, plus que jamais discutable. La crise est à son paroxysme.

Elle l’est, tout d’abord, dans le champ des idées. Le rang des intellectuels qui dénoncent les droits de l’homme comme une idéologie impérialiste comme les autres ne cesse d’enfler. Qu’il s’agisse d’auteurs issus du Global North ou du Global South, ils se rejoignent sur le même constat : l’âge d’or des droits de l’homme n’est plus. Le Crépuscule de l’Universel est annoncé par la Française Chantal Delsol, professeur émérite de philosophie et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques[2]. Dans un essai très critique, elle dénonce les excès de l’Occident dans sa volonté d’imposer, coûte que coûte, sa vision au reste du Monde ; elle comprend, voire légitime, les rejets de certaines cultures occidentales et surtout des cultures non occidentales – comme les cultures asiatiques – à l’endroit de ce qu’elle nomme « les perversions de la liberté »[3] ; elle explique la mécanique du rejet d’un Universalisme vu comme indifférent aux particularismes culturels, notamment ceux qui attribuent aux groupes et à la religion, une place de choix. Ce qu’elle nomme les « cultures holistes » sont en guerre contre l’individualisme, à juste raison, écrit-elle. Leur « rapt d’identité » est tel que les ressentiments sont à leur firmament. Les excès dans l’inflation des droits individuels – vus comme une décadence insupportable – ne pouvaient qu’engendrer de furieux backlash où l’esprit de revanche se déploie.  A l’autre bout du globe, s’exprimant pourtant à partir d’une autre situation, le professeur de droit international américano-kenyan, Makau Mutua, dénonce avec constance dans ses travaux académiques, l’idéologie des droits de l’homme. Incarnation d’un projet libéral occidental décrié, elle serait devenue une ‘religion sectaire’[4]. Il dénonce l’hypocrisie de l’Universalisme qui ignore les autres approches culturelles qui se déploient en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Afrique, et qui contestent fortement le corpus normatif de l’Universel. Ces deux auteurs dont les idées convergent, ne sont que la face émergée de courants intellectuels de plus en plus visibles et audibles dans de nombreux pays à travers le monde[5]. Ils pointent les béances entre le discours sur les droits de l’homme et la réalité. Ne sont-elles pas sans cesse traversées par les turpitudes des nations occidentales, trop promptes à se draper dans l’éthique universelle pour mieux promouvoir et défendre leurs intérêts nationaux ? Ne sont-elles pas inquiétées, alors qu’elles sont elles-mêmes à l’origine de graves violations des droits de l’homme ? L’invasion par les troupes américaines de l’Irak, la pratique de la torture dans les geôles d’Abu Ghraib, la zone de non-droit de la prison de Guantanamo, l’utilisation des drones qui tuent sans distinguer les combattants des civils, sont autant de réalités incarnant l’archétype de la duplicité de l’« Ouest ». L’impunité occidentale accompagnée de son discours moralisateur, poussent les autres cultures à s’affranchir d’un Universalisme vu comme profondément inique et impérialiste.

Ces questions, sans cesse débattues dans les cercles académiques, ont puissamment investi, aujourd’hui, le champ politique. Les évolutions fulgurantes des relations internationales ont été propices à ce profond changement de paradigme. Les attentats du 11 septembre 2001 annonçaient déjà le déclin de l’Universel, ou plutôt, le combat de certaines cultures afin d’imposer au Monde une autre vision des rapports humains et de la vie en société. Car, depuis lors, c’est de cela dont il s’agit : une inflexible rivalité entre deux visions du Monde. La religion musulmane fut instrumentalisée à des fins de conquête, tant des esprits que des territoires. Le terrorisme islamiste ne frappait plus uniquement les pays du Moyen-Orient, mais saisissait également les terres occidentales. Un affrontement idéologique à l’échelle planétaire prenait place. Le « choc des civilisations » de Samuel Huntington[6], prenait le pas sur la vision de la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama. Dans le même temps, la centralité de l’Occident s’effritait. Des autocrates cultivant le mythe de « l’homme fort » et le culte de la personnalité, manipulant toutes les règles juridiques pour se maintenir au pouvoir, mirent en place diverses offensives afin de retrouver une puissance perdue, reconquérir une superbe d’antan. Les obsessions de Vladimir Poutine pour la puissance impériale russe ; de Recyep Erdogan pour l’empire Ottoman ; de Xi Jingping pour l’empire du Milieu, sont transformées en calculs et conquêtes géostratégiques ainsi qu’en politiques économiques agressives. Leur dessein est d’autant plus aisé à mettre en œuvre, que la traditionnelle superpuissance occidentale expérimente une déroute démocratique de premier ordre et renoue avec l’unilatéralisme. Les Etats-Unis de Donald Trump ont fait vaciller l’Ouest et son autorité passée. Ils ne sont plus les promoteurs du Human Rights’narrative qui allait toujours de pair avec la promotion de la démocratie : ad intra, ils promeuvent le slogan « Law and Order » lourd de sens historique ; criminalisent les migrants, y compris les mineurs isolés et font primer la santé économique sur la santé biologique ; ad extra, ils délaissent leurs alliés traditionnels (notamment les pays de l’Union européenne) et renforcent leurs liens avec des régimes pudiquement appelés « autoritaires », comme l’Arabie Saoudite de Mohamed Ben Salma (MBS) qui commandita, au vu et au su de la Communauté internationale, l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Si l’élection de Joe Biden est porteuse de plus d’équilibres et si son administration a déjà commencé à rectifier nombre des disruptions de l’administration républicaine, les dégâts engendrés par la politique de D. Trump seront durables. De nombreuses approches politiques disruptives, usant des mêmes ressorts populistes, permirent à d’autres personnalités d’orchestrer de très astucieux hold-up électoraux, promettant la fin de la corruption des élites gouvernantes, le rétablissement de l’ordre, de la sécurité et de la grandeurs passés, et l’établissement d’une gouvernance effective et socialement équitable. La démocratie et les droits de l’homme ne furent point à l’ordre du jour de leur campagne. Ainsi, des hommes (qui se révélèrent rapidement agir en autocrates) prirent la tête de pays aussi important que l’Inde (Narendi Modi), l’Indonésie (Joko Widodo) et les Philippines (Rodrigo Dutertre) pour l’Asie ; le Brésil pour l’Amérique latine (Jair Bolsonaro) ou encore le Rwanda (Paul Kagamé) pour l’Afrique.  Le droit n’est plus un instrument mis au service des check and balances et du respect des droits de l’homme ; il est instrumentalisé afin de renforcer la verticalité du pouvoir exécutif[7]. Le populisme fit des ravages partout dans de nombreux pays, développés ou pas, au point qu’historiens et politologues s’accordent sur l’existence indéniable d’un « populist turn »[8] souvent associé à l’implantation de ce que Fareed Zakaria, le premier, avait vu venir : l’illibéralisme[9]. Ce dernier se déploie tous azimuts, y compris à l’intérieur d’ensembles organisationnels dont on aurait pu penser qu’ils pouvaient agir tels des remparts infranchissables à de telles déflagrations. Ce fut l’inverse.  Les petits pays d’Europe centrale et orientale – ceux notamment du « Groupe de Visegrad – qui intégrèrent l’Union européenne et le Conseil de l’Europe dans la foulée de la désintégration communiste ; adoptèrent les règles du constitutionnalisme libéral, associées à celle du libéralisme économique ; acceptèrent d’être soumis au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme, finirent par se rebeller. L’homo economicus, individualiste et détaché de toute attache religieuse, est assez vite apparu étranger à leur histoire. Trop de droits, pour trop d’individus, dans trop de contextes « décadents » et sécularisés, tueraient ce qui fait le sel des identités hongroises, polonaises, tchèques etc… Ces pays se jouèrent des alertes et des mises en garde de l’Union européenne ; cette dernière fut impuissante à rendre efficaces ses mécanismes consistant à préserver l’Etat de droit. Partant, au sein même de l’Union, un front de résistance conservateur et illibéral se constitua. Le ver était dans le fruit.

Le constat est sombre. De toutes parts, à l’extérieur de l’Occident comme en son sein, le libéralisme politique, ferment de l’universalisme des droits de l’homme, est puissamment contesté. Si les relations internationales constituent le théâtre le plus visible des affrontements idéologiques, celui de la production du droit, prima facie plus discret, l’est pourtant tout autant. Les ennemis de l’Occident forgent des discours de la contestation à travers la production de textes juridiques alternatifs à la Déclaration Universelle (I). C’est encore à travers le droit qu’ils tentent de démanteler les structures mises en place après 1945 afin de réussir à transformer les rapports de force en leur sein (II).

I. L’UNIVERSALISME CONTESTÉ. LES DISCOURS DE LA CONTESTATION

L’élaboration, l’adoption et la diffusion de la Déclaration de 1948 fait partie d’un « discours » sublimé sur l’universalité des droits : a narrative. Cette histoire – diffusée par les Nations Unies et les élites internationales sécularisées – a placé le langage des droits de l’homme au-dessus des autres histoires et langages. Ce langage devint rapidement insensible à l’existence d’autres matrices. Alors qu’il n’accordait que peu de place aux cultures – synonyme de traditions, d’us et coutumes arriérés, qu’il convenait de faire évoluer vers la modernité – des contre-discours prirent corps. A mesure que le Human Right’s narrative était sacralisé, il n’eut de cesse d’être contesté. L’opposition idéologique qui traverse le champ politique international contemporain peut se résumer par la confrontation entre les droits (individuels) contre les cultures (notamment religieuses). Cette summa divisio se manifeste hors l’Occident (A) comme en son sein (B). Elle structure de nos jours les relations internationales car le monde s’est décentré : l’Ouest n’est plus omnipotent. Le présent, et certainement encore plus le futur, appartiennent à des puissances non-occidentales.

A. La contestation hors l’Occident

Les Etats et/ou groupes d’Etats représentant d’autres sensibilités, d’autres histoires, d’autres cultures que celles en provenance de l’Ouest, utilisèrent – tel un miroir au texte de 1948 – la technique juridique de la Déclaration afin d’affirmer et promouvoir « leurs » valeurs non-occidentales. La spécificité culturelle était brandie au nez de l’Occident comme un étendard politique contestataire, désirant en finir avec ce qui fut longtemps, également, un « complexe du colonisé ». Ils jouèrent le mimétisme technique afin de forger et diffuser des contre-discours. Aux langages des droits, ils opposèrent le langage des cultures ; à l’histoire de l’Universalisme, ils convoquèrent celle des Particularismes ; à l’approche centrée sur l’humain, ils décentrèrent le débat vers l’identité.

L’Asie fut à la pointe, dans les années 1990, de l’asiatisme, ou plus prosaïquement de la défense des « valeurs asiatiques ». Bien qu’il y eut une part non négligeable d’éléments conjoncturels qui poussèrent Lee Kuan Yew – Premier ministre pendant 30 ans (1959-1990) du micro-Etat singapourien situé à la pointe méridionale de la Malaisie – dans le lancement (agressif) d’une campagne idéologique contre l’universalisme occidental, il ne faut pas négliger ce que cette critique laissait transparaître. Tout d’abord, une revanche des anciens colonisés qui pouvaient, enfin, s’opposer frontalement aux anciens colonisateurs occidentaux[10] ; ensuite, une manière de légitimer une politique ultra-répressive qui se retrouva sous les feux des projecteurs internationaux. En tout état de cause, la rhétorique des « valeurs asiatiques » repose sur trois prémisses. Tout d’abord, les droits de l’homme et la démocratie ne sont pas universels mais sont uniquement l’apanage d’une construction des sociétés occidentales, qui n’a pas à être « imposée » à l’Asie. Ensuite, les sociétés asiatiques placent les valeurs communautaires, et la déférence à l’égard de l’autorité, au-dessus de l’individualisme et de la liberté de pensée et d’action. Enfin, l’Etat et la société sont des composantes d’une seule unité holistique ; partant, une attaque contre l’Etat constitue une attaque contre la société toute entière. Les implications d’une telle philosophie politique sont simples : les droits de l’homme et la démocratie sont des obstacles à la stabilité collective et au développement national qui supposent, à l’inverse, des leadership autoritaires[11]. Si ce débat disparut quelque peu de la scène idéologique asiatique avec les succès politiques et économiques de Taïwan et de Corée du Sud notamment, il réapparut à la faveur de l’irruption de nouveaux leaders populistes comme Rodrigo Dutertre et Joko Widodo.

Cette convocation de la religion contre un Occident universaliste sécularisé où la foi est déposée dans la dignité de l’être humain et non dans ses croyances, est symptomatique de la fracture qui parcourt les autres cultures non-occidentales. L’exemple du monde arabo-musulman est topique en la matière. L’Arabie saoudite qui œuvre de façon puissante au sein de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) a participé à faire adopter au Caire, le 5 août 1990, la Déclaration sur les droits de l’homme en Islam[12]. Ni son Préambule, ni ses 16 articles ne font référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme ; en revanche, la Ummah islamique y est centrale[13]. Les droits fondamentaux et les libertés publiques sont considérés comme faisant « partie intégrante de la Foi islamique » et, ce faisant, il est interdit de soumettre l’homme « à une quelconque pression ou de profiter de sa pauvreté ou de son ignorance pour le convertir à une autre religion ou à l’athéisme » (article 10), ni de contrevenir aux « principes de la Sharia » (article 22), laquelle constitue la « seule source de référence pour interpréter ou clarifier tout article de cette Déclaration » (article 25). Le relativisme culturel, fossoyeur de l’universalisme, fut également la tactique de l’Eglise orthodoxe russe. En 2006, sous la présidence du patriarche Alexis II, le Xème Concile mondial du peuple russe[14] – sous la houlette du métropolite Kirill, chef du département des relations extérieures de l’Eglise orthodoxe –adoptait une Déclaration des droits et de la dignité de l’homme, véritable alternative à la Déclaration universelle de 1948. Elle s’oppose explicitement aux excès de l’individualisme et considère qu’il est impossible de détacher les droits de l’homme de la morale[15].

B. La contestation au sein de l’Occident

Les valeurs charriées par le monde occidental sont doublement mises en cause de l’intérieur par deux types de populations qui sont reliées entre elles par un point commun : l’importance de leurs croyances religieuses. Là s’arrêtent toutefois les analogies car les uns (les Musulmans) sont des ressortissants de pays occidentaux qui, à titre individuel, entendent vivre selon leurs us et coutumes ; les autres (les Chrétiens) voient leur identité être utilisée, pour ne pas dire instrumentalisée, par des gouvernements illibéraux qui sont entrés en dissidence contre l’Occident en démantelant, un à un, les éléments des régimes démocratiques libéraux.

De nombreuses populations de confession musulmane sont nées et vivent sur le sol de moult pays occidentaux, conséquences complexes de l’augmentation des flux migratoires découlant de la colonisation, accentuée par la globalisation et la perpétration de conflits en tous genres. Très souvent en mal d’intégration, ces populations ont tendance à se replier sur leurs cultures d’origine. Se sentant, à tort ou à raison, rejetées ; sensibilisées aux discours religieux conservateurs alimentées par des réseaux puissants où les contre-discours lancés contre l’Universalisme font florès, ces populations revendiquent de façon visible leur appartenance religieuse. Dans le cadre de constructions individuelles et collectives complexes, ces manifestations sont, tout à la fois, l’exercice paisible d’une religion par l’affirmation d’une autonomie personnelle, mais également une revanche politique (comme descendants d’anciens peuples colonisés) alliée, très souvent, à une revendication identitaire. Cette irruption de la religiosité dans des sociétés occidentales largement sécularisées, engendre des tensions, des incompréhensions, voire même des contestations judiciaires. L’affaire S.A.S portée devant la Cour européenne des droits de l’homme en fut une manifestation criante[16]. Elle mit dos à dos, la construction d’une société occidentale – la société française in casu qui entendait coûte que coûte maintenir un de ses principes fondateurs qu’est l’universalisme républicain[17] – et l’expression publique et radicale de la foi religieuse d’une citoyenne française, de confession musulmane, qui désirait porter la burqa en tous lieux. Le choc des cultures fut flagrant. Il fut symptomatique de l’anxiété de multiples sociétés occidentales devant la montée en puissance de revendications multiculturelles déstabilisantes[18]. Alors que l’Occident sécularisé les avait longtemps ignorées – qui n’a pas en tête un des couplets de la très populaire chanson de John Lennon, Imagine, où il conçoit un monde paisible, sans pays et… sans religions[19] – il est désormais saisi par une angoisse existentielle profonde : celle d’une perte de sa propre identité par la mise à l’écart des valeurs universelles qui l’ont façonné[20]. Cette anxiété devant la montée en puissance du multiculturalisme se trouve décuplée du fait de la mutation du paysage international où l’ «Ouest» n’est plus leader, dépassé par de nouvelles puissances qui entendent bien anéantir l’arrogance occidentale.

Dans le même temps, mais dans un contexte politique différent, des pays Est-européens sont rentrés en opposition avec ces mêmes valeurs occidentales. Dans ce qui constitue une attaque en règle du libéralisme politique, la séparation des pouvoirs est démantelée et certaines interprétations des droits de l’homme (jugées décadentes) sont vivement contestées.  L’exemple hongrois le démontre à l’envi. Alors que l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2011 ne passa pas inaperçue[21] – suscitant l’émoi de la Commission de Venise[22], tant au regard de son contenu que de ses modalités d’approbation, écartant du processus constituant l’opposition et les membres de la société civile, elle fut néanmoins promue aisément.

Ce qui permit au parti de Viktor Orbán de remporter aisément les élections en 2010 et d’être en position de force pour enclencher, dans la foulée, la mécanique réformatrice, législative et constitutionnelle fut notamment le degré d’insatisfaction d’une grande partie de la population tant à l‘endroit du gouvernement en place à cette époque, qu’à l’égard du processus de transition lui- même. Il fut alors aisé au Fidesz d’instrumentaliser ce sentiment en clamant que, de transition démocratique réelle, il ne fut pas question au début des années 1990. Le temps était donc venu pour une « véritable » révolution, que le Fidesz allait mettre en œuvre. Il est crucial ici de relever un élément commun à d’autres scénarios populistes : la rapidité avec laquelle une fois au pouvoir, le gouvernement agit pour démanteler ce qui constitue l’essence même de l’Etat de droit : la séparation des pouvoirs avec, normalement à la clé, l’indépendance des tribunaux. En effet, avant même que la Constitution n’entre en vigueur le 1er janvier 2012, le Parlement hongrois avait préparé et adopté une série de textes législatifs modifiant en profondeur le fonctionnement démocratique du pays. Elles concernaient la liberté de la presse, le droit pénal, le droit de la famille et de la nationalité, le droit des élections, le statut des Eglises, et last but not least, le fonctionnement de la Cour constitutionnelle. La « déconsolidation » ne s’arrêta pas là : dans les derniers jours de l’année 2011, le Parlement adoptait une « Disposition transitoire à la Loi Fondamentale » avec rang constitutionnel dont le but fut de suppléer littéralement la nouvelle Constitution qui n’était pas encore entrée en vigueur. A partir de là, le pouvoir incarné dans la personne de Viktor Orbán n’a eu de cesse de détricoter les acquis démocratiques de la séparation des pouvoirs et de s’opposer à l’Union européenne, incarnant un Establishment corrompu loin des préoccupations du « Peuple » hongrois unifié sur la base d’un discours jouant sur les affects identitaires. A partir de cette réforme constitutionnelle, la rhétorique populiste continua à sévir afin de permettre le renouvellement du maintien au pouvoir du Fidesz et de son leader : les fake news devinrent « la narration officielle », après le musèlement de la presse libre[23]. Une telle politique fut clairement revendiquée et affichée ; elle fut brandie – et continue plus que jamais de l’être – comme un étendard de l’identité nationale hongroise. Le discours de Viktor Orbán du 26 juillet 2014 en est l’emblème[24]. Il affirme que le « nouvel Etat que nous sommes en train de construire en Hongrie est un Etat illibéral, un Etat non libéral » qui ne « rejettera pas les principes fondamentaux du libéralisme comme la liberté », mais qui en revanche, «ne fera pas de cette idéologie l’élément central de l’organisation de l’Etat », qui « inclut une approche différente, spéciale, nationale. » Et de poursuivre : « il est impossible de construire un nouvel Etat basé sur des fonctions illibérales et nationales au sein de l’Union européenne[25].» En transformant une expression au point d’en faire la marque de fabrique du constitutionnalisme populiste, il instrumentalisait, ni plus ni moins, ce que le politologue américain, Fareed Zacharia, dès 1997, avait décrit dans un article publié dans la revue Foreign affairs.

Que dire du cas Polonais[26], sinon que le démantèlement démocratique se fit sans que la Constitution du 2 avril 1997 n’ait été touchée ? Grandement inspiré par l’approche hongroise du Fidesz[27], le parti « Droit et Justice » (PiS), arrivé au pouvoir en 2015, déploya un éventail de mesures législatives qui se chargea de mener une attaque en règle, très rapide, de tout ce qui pouvait entraver l’action des autorités nouvellement élues. En l’espace de deux ans à peine, pas moins de treize lois ayant affecté de façon profonde toute l’architecture du système judiciaire, ont été adoptées. Autrement dit, le démantèlement au-delà de sa célérité a été systémique comme le souligne avec justesse Wojciech Sadurski[28]. Ainsi, les éléments clés du fonctionnement et des pouvoirs de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, des juridictions ordinaires, du Conseil national de la Magistrature, des services du Procureur et de l’Ecole nationale de la Magistrature ont été profondément modifiés[29]. Le point commun de ces réformes législatives est le pouvoir octroyé à l’Exécutif, comme au Législatif (qui est également entre les mains du PiS et plus précisément d’un seul homme, Kacyńsky), d’intervenir de façon significative dans la composition, les pouvoirs, l’administration et le fonctionnement de ces diverses institutions, sans que la Cour constitutionnelle puisse intervenir. Le professeur Wojciech Sadurski – qui a analysé de façon particulièrement fouillée la situation polonaise – considère qu’elle met en scène un « anti-constitutional populist backsliding » (une régression populiste anticonstitutionnelle), expression qu’il estime la plus adéquate pour décrire de la situation de son pays. Il met parfaitement en évidence que l’adoption de nombreuses lois eut clairement pour objectif de contourner de précises dispositions constitutionnelles, tant dans le domaine de la justice (constitutionnelle et ordinaire), que dans le champ du pluralisme des médias notamment. Il laisse à voir que la centralisation du pouvoir est telle que le siège du PiS en est même devenu l’emblème[30]. Dans un tel contexte, Adam Bodnar – Ombudsman polonais qui représente encore une des rares institutions indépendantes en Pologne –  pose parfaitement les termes de la problématique : «Poland is currently facing new challenges – how to protect human rights in a country where constitutional review is subject of political manipulation and where the Constitution of 2 April 1997 was de facto changed via legislative mean, while the original text of the Constitution remain intact[31] ? »

Ces deux pays européens au sens géographique et institutionnel du terme – ils sont en effet situés au cœur de l’Europe et sont membres de l’Union européenne – bien qu’ils soient traversés par plusieurs différences, n’en sont pas moins animés par une obsession commune : celle de ne pas perdre leur « identité » de pays chrétiens blancs[32]. Cette « guerre culturelle » comme la nomme Jacques Rupnik, est un élément majeur de ce repli nationaliste populiste. Elle n’est pas déclenchée uniquement en Pologne et en Hongrie, mais se manifeste également au-delà des frontières de l’Union européenne. On la retrouve dans les discours de Vladimir Poutine qui fustige la décadence et la permissivité de l’Europe (qui fait fi des valeurs traditionnelles, notamment en matière de mariage et d’orientation sexuelle) ou encore Donald Trump lequel, en voyage officiel à Varsovie, encouragea la Pologne à être un rempart de la civilisation occidentale pour « la famille, la liberté, le pays et pour Dieu »[33].

Dans ce contexte, les atteintes à l’égard des acquis démocratiques et le combat contre les interprétations libérales des droits de l’homme, deviennent systémiques. Le contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre avec éclat : c’est tantôt la destitution discrétionnaire des juges qui est en cause[34] ; tantôt les atteintes au pluralisme de l’expression (notamment des partis d’opposition)[35] et des dissidents[36] ; tantôt le traitement des étrangers[37]. Si on resserre l’analyse plus spécifiquement sur le contentieux russe devant la Cour de Strasbourg, on découvre, en lisant les allégations en défense avancées par le gouvernement, à quel point l’Etat défend une vision « traditionnelle » des rapports entre les hommes et les femmes[38] ; une vision où les homosexuels n’ont pas droit de cité[39] et où la liberté d’expression doit s’arrêter à la porte des Eglises[40], autant d’éléments qui renouent avec les fondements de la Déclaration adoptée en 2006 par l’Eglise orthodoxe russe.

II. L’UNIVERSALISME DÉMANTELÉ. LES STRATÉGIES DU DÉMANTÈLEMENT

Les stratégies de démantèlement de l’Universalisme passent par deux types d’approches complémentaires : l’instrumentalisation et le contournement/exclusion.

Instrumentaliser les outils du multilatéralisme est désormais une politique juridique éprouvée déployée au sein des organisations universelles et régionales par des Etats qui entendent promouvoir leurs valeurs alternatives. En un mot, les fora et les règles du multilatéralisme sont habilement maîtrisés et utilisés pour mieux détruire, de l’intérieur, les valeurs libérales qui les fondent depuis 1945 (A). En parallèle, des stratégies exogènes sont activées pour, purement et simplement, s’exclure des règles du jeu collectif afin de ne plus être contraints par ce qui apparaît, aux yeux des régimes populistes et autoritaires, comme une doxa devenue insupportable (B).

A. Le multilatéralisme instrumentalisé

L’instrumentalisation du multilatéralisme se manifeste à travers deux stratégies qui manient toutes les deux, mais de façon différente, les règles classiques du droit international. Il s’agit tout d’abord d’arriver à modifier les rapports de force au sein des grandes organisations internationales existantes ; il s’agit, ensuite, d’utiliser les fora judiciaires ou quasi-judiciaires – notamment ceux des organes de protection des droits de l’homme – pour faire valoir une autre interprétation des droits et libertés.

Obtenir un changement de rapports de force au sein des organisations et institutions de la famille des Nations Unies, au sein de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de l’Union africaine, de l’ASEAN etc…a pour dessein, in fine, de faire valoir et, si possible, de faire triompher une nouvelle doxa : un nouveau discours alternatif à l’Universalisme. Tantôt les particularismes culturels et religieux vont en constituer l’Alpha et l’Oméga ; tantôt le rejet de l’impérialisme (universel) en sera la matrice ; tantôt une identité historique et politique sublimée sera brandie en étendard d’un nouveau rapport au droit international, qui trop longtemps incarna un ordre post-45 désormais décrié et désavoué. Quelles que soient les justifications avancées, le dessein est identique : il est question de marginaliser l’universalisme des droits de l’homme et la démocratie libérale. Pendant de nombreuses années, l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI) a déployé une offensive sans précédent au sein des instances onusiennes dans un dessein très précis : arriver à imposer la sanction de la « diffamation » de l’Islam. Cette démarche témoigna d’une volonté de sanctifier les religions en général et l’Islam en particulier, dans le prolongement de la fatwa lancée contre Salman Rushdie suite à la publication des Versets sataniques en 1989 ; en un mot, mettre hors d’atteinte les religions de toute critique, au mépris de la liberté d’expression[41]. A cette sanctuarisation de la religion, s’ajouta le maintien et la défense de préceptes religieux dans le monde de la Cité : la Chari’a – en vigueur dans de nombreux pays musulmans – heurtant nombre de valeurs universelles. La tentative échoua, mais elle fut caractéristique d’une utilisation offensive et stratégique des fora du multilatéralisme pour mieux en détruire les principes constitutifs[42].

Si on se tourne vers l’Asie, il est topique de constater qu’en 2017, Rodrigo Dutertre, alors Président de l’ASEAN, décida expressément de promouvoir un agenda régional mettant l’accent sur la nécessité d’adopter des mesures draconiennes contre le crime ; de marginaliser les discussions sur les droits de l’homme et la démocratie ; de sanctifier la souveraineté et le principe de non-ingérence dans les affaires des Etats du Sud-Ouest asiatique et de promouvoir, last but not least, l’intégration régionale dans un « ASEAN way that will guide us »[43]. Cette démarche fut analysée de façon technique par le constitutionnaliste et internationaliste américain Tom Ginsburg qui, détaillait avec moult détails, dans un article à l’American Journal of International Law les stratégies des pays du continent asiatique consistant à créer de nouvelles normes afin de faire prévaloir leur point de vue « autoritaire » au sein des organisations régionales sises en Asie[44]. Et si le droit international devenait globalement « autoritaire » dans quelques années, au fur et à mesure de l’affaiblissement de l’Occident et de la montée en puissance des Etats autoritaires et illibéraux ?

L’autre technique d’instrumentalisation du droit international et des mécanismes du multilatéralisme se situe au niveau des organes de protection des droits de l’homme. Il s’agit de jouer sur la multiplicité des fora de protection et/ou de tenter, coûte que coûte, grâce au mécanisme de tierce intervention[45], de modifier le cours de la jurisprudence sur l’interprétation des droits. Si les activistes musulmans échouèrent devant la Cour européenne à obtenir la mise en jeu de la responsabilité internationale de la France du fait de l’interdiction de la burqa dans l’espace public[46], ils réussirent à l’obtenir devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies[47]. Ce faisant, la stratégie consistant à user habilement du forum shopping porta ses fruits et jeta le trouble sur la cohérence des valeurs à l’échelle internationale. A l’opposé du spectre religieux, les chrétiens s’organisèrent également afin de faire valoir une autre interprétation des droits, plus en conformité avec leurs fois religieuses. La « guerre des culture » (war cultures) naissait aux Etats-Unis dans les années 1990 à travers la création de puissantes ONG conservatrices[48], qui s’implantèrent en Europe pour certaines d’entre elles. Les questions dites « sociétales » – où la famille, le mariage, la religion, la vie et la mort sont en jeux – polarisent les sociétés, brouillent la qualité des débats nationaux et structurent des alliances stratégiques. Il s’agit alors de combattre, d’une manière ou d’une autre (la fin justifiant les moyens), les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne correspondent pas aux visions du monde que les associations et/ou ONG conservatrices entendent promouvoir. L’European Center for Law and Justice (ECLJ) fait partie de ces ONG laquelle, fort de son statut consultatif spécial obtenu auprès des Nations Unies depuis 2007 ; de son excellente stratégie communicationnelle qui lui permet d’avoir des entrées sur les sites internes des grands quotidiens nationaux, orchestre une critique « politique » des arrêts de la Cour, sous couvert d’une expertise juridique devant tendre, par définition, à la neutralité axiologique. Créée entre autres par Jay Alan Sekulow – avocat américain converti au christianisme et considéré comme l’un des 25 Evangélistes les plus influents aux Etats-Unis – l’ECLJ constitue le prolongement en Europe de l’American Center for Law and Justice (ACLJ) qui s’est créé pour être un contrepoids à l’Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union, ACLU). L’ONG européenne dont le siège est à Strasbourg, entend promouvoir la liberté religieuse, la famille et la vie (comprenez la vie des enfants à naître). Articles de presses, séminaires, aide juridique gratuite, tierces interventions devant la Cour (article 36 §4 de la Convention), font partie de son quotidien. La « spécialisation » sur les affaires religieuses de l’ECJL – en étant une association créée par un avocat chrétien évangéliste – permet de discerner le fil rouge qui étreint ses approches stratégiques, tout à la fois contentieuses et médiatiques[49]. Sa stratégie offensive ne se contente pas de jouer avec les ressorts techniques de la procédure devant la Cour ; elle consiste également à délégitimer les juges en personne. La campagne contre les juges de la Cour européenne lancée par l’ECLJ, commença par la publication d’un rapport qui présentait prima facie la forme d’une recherche[50], qui dévoila de drôles de conclusions (il fut reproché, notamment, à la Cour d’admettre trop d’ONG dites « libérales » au titre de la tierce intervention, alors que l’ECLJ est passé maître dans la mobilisation de ladite procédure), et termina par une campagne de presse – jouant avec les ressorts du story telling – orchestrée de concert avec l’hebdomadaire Valeurs actuelles et le directeur de l’ONG (G. Puppinck).  Des articles au vitriol furent et continuent d’être régulièrement distillés au sujet de « l’infiltration » de la Cour par les « amis » de Georges Soros. Les méthodes utilisées par Viktor Orban en Hongrie – consistant à diaboliser le philanthrope américain au point, notamment, de faire adopter une loi sur la transparence pour interdire le financement des ONG libérales[51], se dissémine en France[52]… Au cœur de l’Occident, ses valeurs libérales sont discutées, contestées jusque devant le prétoire des juges.7

B. Le multilatéralisme contourné

Le contournement du multilatéralisme passe par une stratégie de sortie : elle est le signe du déploiement d’une politique juridique extérieure marquée par une radicalité affichée et revendiquée. Dénoncer l’appartenance à des organisations internationales, à des traités multilatéraux ou encore à des systèmes juridictionnels de garantie des droits de l’homme – autant d’approches permises par les règles du droit international public – devient une politique en soi, le curseur d’un nouveau rapport au monde.

Dénoncer des traités internationaux est devenue une constante de la politique juridique extérieure de nombreux Etats. C’est évidemment l’approche états-unienne qui a frappé les esprits, tant sa mise en œuvre fut massive et rapide. America First fut le soubassement idéologique d’une cette politique radicale de rupture. Le divorce était consommé avec le multilatéralisme très vite après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Le 23 janvier 2017, les Etats-Unis annonçaient avec fracas leur retrait du Traité de libre-échange transpacifique (TPP) ; ils poursuivaient, le 1er juin 2017, en se retirant de l’Accord de Paris sur la lutte contre le réchauffement climatique, tandis qu’ils récidivaient, quelques mois plus tard, le 12 octobre 2017, avec le retrait de l’Unesco. Le désengagement continua en 2018 avec le retrait du Conseil des droits de l’homme[53] et de l’accord sur le nucléaire iranien. Les arguments avancés étaient de deux sortes : tantôt de tels traités étaient néfastes pour les Américains, tantôt les institutions dont les Etats-Unis se retiraient avaient développé un parti-pris « anti-israélien ».

Cette stratégie de « sortie » n’est pas le seul fait du « géant » nord-américain. A l’autre bout du spectre politique, le Venezuela d’Hugo Chávez puis de Nicolás Maduro, après avoir déployé des attaques en règle contre les organes interaméricains de protection des droits de l’homme (qui seraient sous l’emprise impérialiste des Etats-Unis), finit par dénoncer, tant la juridiction de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (2012), que son appartenance à l’organisation panaméricaine, i.e., l’Organisation des Etats américains (2017). Cette mise à l’écart délibéré des mécanismes de contrôle existant sur le continent, est particulièrement préoccupante. En témoigne les conclusions de la Mission indépendante d’établissement des faits du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui mit en lumière la commission de graves violations dans le pays[54] et, quand, dans la foulée, 23 anciens chefs d’Etat et de gouvernement latino-américains et espagnols, au moyen d’une déclaration adoptée le 23 septembre 2020[55], en appelèrent solennellement à la Cour pénale internationale afin qu’elle assume ses responsabilités devant les exactions commises… En Afrique, le dogme de la non-ingérence dans les affaires intérieures, fut l’argument politique avancé par les gouvernements de Paul Kagamé (Rwanda), John Magufuli (Tanzanie), Patrice Talon (Bénin) et Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), quand ils décidèrent de retirer leur déclaration d’acceptation de juridiction de la Cour africaine, respectivement en 2013, 2019 et 2020. Le Rwanda n’accepta point que des opposants politiques firent valoir leur droit devant la Cour d’Arsuha ; la Tanzanie estima insupportable de voir son système judiciaire défaillant passé au crible des standards exigeants de la Cour, tandis que le Bénin et la Côte d’Ivoire s’insurgèrent contre des arrêts, ainsi que des ordonnances de mesures provisoires, qui mettaient à jour les manœuvres politiciennes des autorités de ces Etats afin d’écarter de la scène politiques leurs rivaux[56]

***

Les forces politiques qui ont décidé de rejeter l’esprit de la Déclaration universelle sont, de nos jours, puissantes. Les critiques ne sont plus uniquement le fait de quelques cercles intellectuels, mais ont envahi la sphère politique. Les rapports de force à l’échelle internationale ayant profondément changé ; l’Occident étant singulièrement marginalisé, les valeurs alternatives – longtemps vues comme des épiphénomènes – sont en train peu à peu de s’imposer. Les contre discours « anti-droits » grandissent, finissent par s’imposer et modifier en profondeur les rapports entre les individus au sein de nombreuses sociétés, occidentales et non-occidentales, mais également au sein de nombreuses organisations internationales qui incarnaient, jusqu’à présent, le triomphe des « valeurs libérales ».

Cela ne veut pas dire que les défenseurs de l’ « esprit de 1948 » aient disparu, bien évidemment. Ils existent sur tous les continents (intellectuels, activistes, simples citoyens). Cela ne veut pas dire que les organisations multilatérales aient cessé de défendre les valeurs sur lesquelles reposent leurs actions [57]. Toutefois, les années à venir vont être marquées par une crispation croissante. La bipolarisation, nouveau marqueur des relations disloquées entre les citoyens d’un même pays, va continuer de s’étendre à l’échelle internationale : la guerre des valeurs n’est pas prête de s’éteindre. Si l’Universalisme des droits a déjà été traversé par diverses crises, celle-là est sans doute une des plus préoccupantes. Le combat sera long et difficile afin de préserver les acquis de 1948.

[1] F. Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. Une nouvelle édition a été publiée en 2018 avec une présentation d’H. Védrine (656 p.). Il est intéressant de noter que la revue Commentaire publiait, dès 1989, une traduction en français d’une conférence que l’auteur américain avait donné au Olin Center de Chicago, et qui s’intitulait « La fin de l’Histoire ? », Commentaire, 1989/3, pp. 457-469.

[2] C. Delsol, Le crépuscule de l’Universel. L’Occident postmoderne et ses adversaires, un conflit mondial des paradigmes, Paris, Les éditions du Cerf, 2020, 377 p.

[3] Ibid., p. 67 : « Voués à la comparaison avec l’Occident sûr de lui et prosélyte, les Asiatiques revendiquent d’abord le droit à la différence, affirmant qu’il n’existe pas un modèle unique et mondial de société. Ils rejettent l’universalisation occidentale, non seulement par la relativisation, mais par la critique du modèle dominant : les perversions de la liberté. »

[4] Sa critique est acerbe : « Western human rights scholars and advocates – and their acolytes in the Global South – have been akin to a choir in church. Advocacy and defense of human rights are done with a religious zeal. The reason is that human rights have become the moral argument for the liberal project », M. W. Mutua, « Is the Age of Human Rights Over ?», S.A. McClennen, A. Schultheis Moore (ed.), Routledge Companion  Literature and Human Rights, p. 450.

[5] La critique des droits de l’homme a bien évidemment toujours existé – comme le démontre l’essai éclairant de J. Lacroix et JP Pranchère, Le procès des droits de l’homme, Paris, Seuil, 2016, 339 p. ou encore l’opus classique de M. Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, 1983, 169 p. – toutefois elle dépasse aujourd’hui de très loin le cercle des intellectuels.

[6] S. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000, 545 p. La version originale fut publiée en anglais en 1993.

[7] Cette tendance de fond est étudiée avec brio par M. Versteeg, T. Horley, A. Menge, M. Guim, M. Guirguis, « The Law and Politics of Presidential Term Limit Evasion », Columbia Law Review, 2020, pp. 173-248.

[8] P. Rosanvallon, « Penser le populisme », La vie des idées.fr., Extrait de la leçon inaugurale prononcée lors de la 26ème Rencontres de Pétrarque 2011, organisée autour du thème : le peuple a-t-il un avenir ? ; P. Ory, Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste, Paris, Gallimard, 2017, 252 p. ; J-W, Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Gallimard, 2017, p. 30. (Coll. Essai Folio). (Titre original Was Ist Populismus ? Ein Essay, 2016).

[9] F. Zacharia, « The rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs 76, November-December 1997, pp. 22-45. Il approfondissait ses réflexions dans son ouvrage traduit en français et publié chez Odile Jacob, L’avenir de la liberté. La démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le monde, Paris, Odile Jacob, 2003, 339 p.

[10] J-L. Margolin, « Le confucianisme et son double : anatomie du débat singapourien sur les valeurs asiatiques », Mots. Les langages du politique, 2001, pp. 51-70.

[11] F. Zakaria, « A Conversation with Lee Kuan Yew », Foreign Affairs, March/April 1994.

[12] Résolution 49/19-P, https://www.oic-iphrc.org/fr/data/docs/legal_instruments/OIC_HRRIT/942045.pdf

[13] Le premier paragraphe du préambule se lit ainsi : « Réaffirmant le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste; »

[14] Il s’agit d’une assemblée d’ecclésiastiques, de fidèles et de représentants de l’Etat.

[15] A. Krassikov, « La menace d’une idéologie ‘russe-orthodoxe’ », Etudes, 2005, pp. 321-328.

[16] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 1er juillet 2014, SAS c. France.

[17] En légiférant ce faisant pour bannir de l’espace public tout insigne « dissimulant le visage », voy. la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010.

[18] En effet, de plus en plus de sociétés occidentales affrontent avec difficulté – pour ne pas dire anxiété – les implications du multiculturalisme, décidant de proscrire de l’espace public toute manifestation religieuse vestimentaire jugée ‘excessive’, car en totale contradiction avec leurs « valeurs ». Sur les réponses du droit international à l’augmentation des demandes de reconnaissances culturelles diverses, voy. A. Xanthaki, « Multiculturalism and International Law : Discussing Universal Standards », Human Rights Quaterly, 2010, Vol.32, pp. 21-48.

[19] Imagine, 1971. Il s’agit du deuxième couplet : « Imagine there’s no countries, It isn’t hard to do, Nothing to kill or die for, No religion too, Imagine all the people living life in peace… ». Comme le souligne Heiner Bielefeldt – ancien Rapporteur spécial des Nations-Unies pour la liberté de religion et de croyance – une telle vision du monde est très répandue dans de nombreuses sociétés occidentales, voy. H. Bielefeldt, “Misperceptions of Freedom of Religion or Belief”, Human Rights Quaterly, Vol. 35, n°1, February 2013, pp. 33-68, spec. p. 49.

[20] La littérature anglo-saxonne est, à cet égard, d’un utile secours pour décrypter ces peurs identitaires, voy. J. R. Bowen, Blaming Islam, The Mit Press, 2012, 121 p. ; M. Nussbaum, The New Religious Intolerance. Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age, Cambridge, Harvard University Press, 2012, 304 p.

[21] A. Badó, P. Mezei, « Comparativism and the New Hungarian Fundamental Law-Taking Raz Seriously », International and Comparative Law Review, 2017, Vol. 17 n°1, pp. 109-127.

[22] La nouvelle Constitution hongroise, adoptée le 18 avril 2011 par l’Assemblée nationale et signée par le Président de la République le 25 avril 2011, est entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Cette nouvelle constitution a donné lieu à de vifs échanges de vues sur le plan national et international (voir les avis CDL (2011) 016 et CDL (2011) 001 de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise), la résolution n° 12490 déposée le 25 janvier à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, les déclarations du Conseil et de la Commission ainsi que la résolution du Parlement européen du 5 juillet 2011. On renvoie ici à l’Editorial comment de L. Azoulai, « Hungary’s new constitutional order and « European Unity », Common Market Law Review, 2012, 49, pp.871-883.

[23] Voir l’entretien avec Peter Kreko, Directeur du Think Tank atlantiste et libéral, Political Capital dans Le Monde du 9 avril 2018.

[24] Discours du Premier ministre Victor Orbán à l’occasion du 25ème anniversaire de l’Université libre d’Etat. Reproduite sur le site officiel du gouvernement hongrois, http:// www.kormany.hu/en/the-prime-minister/the-prime-minister-s-speeches/prime-minister-viktor-orban-s-speech-at-the-25th-balvanyos-summer-free-university-and-student-camp. Il se trouve traduit en anglais sur le site « Budapest Beacon ».

[25] Les extraits en anglais se lisent ainsi : « Meaning, that Hungarian nation is not a simple sum of individuals, but a community that needs to be organized, strengthened and developed, and in this sense, the new state that we are building is an illiberal state, a non-liberal state. It does not deny foundational values of liberalism, as freedom, etc.. But it does not make this ideology a central element of state organization, but applies a specific, national, particular approach in its stead. ».

[26] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) : A Case Study of Anti-Constitutional Populist Backsliding », Sydney Law School, Legal Studies Research Paper, n°18/01, January 2018, 72 p. (http://ssrn.com/abstract=3103491). Ce constitutionnaliste polonais, dont la notoriété est internationale, est aujourd’hui professeur en Australie ; il fait l’objet de plusieurs procès, tant en matière civile que pénale. Daniel Sarmiento, le directeur de la revue juridique EU law Live, l’a interviewé afin de mieux comprendre ces attaques judiciaires lancées par les autorités polonaises à son encontre, voy. « A Conversation with Professor Wojciech Sadurski on the Rule of Law crisis in Poland » https://eulawlive.com/podcast/.

[27] « Budapest à Varsovie » (Budapest to Warsaw) telle fut la formule utilisée par Kacyński quand son Parti (le PiS) a commencé à exercer le pouvoir en 2015.

[28] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., pp. 4-5

[29] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp.639-662. Le début de l’article d’Adam Bodnar, Défenseur du Peuple polonais résume tout… : « In 2015-2017 the attempt to dismantle rule of law guarantees was undertaken in Poland. The new government of the « Law and Justice » party (PiS) won the majority in elections in October 2015. A number of reforms were introduced. Most importantly, the independence of the Constitutional Court was undermined. The paralysis of the typical daily operation of the Constitutional Court allowed the ruling majority to pass legislation that aimed to centralize state power. The legislation (except for one law) was never verified by the Constitutional Court. In 2017, the ruling majority passed legislation threatening judicial independence, most notably the Supreme Court and the National Council of Judiciary. », pp. 639-640.

[30] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., p. 10 : « “Nowogrodzka” (the Warsaw address of the PiS headquarters, where Kaczyński has his main office) became synonymous with the true locus of power. When ministers need a strategic decision to guide their action, they “go to Nowogrodzka Street”. »

[31] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, Ibid., p. 640.

[32] Le témoignage d’Adam Bodnar est édifiant à cet égard : « Another set of anti-constitutional actions by the government was its policy towards refugees and migrants. Poland is one of the most homogenous member states of the European Union, with 98% of the population belonging to the Polish nation, and over 90% being Roman Catholic. The migration crisis in Europe coincided exactly with the electoral campaign. Therefore, the topic of migration and relocation of refugees within the EU, according to the scheme agreed on by the EU, was subject of intense discussion during the electoral campaign and its aftermath. The argument of a general fear of the Polish society towards migration was used both as a justification of certain legislative reforms (especially surveillance powers of secret service as well as method to increase popular support of government policies. In consequence, Poland has refused to participate in the EU relocation scheme», voir « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp. 650-651.

[33] Cité par J. Rupnik, « The Crisis of Liberalism », Journal of Democracy, Vol. 29, July 2018, pp. 24-38, spec. p. 27.

[34] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 23 juin 2016, Baka c. Hongrie.

[35] Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Karácsony et autres c. Hongrie ;Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Szél et autres c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 20 janvier 2020, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie.

[36] La « saga » navalny devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre,

[37] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Z.A. et autres c. Russie.

[38] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 2012, 22 mars 2012, Konstantin Markin c. Russie.

[39] Cour EDH, 20 juin 2017, Bayev et autres c. Russie.

[40] Cour EDH, 17 juillet 2018, Mariya Alekhina et autres c. Russie.

[41] Robert C. Blitt, « The Bottom Up Journey of “Defamation of Religion” from Muslim States to the United Nations : A Case Study of the Migration of Anti-Constitutional Ideas, Studies in Law, Politics and Society, 2011,pp.121-211.

[42] Pour plus de détails sur cette stratégie, voy. N. Haupais, « Sur de nouveaux concepts onusiens : la diffamation des religions et la lutte contre les ‘phobies’ religieuses », Société, droit et religion, 2011, n°1, pp. 29-43.

[43] Cité par R. J. Heydarian, « Penal Populism in Emerging Markets. Human Rights and Democracy in the Age of Strongmen », G.L. Neuman (eds.), Human Rights in Time of Populism. Challenges and Responses, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, p. 152.

[44] T. Ginsburg, « Authoritarian International Law », AJIL, 2020, pp. 221-260.

[45] Dans le cadre du mécanisme européen de garantie, c’est l’article 36 §4 de la Convention qui permet aux Etats, au Commissaire européen aux droits de l’homme ainsi qu’à des individus ou des ONG, de présenter des interventions devant la Cour.

[46] Voy. l’arrêt SAS c. France déjà cité.

[47] Comité des droits de l’homme des Nations Unies, 7 décembre 2018, Sonia Yarker (communication n°2747/2016) et Miriana Hebbadj (communication n°2807/2016). On lira avec intérêt l’opinion dissidente du juge tunisien Yadh Ben Achour qui s’exprimait ainsi afin de contester le constat établi par la majorité des membres du Comité : « 5. Le Comité admet dans les deux cas d’espèce que « le port du voile intégral relève d’une coutume d’une partie des fidèles musulmans et qu’il s’agit de l’accomplissement d’un rite et de la pratique d’une religion ». Cependant les constatations du Comité n’expliquent pas cette mystérieuse transfiguration d’une coutume en une obligation religieuse à caractère cultuel, au sens de l’article 18 du Pacte. En vérité, le port du niqab ou de la burqa est une coutume suivie dans certains pays dits « musulmans » qui, par l’effet de l’islamisme politique et des tendances rigoristes, a été artificiellement raccrochée à certains versets du Coran, notamment le verset 31 de la sourate de La Lumière et le verset 59 de la sourate des Coalisés. Pourtant, les savants les plus autorisés de l’islam ne reconnaissent pas la dissimulation du visage comme une obligation religieuse. En admettant même que le port du niqab soit interprété, comme le veut le Comité, comme l’expression de la liberté de religion, il faut rappeler que toutes les interprétations ne se valent pas au regard d’une société démocratique ayant pour fondement de son système juridique les droits de l’homme, les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte, et ayant érigé le principe de laïcité en principe constitutionnel, en particulier dans le contexte historique et juridique particulier de la France. Certaines interprétations ne peuvent avoir droit de cité. »

[48] C. McCrudden, « Transnational Culture Wars », IJCL, 2015, pp. 434-462. Voir également son ouvrage, Litigation Religions : An Essay on Human Rights, Courts and Beliefs, OUP, New-York, 2018, 196 p.

[49] L’affaire E.S. contre Autriche est un très bon exemple à cet égard. Pour une analyse critique de la stratégie d’instrumentalisation de cet arrêt menée par l’ECLJ, voy. L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (sept.-déc. 2018)», Actualité juridique de droit administratif, 28 janvier 2019, pp. 169-179.

[50] Les ONG et les juges de la CEDH, 2009-2019, Strasbourg, Février 2020, 218 p.

[51] R. Uitz, « Human Rights Watchdogs Face Illiberal Rullers in Europe », A. Sajó, R. Uitz (eds.), Critical Essays on Human Rights Criticism, Eleven International Publishing, 2020, 199-224). Cette législation n’a pas obtenu le cap du respect du droit de l’Union et la Hongrie fut condamnée pour manquement aux règles du droit de l’Union voy. CJUE, Gde Ch., 18 juin 2020, Commission européenne soutenue par la Suède contre la Hongrie, C/78-18.

[52] Pour plus de détails sur l’importation de cette culture war devant la Cour interaméricaine (en plus de la Cour européenne), on renvoie à L. Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales in context, La Justice qui n’allait pas de soi, Paris, Pedone, 2020, spec. p. 355 et s.

[53] Il fut institué par la Résolution 60/251, en ayant pour mission de « promouvoir le respect universel et la défense de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales, pour tous, sans distinction aucune et de façon juste et équitable ». Il est composé de 47 Etats membres, élus par l’AG des Nations Unies suivant le principe d’une répartition géographique équitable, pour des mandats de trois ans renouvelables une fois.

[54] Conseil des droits de l’homme, 15 septembre 2020, A/HRC/45/33. La Mission était composée de Marta Valiñas (Portugal), de Paul Seils (Royaume-Uni) et Francisco Cox (Chili). (https://www.ohchr.org/SP/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26247&LangID=S).

Société : La démolition de l’universalisme français

Société : La démolition de l’universalisme français

Par Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Membre de l’Institut de Recherche en droit international et européen de la Sorbonne
(Une version synthétique de cet article a été publié in Questions internationales, QI n°105, Janvier-Février 2021).

 

 

 

L’Universalisme des droits de l’homme est abîmé, car il est âprement rejeté. Les temps sont loin où le consensus international à leur égard était à son firmament. En effet, au moment où le monde célébrait le 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1998), la guerre froide n’était plus le logiciel idéologique qui scandait les relations internationales, tandis que la Déclaration et le Programme de Vienne sur les droits de l’homme (1993) étaient à mettre à l’actif triomphant de l’Organisation des Nations Unies qui en faisait l’alpha et l’oméga de son engagement. La juridictionnalisation de la protection des droits de l’homme sur les trois continents n’était pas discutée et une nouvelle vague de constitutionnalisme octroyait une place de premier choix aux droits et à leur garantie, y compris ceux en provenance des instruments internationaux. La démocratie libérale apparaissait comme l’horizon indépassable de l’Histoire, au point que Francis Fukuyama en prédisait la « fin »[1]. Vingt ans plus tard, les métamorphoses du monde ont profondément entamé cette vision, sans doute trop idyllique, où le « projet » des droits de l’homme semblait largement accepté, et donc acquis une fois pour toutes. Une telle vision du monde apparaît, aujourd’hui, plus que jamais discutable. La crise est à son paroxysme.

Elle l’est, tout d’abord, dans le champ des idées. Le rang des intellectuels qui dénoncent les droits de l’homme comme une idéologie impérialiste comme les autres ne cesse d’enfler. Qu’il s’agisse d’auteurs issus du Global North ou du Global South, ils se rejoignent sur le même constat : l’âge d’or des droits de l’homme n’est plus. Le Crépuscule de l’Universel est annoncé par la Française Chantal Delsol, professeur émérite de philosophie et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques[2]. Dans un essai très critique, elle dénonce les excès de l’Occident dans sa volonté d’imposer, coûte que coûte, sa vision au reste du Monde ; elle comprend, voire légitime, les rejets de certaines cultures occidentales et surtout des cultures non occidentales – comme les cultures asiatiques – à l’endroit de ce qu’elle nomme « les perversions de la liberté »[3] ; elle explique la mécanique du rejet d’un Universalisme vu comme indifférent aux particularismes culturels, notamment ceux qui attribuent aux groupes et à la religion, une place de choix. Ce qu’elle nomme les « cultures holistes » sont en guerre contre l’individualisme, à juste raison, écrit-elle. Leur « rapt d’identité » est tel que les ressentiments sont à leur firmament. Les excès dans l’inflation des droits individuels – vus comme une décadence insupportable – ne pouvaient qu’engendrer de furieux backlash où l’esprit de revanche se déploie.  A l’autre bout du globe, s’exprimant pourtant à partir d’une autre situation, le professeur de droit international américano-kenyan, Makau Mutua, dénonce avec constance dans ses travaux académiques, l’idéologie des droits de l’homme. Incarnation d’un projet libéral occidental décrié, elle serait devenue une ‘religion sectaire’[4]. Il dénonce l’hypocrisie de l’Universalisme qui ignore les autres approches culturelles qui se déploient en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Afrique, et qui contestent fortement le corpus normatif de l’Universel. Ces deux auteurs dont les idées convergent, ne sont que la face émergée de courants intellectuels de plus en plus visibles et audibles dans de nombreux pays à travers le monde[5]. Ils pointent les béances entre le discours sur les droits de l’homme et la réalité. Ne sont-elles pas sans cesse traversées par les turpitudes des nations occidentales, trop promptes à se draper dans l’éthique universelle pour mieux promouvoir et défendre leurs intérêts nationaux ? Ne sont-elles pas inquiétées, alors qu’elles sont elles-mêmes à l’origine de graves violations des droits de l’homme ? L’invasion par les troupes américaines de l’Irak, la pratique de la torture dans les geôles d’Abu Ghraib, la zone de non-droit de la prison de Guantanamo, l’utilisation des drones qui tuent sans distinguer les combattants des civils, sont autant de réalités incarnant l’archétype de la duplicité de l’« Ouest ». L’impunité occidentale accompagnée de son discours moralisateur, poussent les autres cultures à s’affranchir d’un Universalisme vu comme profondément inique et impérialiste.

Ces questions, sans cesse débattues dans les cercles académiques, ont puissamment investi, aujourd’hui, le champ politique. Les évolutions fulgurantes des relations internationales ont été propices à ce profond changement de paradigme. Les attentats du 11 septembre 2001 annonçaient déjà le déclin de l’Universel, ou plutôt, le combat de certaines cultures afin d’imposer au Monde une autre vision des rapports humains et de la vie en société. Car, depuis lors, c’est de cela dont il s’agit : une inflexible rivalité entre deux visions du Monde. La religion musulmane fut instrumentalisée à des fins de conquête, tant des esprits que des territoires. Le terrorisme islamiste ne frappait plus uniquement les pays du Moyen-Orient, mais saisissait également les terres occidentales. Un affrontement idéologique à l’échelle planétaire prenait place. Le « choc des civilisations » de Samuel Huntington[6], prenait le pas sur la vision de la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama. Dans le même temps, la centralité de l’Occident s’effritait. Des autocrates cultivant le mythe de « l’homme fort » et le culte de la personnalité, manipulant toutes les règles juridiques pour se maintenir au pouvoir, mirent en place diverses offensives afin de retrouver une puissance perdue, reconquérir une superbe d’antan. Les obsessions de Vladimir Poutine pour la puissance impériale russe ; de Recyep Erdogan pour l’empire Ottoman ; de Xi Jingping pour l’empire du Milieu, sont transformées en calculs et conquêtes géostratégiques ainsi qu’en politiques économiques agressives. Leur dessein est d’autant plus aisé à mettre en œuvre, que la traditionnelle superpuissance occidentale expérimente une déroute démocratique de premier ordre et renoue avec l’unilatéralisme. Les Etats-Unis de Donald Trump ont fait vaciller l’Ouest et son autorité passée. Ils ne sont plus les promoteurs du Human Rights’narrative qui allait toujours de pair avec la promotion de la démocratie : ad intra, ils promeuvent le slogan « Law and Order » lourd de sens historique ; criminalisent les migrants, y compris les mineurs isolés et font primer la santé économique sur la santé biologique ; ad extra, ils délaissent leurs alliés traditionnels (notamment les pays de l’Union européenne) et renforcent leurs liens avec des régimes pudiquement appelés « autoritaires », comme l’Arabie Saoudite de Mohamed Ben Salma (MBS) qui commandita, au vu et au su de la Communauté internationale, l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Si l’élection de Joe Biden est porteuse de plus d’équilibres et si son administration a déjà commencé à rectifier nombre des disruptions de l’administration républicaine, les dégâts engendrés par la politique de D. Trump seront durables. De nombreuses approches politiques disruptives, usant des mêmes ressorts populistes, permirent à d’autres personnalités d’orchestrer de très astucieux hold-up électoraux, promettant la fin de la corruption des élites gouvernantes, le rétablissement de l’ordre, de la sécurité et de la grandeurs passés, et l’établissement d’une gouvernance effective et socialement équitable. La démocratie et les droits de l’homme ne furent point à l’ordre du jour de leur campagne. Ainsi, des hommes (qui se révélèrent rapidement agir en autocrates) prirent la tête de pays aussi important que l’Inde (Narendi Modi), l’Indonésie (Joko Widodo) et les Philippines (Rodrigo Dutertre) pour l’Asie ; le Brésil pour l’Amérique latine (Jair Bolsonaro) ou encore le Rwanda (Paul Kagamé) pour l’Afrique.  Le droit n’est plus un instrument mis au service des check and balances et du respect des droits de l’homme ; il est instrumentalisé afin de renforcer la verticalité du pouvoir exécutif[7]. Le populisme fit des ravages partout dans de nombreux pays, développés ou pas, au point qu’historiens et politologues s’accordent sur l’existence indéniable d’un « populist turn »[8] souvent associé à l’implantation de ce que Fareed Zakaria, le premier, avait vu venir : l’illibéralisme[9]. Ce dernier se déploie tous azimuts, y compris à l’intérieur d’ensembles organisationnels dont on aurait pu penser qu’ils pouvaient agir tels des remparts infranchissables à de telles déflagrations. Ce fut l’inverse.  Les petits pays d’Europe centrale et orientale – ceux notamment du « Groupe de Visegrad – qui intégrèrent l’Union européenne et le Conseil de l’Europe dans la foulée de la désintégration communiste ; adoptèrent les règles du constitutionnalisme libéral, associées à celle du libéralisme économique ; acceptèrent d’être soumis au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme, finirent par se rebeller. L’homo economicus, individualiste et détaché de toute attache religieuse, est assez vite apparu étranger à leur histoire. Trop de droits, pour trop d’individus, dans trop de contextes « décadents » et sécularisés, tueraient ce qui fait le sel des identités hongroises, polonaises, tchèques etc… Ces pays se jouèrent des alertes et des mises en garde de l’Union européenne ; cette dernière fut impuissante à rendre efficaces ses mécanismes consistant à préserver l’Etat de droit. Partant, au sein même de l’Union, un front de résistance conservateur et illibéral se constitua. Le ver était dans le fruit.

Le constat est sombre. De toutes parts, à l’extérieur de l’Occident comme en son sein, le libéralisme politique, ferment de l’universalisme des droits de l’homme, est puissamment contesté. Si les relations internationales constituent le théâtre le plus visible des affrontements idéologiques, celui de la production du droit, prima facie plus discret, l’est pourtant tout autant. Les ennemis de l’Occident forgent des discours de la contestation à travers la production de textes juridiques alternatifs à la Déclaration Universelle (I). C’est encore à travers le droit qu’ils tentent de démanteler les structures mises en place après 1945 afin de réussir à transformer les rapports de force en leur sein (II).

I. L’UNIVERSALISME CONTESTÉ. LES DISCOURS DE LA CONTESTATION

L’élaboration, l’adoption et la diffusion de la Déclaration de 1948 fait partie d’un « discours » sublimé sur l’universalité des droits : a narrative. Cette histoire – diffusée par les Nations Unies et les élites internationales sécularisées – a placé le langage des droits de l’homme au-dessus des autres histoires et langages. Ce langage devint rapidement insensible à l’existence d’autres matrices. Alors qu’il n’accordait que peu de place aux cultures – synonyme de traditions, d’us et coutumes arriérés, qu’il convenait de faire évoluer vers la modernité – des contre-discours prirent corps. A mesure que le Human Right’s narrative était sacralisé, il n’eut de cesse d’être contesté. L’opposition idéologique qui traverse le champ politique international contemporain peut se résumer par la confrontation entre les droits (individuels) contre les cultures (notamment religieuses). Cette summa divisio se manifeste hors l’Occident (A) comme en son sein (B). Elle structure de nos jours les relations internationales car le monde s’est décentré : l’Ouest n’est plus omnipotent. Le présent, et certainement encore plus le futur, appartiennent à des puissances non-occidentales.

A. La contestation hors l’Occident

Les Etats et/ou groupes d’Etats représentant d’autres sensibilités, d’autres histoires, d’autres cultures que celles en provenance de l’Ouest, utilisèrent – tel un miroir au texte de 1948 – la technique juridique de la Déclaration afin d’affirmer et promouvoir « leurs » valeurs non-occidentales. La spécificité culturelle était brandie au nez de l’Occident comme un étendard politique contestataire, désirant en finir avec ce qui fut longtemps, également, un « complexe du colonisé ». Ils jouèrent le mimétisme technique afin de forger et diffuser des contre-discours. Aux langages des droits, ils opposèrent le langage des cultures ; à l’histoire de l’Universalisme, ils convoquèrent celle des Particularismes ; à l’approche centrée sur l’humain, ils décentrèrent le débat vers l’identité.

L’Asie fut à la pointe, dans les années 1990, de l’asiatisme, ou plus prosaïquement de la défense des « valeurs asiatiques ». Bien qu’il y eut une part non négligeable d’éléments conjoncturels qui poussèrent Lee Kuan Yew – Premier ministre pendant 30 ans (1959-1990) du micro-Etat singapourien situé à la pointe méridionale de la Malaisie – dans le lancement (agressif) d’une campagne idéologique contre l’universalisme occidental, il ne faut pas négliger ce que cette critique laissait transparaître. Tout d’abord, une revanche des anciens colonisés qui pouvaient, enfin, s’opposer frontalement aux anciens colonisateurs occidentaux[10] ; ensuite, une manière de légitimer une politique ultra-répressive qui se retrouva sous les feux des projecteurs internationaux. En tout état de cause, la rhétorique des « valeurs asiatiques » repose sur trois prémisses. Tout d’abord, les droits de l’homme et la démocratie ne sont pas universels mais sont uniquement l’apanage d’une construction des sociétés occidentales, qui n’a pas à être « imposée » à l’Asie. Ensuite, les sociétés asiatiques placent les valeurs communautaires, et la déférence à l’égard de l’autorité, au-dessus de l’individualisme et de la liberté de pensée et d’action. Enfin, l’Etat et la société sont des composantes d’une seule unité holistique ; partant, une attaque contre l’Etat constitue une attaque contre la société toute entière. Les implications d’une telle philosophie politique sont simples : les droits de l’homme et la démocratie sont des obstacles à la stabilité collective et au développement national qui supposent, à l’inverse, des leadership autoritaires[11]. Si ce débat disparut quelque peu de la scène idéologique asiatique avec les succès politiques et économiques de Taïwan et de Corée du Sud notamment, il réapparut à la faveur de l’irruption de nouveaux leaders populistes comme Rodrigo Dutertre et Joko Widodo.

Cette convocation de la religion contre un Occident universaliste sécularisé où la foi est déposée dans la dignité de l’être humain et non dans ses croyances, est symptomatique de la fracture qui parcourt les autres cultures non-occidentales. L’exemple du monde arabo-musulman est topique en la matière. L’Arabie saoudite qui œuvre de façon puissante au sein de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) a participé à faire adopter au Caire, le 5 août 1990, la Déclaration sur les droits de l’homme en Islam[12]. Ni son Préambule, ni ses 16 articles ne font référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme ; en revanche, la Ummah islamique y est centrale[13]. Les droits fondamentaux et les libertés publiques sont considérés comme faisant « partie intégrante de la Foi islamique » et, ce faisant, il est interdit de soumettre l’homme « à une quelconque pression ou de profiter de sa pauvreté ou de son ignorance pour le convertir à une autre religion ou à l’athéisme » (article 10), ni de contrevenir aux « principes de la Sharia » (article 22), laquelle constitue la « seule source de référence pour interpréter ou clarifier tout article de cette Déclaration » (article 25). Le relativisme culturel, fossoyeur de l’universalisme, fut également la tactique de l’Eglise orthodoxe russe. En 2006, sous la présidence du patriarche Alexis II, le Xème Concile mondial du peuple russe[14] – sous la houlette du métropolite Kirill, chef du département des relations extérieures de l’Eglise orthodoxe –adoptait une Déclaration des droits et de la dignité de l’homme, véritable alternative à la Déclaration universelle de 1948. Elle s’oppose explicitement aux excès de l’individualisme et considère qu’il est impossible de détacher les droits de l’homme de la morale[15].

B. La contestation au sein de l’Occident

Les valeurs charriées par le monde occidental sont doublement mises en cause de l’intérieur par deux types de populations qui sont reliées entre elles par un point commun : l’importance de leurs croyances religieuses. Là s’arrêtent toutefois les analogies car les uns (les Musulmans) sont des ressortissants de pays occidentaux qui, à titre individuel, entendent vivre selon leurs us et coutumes ; les autres (les Chrétiens) voient leur identité être utilisée, pour ne pas dire instrumentalisée, par des gouvernements illibéraux qui sont entrés en dissidence contre l’Occident en démantelant, un à un, les éléments des régimes démocratiques libéraux.

De nombreuses populations de confession musulmane sont nées et vivent sur le sol de moult pays occidentaux, conséquences complexes de l’augmentation des flux migratoires découlant de la colonisation, accentuée par la globalisation et la perpétration de conflits en tous genres. Très souvent en mal d’intégration, ces populations ont tendance à se replier sur leurs cultures d’origine. Se sentant, à tort ou à raison, rejetées ; sensibilisées aux discours religieux conservateurs alimentées par des réseaux puissants où les contre-discours lancés contre l’Universalisme font florès, ces populations revendiquent de façon visible leur appartenance religieuse. Dans le cadre de constructions individuelles et collectives complexes, ces manifestations sont, tout à la fois, l’exercice paisible d’une religion par l’affirmation d’une autonomie personnelle, mais également une revanche politique (comme descendants d’anciens peuples colonisés) alliée, très souvent, à une revendication identitaire. Cette irruption de la religiosité dans des sociétés occidentales largement sécularisées, engendre des tensions, des incompréhensions, voire même des contestations judiciaires. L’affaire S.A.S portée devant la Cour européenne des droits de l’homme en fut une manifestation criante[16]. Elle mit dos à dos, la construction d’une société occidentale – la société française in casu qui entendait coûte que coûte maintenir un de ses principes fondateurs qu’est l’universalisme républicain[17] – et l’expression publique et radicale de la foi religieuse d’une citoyenne française, de confession musulmane, qui désirait porter la burqa en tous lieux. Le choc des cultures fut flagrant. Il fut symptomatique de l’anxiété de multiples sociétés occidentales devant la montée en puissance de revendications multiculturelles déstabilisantes[18]. Alors que l’Occident sécularisé les avait longtemps ignorées – qui n’a pas en tête un des couplets de la très populaire chanson de John Lennon, Imagine, où il conçoit un monde paisible, sans pays et… sans religions[19] – il est désormais saisi par une angoisse existentielle profonde : celle d’une perte de sa propre identité par la mise à l’écart des valeurs universelles qui l’ont façonné[20]. Cette anxiété devant la montée en puissance du multiculturalisme se trouve décuplée du fait de la mutation du paysage international où l’ «Ouest» n’est plus leader, dépassé par de nouvelles puissances qui entendent bien anéantir l’arrogance occidentale.

Dans le même temps, mais dans un contexte politique différent, des pays Est-européens sont rentrés en opposition avec ces mêmes valeurs occidentales. Dans ce qui constitue une attaque en règle du libéralisme politique, la séparation des pouvoirs est démantelée et certaines interprétations des droits de l’homme (jugées décadentes) sont vivement contestées.  L’exemple hongrois le démontre à l’envi. Alors que l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2011 ne passa pas inaperçue[21] – suscitant l’émoi de la Commission de Venise[22], tant au regard de son contenu que de ses modalités d’approbation, écartant du processus constituant l’opposition et les membres de la société civile, elle fut néanmoins promue aisément.

Ce qui permit au parti de Viktor Orbán de remporter aisément les élections en 2010 et d’être en position de force pour enclencher, dans la foulée, la mécanique réformatrice, législative et constitutionnelle fut notamment le degré d’insatisfaction d’une grande partie de la population tant à l‘endroit du gouvernement en place à cette époque, qu’à l’égard du processus de transition lui- même. Il fut alors aisé au Fidesz d’instrumentaliser ce sentiment en clamant que, de transition démocratique réelle, il ne fut pas question au début des années 1990. Le temps était donc venu pour une « véritable » révolution, que le Fidesz allait mettre en œuvre. Il est crucial ici de relever un élément commun à d’autres scénarios populistes : la rapidité avec laquelle une fois au pouvoir, le gouvernement agit pour démanteler ce qui constitue l’essence même de l’Etat de droit : la séparation des pouvoirs avec, normalement à la clé, l’indépendance des tribunaux. En effet, avant même que la Constitution n’entre en vigueur le 1er janvier 2012, le Parlement hongrois avait préparé et adopté une série de textes législatifs modifiant en profondeur le fonctionnement démocratique du pays. Elles concernaient la liberté de la presse, le droit pénal, le droit de la famille et de la nationalité, le droit des élections, le statut des Eglises, et last but not least, le fonctionnement de la Cour constitutionnelle. La « déconsolidation » ne s’arrêta pas là : dans les derniers jours de l’année 2011, le Parlement adoptait une « Disposition transitoire à la Loi Fondamentale » avec rang constitutionnel dont le but fut de suppléer littéralement la nouvelle Constitution qui n’était pas encore entrée en vigueur. A partir de là, le pouvoir incarné dans la personne de Viktor Orbán n’a eu de cesse de détricoter les acquis démocratiques de la séparation des pouvoirs et de s’opposer à l’Union européenne, incarnant un Establishment corrompu loin des préoccupations du « Peuple » hongrois unifié sur la base d’un discours jouant sur les affects identitaires. A partir de cette réforme constitutionnelle, la rhétorique populiste continua à sévir afin de permettre le renouvellement du maintien au pouvoir du Fidesz et de son leader : les fake news devinrent « la narration officielle », après le musèlement de la presse libre[23]. Une telle politique fut clairement revendiquée et affichée ; elle fut brandie – et continue plus que jamais de l’être – comme un étendard de l’identité nationale hongroise. Le discours de Viktor Orbán du 26 juillet 2014 en est l’emblème[24]. Il affirme que le « nouvel Etat que nous sommes en train de construire en Hongrie est un Etat illibéral, un Etat non libéral » qui ne « rejettera pas les principes fondamentaux du libéralisme comme la liberté », mais qui en revanche, «ne fera pas de cette idéologie l’élément central de l’organisation de l’Etat », qui « inclut une approche différente, spéciale, nationale. » Et de poursuivre : « il est impossible de construire un nouvel Etat basé sur des fonctions illibérales et nationales au sein de l’Union européenne[25].» En transformant une expression au point d’en faire la marque de fabrique du constitutionnalisme populiste, il instrumentalisait, ni plus ni moins, ce que le politologue américain, Fareed Zacharia, dès 1997, avait décrit dans un article publié dans la revue Foreign affairs.

Que dire du cas Polonais[26], sinon que le démantèlement démocratique se fit sans que la Constitution du 2 avril 1997 n’ait été touchée ? Grandement inspiré par l’approche hongroise du Fidesz[27], le parti « Droit et Justice » (PiS), arrivé au pouvoir en 2015, déploya un éventail de mesures législatives qui se chargea de mener une attaque en règle, très rapide, de tout ce qui pouvait entraver l’action des autorités nouvellement élues. En l’espace de deux ans à peine, pas moins de treize lois ayant affecté de façon profonde toute l’architecture du système judiciaire, ont été adoptées. Autrement dit, le démantèlement au-delà de sa célérité a été systémique comme le souligne avec justesse Wojciech Sadurski[28]. Ainsi, les éléments clés du fonctionnement et des pouvoirs de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, des juridictions ordinaires, du Conseil national de la Magistrature, des services du Procureur et de l’Ecole nationale de la Magistrature ont été profondément modifiés[29]. Le point commun de ces réformes législatives est le pouvoir octroyé à l’Exécutif, comme au Législatif (qui est également entre les mains du PiS et plus précisément d’un seul homme, Kacyńsky), d’intervenir de façon significative dans la composition, les pouvoirs, l’administration et le fonctionnement de ces diverses institutions, sans que la Cour constitutionnelle puisse intervenir. Le professeur Wojciech Sadurski – qui a analysé de façon particulièrement fouillée la situation polonaise – considère qu’elle met en scène un « anti-constitutional populist backsliding » (une régression populiste anticonstitutionnelle), expression qu’il estime la plus adéquate pour décrire de la situation de son pays. Il met parfaitement en évidence que l’adoption de nombreuses lois eut clairement pour objectif de contourner de précises dispositions constitutionnelles, tant dans le domaine de la justice (constitutionnelle et ordinaire), que dans le champ du pluralisme des médias notamment. Il laisse à voir que la centralisation du pouvoir est telle que le siège du PiS en est même devenu l’emblème[30]. Dans un tel contexte, Adam Bodnar – Ombudsman polonais qui représente encore une des rares institutions indépendantes en Pologne –  pose parfaitement les termes de la problématique : «Poland is currently facing new challenges – how to protect human rights in a country where constitutional review is subject of political manipulation and where the Constitution of 2 April 1997 was de facto changed via legislative mean, while the original text of the Constitution remain intact[31] ? »

Ces deux pays européens au sens géographique et institutionnel du terme – ils sont en effet situés au cœur de l’Europe et sont membres de l’Union européenne – bien qu’ils soient traversés par plusieurs différences, n’en sont pas moins animés par une obsession commune : celle de ne pas perdre leur « identité » de pays chrétiens blancs[32]. Cette « guerre culturelle » comme la nomme Jacques Rupnik, est un élément majeur de ce repli nationaliste populiste. Elle n’est pas déclenchée uniquement en Pologne et en Hongrie, mais se manifeste également au-delà des frontières de l’Union européenne. On la retrouve dans les discours de Vladimir Poutine qui fustige la décadence et la permissivité de l’Europe (qui fait fi des valeurs traditionnelles, notamment en matière de mariage et d’orientation sexuelle) ou encore Donald Trump lequel, en voyage officiel à Varsovie, encouragea la Pologne à être un rempart de la civilisation occidentale pour « la famille, la liberté, le pays et pour Dieu »[33].

Dans ce contexte, les atteintes à l’égard des acquis démocratiques et le combat contre les interprétations libérales des droits de l’homme, deviennent systémiques. Le contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre avec éclat : c’est tantôt la destitution discrétionnaire des juges qui est en cause[34] ; tantôt les atteintes au pluralisme de l’expression (notamment des partis d’opposition)[35] et des dissidents[36] ; tantôt le traitement des étrangers[37]. Si on resserre l’analyse plus spécifiquement sur le contentieux russe devant la Cour de Strasbourg, on découvre, en lisant les allégations en défense avancées par le gouvernement, à quel point l’Etat défend une vision « traditionnelle » des rapports entre les hommes et les femmes[38] ; une vision où les homosexuels n’ont pas droit de cité[39] et où la liberté d’expression doit s’arrêter à la porte des Eglises[40], autant d’éléments qui renouent avec les fondements de la Déclaration adoptée en 2006 par l’Eglise orthodoxe russe.

II. L’UNIVERSALISME DÉMANTELÉ. LES STRATÉGIES DU DÉMANTÈLEMENT

Les stratégies de démantèlement de l’Universalisme passent par deux types d’approches complémentaires : l’instrumentalisation et le contournement/exclusion.

Instrumentaliser les outils du multilatéralisme est désormais une politique juridique éprouvée déployée au sein des organisations universelles et régionales par des Etats qui entendent promouvoir leurs valeurs alternatives. En un mot, les fora et les règles du multilatéralisme sont habilement maîtrisés et utilisés pour mieux détruire, de l’intérieur, les valeurs libérales qui les fondent depuis 1945 (A). En parallèle, des stratégies exogènes sont activées pour, purement et simplement, s’exclure des règles du jeu collectif afin de ne plus être contraints par ce qui apparaît, aux yeux des régimes populistes et autoritaires, comme une doxa devenue insupportable (B).

A. Le multilatéralisme instrumentalisé

L’instrumentalisation du multilatéralisme se manifeste à travers deux stratégies qui manient toutes les deux, mais de façon différente, les règles classiques du droit international. Il s’agit tout d’abord d’arriver à modifier les rapports de force au sein des grandes organisations internationales existantes ; il s’agit, ensuite, d’utiliser les fora judiciaires ou quasi-judiciaires – notamment ceux des organes de protection des droits de l’homme – pour faire valoir une autre interprétation des droits et libertés.

Obtenir un changement de rapports de force au sein des organisations et institutions de la famille des Nations Unies, au sein de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de l’Union africaine, de l’ASEAN etc…a pour dessein, in fine, de faire valoir et, si possible, de faire triompher une nouvelle doxa : un nouveau discours alternatif à l’Universalisme. Tantôt les particularismes culturels et religieux vont en constituer l’Alpha et l’Oméga ; tantôt le rejet de l’impérialisme (universel) en sera la matrice ; tantôt une identité historique et politique sublimée sera brandie en étendard d’un nouveau rapport au droit international, qui trop longtemps incarna un ordre post-45 désormais décrié et désavoué. Quelles que soient les justifications avancées, le dessein est identique : il est question de marginaliser l’universalisme des droits de l’homme et la démocratie libérale. Pendant de nombreuses années, l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI) a déployé une offensive sans précédent au sein des instances onusiennes dans un dessein très précis : arriver à imposer la sanction de la « diffamation » de l’Islam. Cette démarche témoigna d’une volonté de sanctifier les religions en général et l’Islam en particulier, dans le prolongement de la fatwa lancée contre Salman Rushdie suite à la publication des Versets sataniques en 1989 ; en un mot, mettre hors d’atteinte les religions de toute critique, au mépris de la liberté d’expression[41]. A cette sanctuarisation de la religion, s’ajouta le maintien et la défense de préceptes religieux dans le monde de la Cité : la Chari’a – en vigueur dans de nombreux pays musulmans – heurtant nombre de valeurs universelles. La tentative échoua, mais elle fut caractéristique d’une utilisation offensive et stratégique des fora du multilatéralisme pour mieux en détruire les principes constitutifs[42].

Si on se tourne vers l’Asie, il est topique de constater qu’en 2017, Rodrigo Dutertre, alors Président de l’ASEAN, décida expressément de promouvoir un agenda régional mettant l’accent sur la nécessité d’adopter des mesures draconiennes contre le crime ; de marginaliser les discussions sur les droits de l’homme et la démocratie ; de sanctifier la souveraineté et le principe de non-ingérence dans les affaires des Etats du Sud-Ouest asiatique et de promouvoir, last but not least, l’intégration régionale dans un « ASEAN way that will guide us »[43]. Cette démarche fut analysée de façon technique par le constitutionnaliste et internationaliste américain Tom Ginsburg qui, détaillait avec moult détails, dans un article à l’American Journal of International Law les stratégies des pays du continent asiatique consistant à créer de nouvelles normes afin de faire prévaloir leur point de vue « autoritaire » au sein des organisations régionales sises en Asie[44]. Et si le droit international devenait globalement « autoritaire » dans quelques années, au fur et à mesure de l’affaiblissement de l’Occident et de la montée en puissance des Etats autoritaires et illibéraux ?

L’autre technique d’instrumentalisation du droit international et des mécanismes du multilatéralisme se situe au niveau des organes de protection des droits de l’homme. Il s’agit de jouer sur la multiplicité des fora de protection et/ou de tenter, coûte que coûte, grâce au mécanisme de tierce intervention[45], de modifier le cours de la jurisprudence sur l’interprétation des droits. Si les activistes musulmans échouèrent devant la Cour européenne à obtenir la mise en jeu de la responsabilité internationale de la France du fait de l’interdiction de la burqa dans l’espace public[46], ils réussirent à l’obtenir devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies[47]. Ce faisant, la stratégie consistant à user habilement du forum shopping porta ses fruits et jeta le trouble sur la cohérence des valeurs à l’échelle internationale. A l’opposé du spectre religieux, les chrétiens s’organisèrent également afin de faire valoir une autre interprétation des droits, plus en conformité avec leurs fois religieuses. La « guerre des culture » (war cultures) naissait aux Etats-Unis dans les années 1990 à travers la création de puissantes ONG conservatrices[48], qui s’implantèrent en Europe pour certaines d’entre elles. Les questions dites « sociétales » – où la famille, le mariage, la religion, la vie et la mort sont en jeux – polarisent les sociétés, brouillent la qualité des débats nationaux et structurent des alliances stratégiques. Il s’agit alors de combattre, d’une manière ou d’une autre (la fin justifiant les moyens), les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne correspondent pas aux visions du monde que les associations et/ou ONG conservatrices entendent promouvoir. L’European Center for Law and Justice (ECLJ) fait partie de ces ONG laquelle, fort de son statut consultatif spécial obtenu auprès des Nations Unies depuis 2007 ; de son excellente stratégie communicationnelle qui lui permet d’avoir des entrées sur les sites internes des grands quotidiens nationaux, orchestre une critique « politique » des arrêts de la Cour, sous couvert d’une expertise juridique devant tendre, par définition, à la neutralité axiologique. Créée entre autres par Jay Alan Sekulow – avocat américain converti au christianisme et considéré comme l’un des 25 Evangélistes les plus influents aux Etats-Unis – l’ECLJ constitue le prolongement en Europe de l’American Center for Law and Justice (ACLJ) qui s’est créé pour être un contrepoids à l’Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union, ACLU). L’ONG européenne dont le siège est à Strasbourg, entend promouvoir la liberté religieuse, la famille et la vie (comprenez la vie des enfants à naître). Articles de presses, séminaires, aide juridique gratuite, tierces interventions devant la Cour (article 36 §4 de la Convention), font partie de son quotidien. La « spécialisation » sur les affaires religieuses de l’ECJL – en étant une association créée par un avocat chrétien évangéliste – permet de discerner le fil rouge qui étreint ses approches stratégiques, tout à la fois contentieuses et médiatiques[49]. Sa stratégie offensive ne se contente pas de jouer avec les ressorts techniques de la procédure devant la Cour ; elle consiste également à délégitimer les juges en personne. La campagne contre les juges de la Cour européenne lancée par l’ECLJ, commença par la publication d’un rapport qui présentait prima facie la forme d’une recherche[50], qui dévoila de drôles de conclusions (il fut reproché, notamment, à la Cour d’admettre trop d’ONG dites « libérales » au titre de la tierce intervention, alors que l’ECLJ est passé maître dans la mobilisation de ladite procédure), et termina par une campagne de presse – jouant avec les ressorts du story telling – orchestrée de concert avec l’hebdomadaire Valeurs actuelles et le directeur de l’ONG (G. Puppinck).  Des articles au vitriol furent et continuent d’être régulièrement distillés au sujet de « l’infiltration » de la Cour par les « amis » de Georges Soros. Les méthodes utilisées par Viktor Orban en Hongrie – consistant à diaboliser le philanthrope américain au point, notamment, de faire adopter une loi sur la transparence pour interdire le financement des ONG libérales[51], se dissémine en France[52]… Au cœur de l’Occident, ses valeurs libérales sont discutées, contestées jusque devant le prétoire des juges.7

B. Le multilatéralisme contourné

Le contournement du multilatéralisme passe par une stratégie de sortie : elle est le signe du déploiement d’une politique juridique extérieure marquée par une radicalité affichée et revendiquée. Dénoncer l’appartenance à des organisations internationales, à des traités multilatéraux ou encore à des systèmes juridictionnels de garantie des droits de l’homme – autant d’approches permises par les règles du droit international public – devient une politique en soi, le curseur d’un nouveau rapport au monde.

Dénoncer des traités internationaux est devenue une constante de la politique juridique extérieure de nombreux Etats. C’est évidemment l’approche états-unienne qui a frappé les esprits, tant sa mise en œuvre fut massive et rapide. America First fut le soubassement idéologique d’une cette politique radicale de rupture. Le divorce était consommé avec le multilatéralisme très vite après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Le 23 janvier 2017, les Etats-Unis annonçaient avec fracas leur retrait du Traité de libre-échange transpacifique (TPP) ; ils poursuivaient, le 1er juin 2017, en se retirant de l’Accord de Paris sur la lutte contre le réchauffement climatique, tandis qu’ils récidivaient, quelques mois plus tard, le 12 octobre 2017, avec le retrait de l’Unesco. Le désengagement continua en 2018 avec le retrait du Conseil des droits de l’homme[53] et de l’accord sur le nucléaire iranien. Les arguments avancés étaient de deux sortes : tantôt de tels traités étaient néfastes pour les Américains, tantôt les institutions dont les Etats-Unis se retiraient avaient développé un parti-pris « anti-israélien ».

Cette stratégie de « sortie » n’est pas le seul fait du « géant » nord-américain. A l’autre bout du spectre politique, le Venezuela d’Hugo Chávez puis de Nicolás Maduro, après avoir déployé des attaques en règle contre les organes interaméricains de protection des droits de l’homme (qui seraient sous l’emprise impérialiste des Etats-Unis), finit par dénoncer, tant la juridiction de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (2012), que son appartenance à l’organisation panaméricaine, i.e., l’Organisation des Etats américains (2017). Cette mise à l’écart délibéré des mécanismes de contrôle existant sur le continent, est particulièrement préoccupante. En témoigne les conclusions de la Mission indépendante d’établissement des faits du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui mit en lumière la commission de graves violations dans le pays[54] et, quand, dans la foulée, 23 anciens chefs d’Etat et de gouvernement latino-américains et espagnols, au moyen d’une déclaration adoptée le 23 septembre 2020[55], en appelèrent solennellement à la Cour pénale internationale afin qu’elle assume ses responsabilités devant les exactions commises… En Afrique, le dogme de la non-ingérence dans les affaires intérieures, fut l’argument politique avancé par les gouvernements de Paul Kagamé (Rwanda), John Magufuli (Tanzanie), Patrice Talon (Bénin) et Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), quand ils décidèrent de retirer leur déclaration d’acceptation de juridiction de la Cour africaine, respectivement en 2013, 2019 et 2020. Le Rwanda n’accepta point que des opposants politiques firent valoir leur droit devant la Cour d’Arsuha ; la Tanzanie estima insupportable de voir son système judiciaire défaillant passé au crible des standards exigeants de la Cour, tandis que le Bénin et la Côte d’Ivoire s’insurgèrent contre des arrêts, ainsi que des ordonnances de mesures provisoires, qui mettaient à jour les manœuvres politiciennes des autorités de ces Etats afin d’écarter de la scène politiques leurs rivaux[56]

***

Les forces politiques qui ont décidé de rejeter l’esprit de la Déclaration universelle sont, de nos jours, puissantes. Les critiques ne sont plus uniquement le fait de quelques cercles intellectuels, mais ont envahi la sphère politique. Les rapports de force à l’échelle internationale ayant profondément changé ; l’Occident étant singulièrement marginalisé, les valeurs alternatives – longtemps vues comme des épiphénomènes – sont en train peu à peu de s’imposer. Les contre discours « anti-droits » grandissent, finissent par s’imposer et modifier en profondeur les rapports entre les individus au sein de nombreuses sociétés, occidentales et non-occidentales, mais également au sein de nombreuses organisations internationales qui incarnaient, jusqu’à présent, le triomphe des « valeurs libérales ».

Cela ne veut pas dire que les défenseurs de l’ « esprit de 1948 » aient disparu, bien évidemment. Ils existent sur tous les continents (intellectuels, activistes, simples citoyens). Cela ne veut pas dire que les organisations multilatérales aient cessé de défendre les valeurs sur lesquelles reposent leurs actions [57]. Toutefois, les années à venir vont être marquées par une crispation croissante. La bipolarisation, nouveau marqueur des relations disloquées entre les citoyens d’un même pays, va continuer de s’étendre à l’échelle internationale : la guerre des valeurs n’est pas prête de s’éteindre. Si l’Universalisme des droits a déjà été traversé par diverses crises, celle-là est sans doute une des plus préoccupantes. Le combat sera long et difficile afin de préserver les acquis de 1948.

[1] F. Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. Une nouvelle édition a été publiée en 2018 avec une présentation d’H. Védrine (656 p.). Il est intéressant de noter que la revue Commentaire publiait, dès 1989, une traduction en français d’une conférence que l’auteur américain avait donné au Olin Center de Chicago, et qui s’intitulait « La fin de l’Histoire ? », Commentaire, 1989/3, pp. 457-469.

[2] C. Delsol, Le crépuscule de l’Universel. L’Occident postmoderne et ses adversaires, un conflit mondial des paradigmes, Paris, Les éditions du Cerf, 2020, 377 p.

[3] Ibid., p. 67 : « Voués à la comparaison avec l’Occident sûr de lui et prosélyte, les Asiatiques revendiquent d’abord le droit à la différence, affirmant qu’il n’existe pas un modèle unique et mondial de société. Ils rejettent l’universalisation occidentale, non seulement par la relativisation, mais par la critique du modèle dominant : les perversions de la liberté. »

[4] Sa critique est acerbe : « Western human rights scholars and advocates – and their acolytes in the Global South – have been akin to a choir in church. Advocacy and defense of human rights are done with a religious zeal. The reason is that human rights have become the moral argument for the liberal project », M. W. Mutua, « Is the Age of Human Rights Over ?», S.A. McClennen, A. Schultheis Moore (ed.), Routledge Companion  Literature and Human Rights, p. 450.

[5] La critique des droits de l’homme a bien évidemment toujours existé – comme le démontre l’essai éclairant de J. Lacroix et JP Pranchère, Le procès des droits de l’homme, Paris, Seuil, 2016, 339 p. ou encore l’opus classique de M. Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, 1983, 169 p. – toutefois elle dépasse aujourd’hui de très loin le cercle des intellectuels.

[6] S. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000, 545 p. La version originale fut publiée en anglais en 1993.

[7] Cette tendance de fond est étudiée avec brio par M. Versteeg, T. Horley, A. Menge, M. Guim, M. Guirguis, « The Law and Politics of Presidential Term Limit Evasion », Columbia Law Review, 2020, pp. 173-248.

[8] P. Rosanvallon, « Penser le populisme », La vie des idées.fr., Extrait de la leçon inaugurale prononcée lors de la 26ème Rencontres de Pétrarque 2011, organisée autour du thème : le peuple a-t-il un avenir ? ; P. Ory, Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste, Paris, Gallimard, 2017, 252 p. ; J-W, Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Gallimard, 2017, p. 30. (Coll. Essai Folio). (Titre original Was Ist Populismus ? Ein Essay, 2016).

[9] F. Zacharia, « The rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs 76, November-December 1997, pp. 22-45. Il approfondissait ses réflexions dans son ouvrage traduit en français et publié chez Odile Jacob, L’avenir de la liberté. La démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le monde, Paris, Odile Jacob, 2003, 339 p.

[10] J-L. Margolin, « Le confucianisme et son double : anatomie du débat singapourien sur les valeurs asiatiques », Mots. Les langages du politique, 2001, pp. 51-70.

[11] F. Zakaria, « A Conversation with Lee Kuan Yew », Foreign Affairs, March/April 1994.

[12] Résolution 49/19-P, https://www.oic-iphrc.org/fr/data/docs/legal_instruments/OIC_HRRIT/942045.pdf

[13] Le premier paragraphe du préambule se lit ainsi : « Réaffirmant le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste; »

[14] Il s’agit d’une assemblée d’ecclésiastiques, de fidèles et de représentants de l’Etat.

[15] A. Krassikov, « La menace d’une idéologie ‘russe-orthodoxe’ », Etudes, 2005, pp. 321-328.

[16] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 1er juillet 2014, SAS c. France.

[17] En légiférant ce faisant pour bannir de l’espace public tout insigne « dissimulant le visage », voy. la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010.

[18] En effet, de plus en plus de sociétés occidentales affrontent avec difficulté – pour ne pas dire anxiété – les implications du multiculturalisme, décidant de proscrire de l’espace public toute manifestation religieuse vestimentaire jugée ‘excessive’, car en totale contradiction avec leurs « valeurs ». Sur les réponses du droit international à l’augmentation des demandes de reconnaissances culturelles diverses, voy. A. Xanthaki, « Multiculturalism and International Law : Discussing Universal Standards », Human Rights Quaterly, 2010, Vol.32, pp. 21-48.

[19] Imagine, 1971. Il s’agit du deuxième couplet : « Imagine there’s no countries, It isn’t hard to do, Nothing to kill or die for, No religion too, Imagine all the people living life in peace… ». Comme le souligne Heiner Bielefeldt – ancien Rapporteur spécial des Nations-Unies pour la liberté de religion et de croyance – une telle vision du monde est très répandue dans de nombreuses sociétés occidentales, voy. H. Bielefeldt, “Misperceptions of Freedom of Religion or Belief”, Human Rights Quaterly, Vol. 35, n°1, February 2013, pp. 33-68, spec. p. 49.

[20] La littérature anglo-saxonne est, à cet égard, d’un utile secours pour décrypter ces peurs identitaires, voy. J. R. Bowen, Blaming Islam, The Mit Press, 2012, 121 p. ; M. Nussbaum, The New Religious Intolerance. Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age, Cambridge, Harvard University Press, 2012, 304 p.

[21] A. Badó, P. Mezei, « Comparativism and the New Hungarian Fundamental Law-Taking Raz Seriously », International and Comparative Law Review, 2017, Vol. 17 n°1, pp. 109-127.

[22] La nouvelle Constitution hongroise, adoptée le 18 avril 2011 par l’Assemblée nationale et signée par le Président de la République le 25 avril 2011, est entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Cette nouvelle constitution a donné lieu à de vifs échanges de vues sur le plan national et international (voir les avis CDL (2011) 016 et CDL (2011) 001 de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise), la résolution n° 12490 déposée le 25 janvier à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, les déclarations du Conseil et de la Commission ainsi que la résolution du Parlement européen du 5 juillet 2011. On renvoie ici à l’Editorial comment de L. Azoulai, « Hungary’s new constitutional order and « European Unity », Common Market Law Review, 2012, 49, pp.871-883.

[23] Voir l’entretien avec Peter Kreko, Directeur du Think Tank atlantiste et libéral, Political Capital dans Le Monde du 9 avril 2018.

[24] Discours du Premier ministre Victor Orbán à l’occasion du 25ème anniversaire de l’Université libre d’Etat. Reproduite sur le site officiel du gouvernement hongrois, http:// www.kormany.hu/en/the-prime-minister/the-prime-minister-s-speeches/prime-minister-viktor-orban-s-speech-at-the-25th-balvanyos-summer-free-university-and-student-camp. Il se trouve traduit en anglais sur le site « Budapest Beacon ».

[25] Les extraits en anglais se lisent ainsi : « Meaning, that Hungarian nation is not a simple sum of individuals, but a community that needs to be organized, strengthened and developed, and in this sense, the new state that we are building is an illiberal state, a non-liberal state. It does not deny foundational values of liberalism, as freedom, etc.. But it does not make this ideology a central element of state organization, but applies a specific, national, particular approach in its stead. ».

[26] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) : A Case Study of Anti-Constitutional Populist Backsliding », Sydney Law School, Legal Studies Research Paper, n°18/01, January 2018, 72 p. (http://ssrn.com/abstract=3103491). Ce constitutionnaliste polonais, dont la notoriété est internationale, est aujourd’hui professeur en Australie ; il fait l’objet de plusieurs procès, tant en matière civile que pénale. Daniel Sarmiento, le directeur de la revue juridique EU law Live, l’a interviewé afin de mieux comprendre ces attaques judiciaires lancées par les autorités polonaises à son encontre, voy. « A Conversation with Professor Wojciech Sadurski on the Rule of Law crisis in Poland » https://eulawlive.com/podcast/.

[27] « Budapest à Varsovie » (Budapest to Warsaw) telle fut la formule utilisée par Kacyński quand son Parti (le PiS) a commencé à exercer le pouvoir en 2015.

[28] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., pp. 4-5

[29] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp.639-662. Le début de l’article d’Adam Bodnar, Défenseur du Peuple polonais résume tout… : « In 2015-2017 the attempt to dismantle rule of law guarantees was undertaken in Poland. The new government of the « Law and Justice » party (PiS) won the majority in elections in October 2015. A number of reforms were introduced. Most importantly, the independence of the Constitutional Court was undermined. The paralysis of the typical daily operation of the Constitutional Court allowed the ruling majority to pass legislation that aimed to centralize state power. The legislation (except for one law) was never verified by the Constitutional Court. In 2017, the ruling majority passed legislation threatening judicial independence, most notably the Supreme Court and the National Council of Judiciary. », pp. 639-640.

[30] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., p. 10 : « “Nowogrodzka” (the Warsaw address of the PiS headquarters, where Kaczyński has his main office) became synonymous with the true locus of power. When ministers need a strategic decision to guide their action, they “go to Nowogrodzka Street”. »

[31] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, Ibid., p. 640.

[32] Le témoignage d’Adam Bodnar est édifiant à cet égard : « Another set of anti-constitutional actions by the government was its policy towards refugees and migrants. Poland is one of the most homogenous member states of the European Union, with 98% of the population belonging to the Polish nation, and over 90% being Roman Catholic. The migration crisis in Europe coincided exactly with the electoral campaign. Therefore, the topic of migration and relocation of refugees within the EU, according to the scheme agreed on by the EU, was subject of intense discussion during the electoral campaign and its aftermath. The argument of a general fear of the Polish society towards migration was used both as a justification of certain legislative reforms (especially surveillance powers of secret service as well as method to increase popular support of government policies. In consequence, Poland has refused to participate in the EU relocation scheme», voir « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp. 650-651.

[33] Cité par J. Rupnik, « The Crisis of Liberalism », Journal of Democracy, Vol. 29, July 2018, pp. 24-38, spec. p. 27.

[34] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 23 juin 2016, Baka c. Hongrie.

[35] Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Karácsony et autres c. Hongrie ;Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Szél et autres c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 20 janvier 2020, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie.

[36] La « saga » navalny devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre,

[37] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Z.A. et autres c. Russie.

[38] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 2012, 22 mars 2012, Konstantin Markin c. Russie.

[39] Cour EDH, 20 juin 2017, Bayev et autres c. Russie.

[40] Cour EDH, 17 juillet 2018, Mariya Alekhina et autres c. Russie.

[41] Robert C. Blitt, « The Bottom Up Journey of “Defamation of Religion” from Muslim States to the United Nations : A Case Study of the Migration of Anti-Constitutional Ideas, Studies in Law, Politics and Society, 2011,pp.121-211.

[42] Pour plus de détails sur cette stratégie, voy. N. Haupais, « Sur de nouveaux concepts onusiens : la diffamation des religions et la lutte contre les ‘phobies’ religieuses », Société, droit et religion, 2011, n°1, pp. 29-43.

[43] Cité par R. J. Heydarian, « Penal Populism in Emerging Markets. Human Rights and Democracy in the Age of Strongmen », G.L. Neuman (eds.), Human Rights in Time of Populism. Challenges and Responses, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, p. 152.

[44] T. Ginsburg, « Authoritarian International Law », AJIL, 2020, pp. 221-260.

[45] Dans le cadre du mécanisme européen de garantie, c’est l’article 36 §4 de la Convention qui permet aux Etats, au Commissaire européen aux droits de l’homme ainsi qu’à des individus ou des ONG, de présenter des interventions devant la Cour.

[46] Voy. l’arrêt SAS c. France déjà cité.

[47] Comité des droits de l’homme des Nations Unies, 7 décembre 2018, Sonia Yarker (communication n°2747/2016) et Miriana Hebbadj (communication n°2807/2016). On lira avec intérêt l’opinion dissidente du juge tunisien Yadh Ben Achour qui s’exprimait ainsi afin de contester le constat établi par la majorité des membres du Comité : « 5. Le Comité admet dans les deux cas d’espèce que « le port du voile intégral relève d’une coutume d’une partie des fidèles musulmans et qu’il s’agit de l’accomplissement d’un rite et de la pratique d’une religion ». Cependant les constatations du Comité n’expliquent pas cette mystérieuse transfiguration d’une coutume en une obligation religieuse à caractère cultuel, au sens de l’article 18 du Pacte. En vérité, le port du niqab ou de la burqa est une coutume suivie dans certains pays dits « musulmans » qui, par l’effet de l’islamisme politique et des tendances rigoristes, a été artificiellement raccrochée à certains versets du Coran, notamment le verset 31 de la sourate de La Lumière et le verset 59 de la sourate des Coalisés. Pourtant, les savants les plus autorisés de l’islam ne reconnaissent pas la dissimulation du visage comme une obligation religieuse. En admettant même que le port du niqab soit interprété, comme le veut le Comité, comme l’expression de la liberté de religion, il faut rappeler que toutes les interprétations ne se valent pas au regard d’une société démocratique ayant pour fondement de son système juridique les droits de l’homme, les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte, et ayant érigé le principe de laïcité en principe constitutionnel, en particulier dans le contexte historique et juridique particulier de la France. Certaines interprétations ne peuvent avoir droit de cité. »

[48] C. McCrudden, « Transnational Culture Wars », IJCL, 2015, pp. 434-462. Voir également son ouvrage, Litigation Religions : An Essay on Human Rights, Courts and Beliefs, OUP, New-York, 2018, 196 p.

[49] L’affaire E.S. contre Autriche est un très bon exemple à cet égard. Pour une analyse critique de la stratégie d’instrumentalisation de cet arrêt menée par l’ECLJ, voy. L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (sept.-déc. 2018)», Actualité juridique de droit administratif, 28 janvier 2019, pp. 169-179.

[50] Les ONG et les juges de la CEDH, 2009-2019, Strasbourg, Février 2020, 218 p.

[51] R. Uitz, « Human Rights Watchdogs Face Illiberal Rullers in Europe », A. Sajó, R. Uitz (eds.), Critical Essays on Human Rights Criticism, Eleven International Publishing, 2020, 199-224). Cette législation n’a pas obtenu le cap du respect du droit de l’Union et la Hongrie fut condamnée pour manquement aux règles du droit de l’Union voy. CJUE, Gde Ch., 18 juin 2020, Commission européenne soutenue par la Suède contre la Hongrie, C/78-18.

[52] Pour plus de détails sur l’importation de cette culture war devant la Cour interaméricaine (en plus de la Cour européenne), on renvoie à L. Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales in context, La Justice qui n’allait pas de soi, Paris, Pedone, 2020, spec. p. 355 et s.

[53] Il fut institué par la Résolution 60/251, en ayant pour mission de « promouvoir le respect universel et la défense de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales, pour tous, sans distinction aucune et de façon juste et équitable ». Il est composé de 47 Etats membres, élus par l’AG des Nations Unies suivant le principe d’une répartition géographique équitable, pour des mandats de trois ans renouvelables une fois.

[54] Conseil des droits de l’homme, 15 septembre 2020, A/HRC/45/33. La Mission était composée de Marta Valiñas (Portugal), de Paul Seils (Royaume-Uni) et Francisco Cox (Chili). (https://www.ohchr.org/SP/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26247&LangID=S).

Société : La démolition de l’universalisme français

Société : La démolition de l’universalisme français

Par Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Membre de l’Institut de Recherche en droit international et européen de la Sorbonne
(Une version synthétique de cet article a été publié in Questions internationales, QI n°105, Janvier-Février 2021).

 

 

 

L’Universalisme des droits de l’homme est abîmé, car il est âprement rejeté. Les temps sont loin où le consensus international à leur égard était à son firmament. En effet, au moment où le monde célébrait le 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1998), la guerre froide n’était plus le logiciel idéologique qui scandait les relations internationales, tandis que la Déclaration et le Programme de Vienne sur les droits de l’homme (1993) étaient à mettre à l’actif triomphant de l’Organisation des Nations Unies qui en faisait l’alpha et l’oméga de son engagement. La juridictionnalisation de la protection des droits de l’homme sur les trois continents n’était pas discutée et une nouvelle vague de constitutionnalisme octroyait une place de premier choix aux droits et à leur garantie, y compris ceux en provenance des instruments internationaux. La démocratie libérale apparaissait comme l’horizon indépassable de l’Histoire, au point que Francis Fukuyama en prédisait la « fin »[1]. Vingt ans plus tard, les métamorphoses du monde ont profondément entamé cette vision, sans doute trop idyllique, où le « projet » des droits de l’homme semblait largement accepté, et donc acquis une fois pour toutes. Une telle vision du monde apparaît, aujourd’hui, plus que jamais discutable. La crise est à son paroxysme.

Elle l’est, tout d’abord, dans le champ des idées. Le rang des intellectuels qui dénoncent les droits de l’homme comme une idéologie impérialiste comme les autres ne cesse d’enfler. Qu’il s’agisse d’auteurs issus du Global North ou du Global South, ils se rejoignent sur le même constat : l’âge d’or des droits de l’homme n’est plus. Le Crépuscule de l’Universel est annoncé par la Française Chantal Delsol, professeur émérite de philosophie et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques[2]. Dans un essai très critique, elle dénonce les excès de l’Occident dans sa volonté d’imposer, coûte que coûte, sa vision au reste du Monde ; elle comprend, voire légitime, les rejets de certaines cultures occidentales et surtout des cultures non occidentales – comme les cultures asiatiques – à l’endroit de ce qu’elle nomme « les perversions de la liberté »[3] ; elle explique la mécanique du rejet d’un Universalisme vu comme indifférent aux particularismes culturels, notamment ceux qui attribuent aux groupes et à la religion, une place de choix. Ce qu’elle nomme les « cultures holistes » sont en guerre contre l’individualisme, à juste raison, écrit-elle. Leur « rapt d’identité » est tel que les ressentiments sont à leur firmament. Les excès dans l’inflation des droits individuels – vus comme une décadence insupportable – ne pouvaient qu’engendrer de furieux backlash où l’esprit de revanche se déploie.  A l’autre bout du globe, s’exprimant pourtant à partir d’une autre situation, le professeur de droit international américano-kenyan, Makau Mutua, dénonce avec constance dans ses travaux académiques, l’idéologie des droits de l’homme. Incarnation d’un projet libéral occidental décrié, elle serait devenue une ‘religion sectaire’[4]. Il dénonce l’hypocrisie de l’Universalisme qui ignore les autres approches culturelles qui se déploient en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Afrique, et qui contestent fortement le corpus normatif de l’Universel. Ces deux auteurs dont les idées convergent, ne sont que la face émergée de courants intellectuels de plus en plus visibles et audibles dans de nombreux pays à travers le monde[5]. Ils pointent les béances entre le discours sur les droits de l’homme et la réalité. Ne sont-elles pas sans cesse traversées par les turpitudes des nations occidentales, trop promptes à se draper dans l’éthique universelle pour mieux promouvoir et défendre leurs intérêts nationaux ? Ne sont-elles pas inquiétées, alors qu’elles sont elles-mêmes à l’origine de graves violations des droits de l’homme ? L’invasion par les troupes américaines de l’Irak, la pratique de la torture dans les geôles d’Abu Ghraib, la zone de non-droit de la prison de Guantanamo, l’utilisation des drones qui tuent sans distinguer les combattants des civils, sont autant de réalités incarnant l’archétype de la duplicité de l’« Ouest ». L’impunité occidentale accompagnée de son discours moralisateur, poussent les autres cultures à s’affranchir d’un Universalisme vu comme profondément inique et impérialiste.

Ces questions, sans cesse débattues dans les cercles académiques, ont puissamment investi, aujourd’hui, le champ politique. Les évolutions fulgurantes des relations internationales ont été propices à ce profond changement de paradigme. Les attentats du 11 septembre 2001 annonçaient déjà le déclin de l’Universel, ou plutôt, le combat de certaines cultures afin d’imposer au Monde une autre vision des rapports humains et de la vie en société. Car, depuis lors, c’est de cela dont il s’agit : une inflexible rivalité entre deux visions du Monde. La religion musulmane fut instrumentalisée à des fins de conquête, tant des esprits que des territoires. Le terrorisme islamiste ne frappait plus uniquement les pays du Moyen-Orient, mais saisissait également les terres occidentales. Un affrontement idéologique à l’échelle planétaire prenait place. Le « choc des civilisations » de Samuel Huntington[6], prenait le pas sur la vision de la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama. Dans le même temps, la centralité de l’Occident s’effritait. Des autocrates cultivant le mythe de « l’homme fort » et le culte de la personnalité, manipulant toutes les règles juridiques pour se maintenir au pouvoir, mirent en place diverses offensives afin de retrouver une puissance perdue, reconquérir une superbe d’antan. Les obsessions de Vladimir Poutine pour la puissance impériale russe ; de Recyep Erdogan pour l’empire Ottoman ; de Xi Jingping pour l’empire du Milieu, sont transformées en calculs et conquêtes géostratégiques ainsi qu’en politiques économiques agressives. Leur dessein est d’autant plus aisé à mettre en œuvre, que la traditionnelle superpuissance occidentale expérimente une déroute démocratique de premier ordre et renoue avec l’unilatéralisme. Les Etats-Unis de Donald Trump ont fait vaciller l’Ouest et son autorité passée. Ils ne sont plus les promoteurs du Human Rights’narrative qui allait toujours de pair avec la promotion de la démocratie : ad intra, ils promeuvent le slogan « Law and Order » lourd de sens historique ; criminalisent les migrants, y compris les mineurs isolés et font primer la santé économique sur la santé biologique ; ad extra, ils délaissent leurs alliés traditionnels (notamment les pays de l’Union européenne) et renforcent leurs liens avec des régimes pudiquement appelés « autoritaires », comme l’Arabie Saoudite de Mohamed Ben Salma (MBS) qui commandita, au vu et au su de la Communauté internationale, l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Si l’élection de Joe Biden est porteuse de plus d’équilibres et si son administration a déjà commencé à rectifier nombre des disruptions de l’administration républicaine, les dégâts engendrés par la politique de D. Trump seront durables. De nombreuses approches politiques disruptives, usant des mêmes ressorts populistes, permirent à d’autres personnalités d’orchestrer de très astucieux hold-up électoraux, promettant la fin de la corruption des élites gouvernantes, le rétablissement de l’ordre, de la sécurité et de la grandeurs passés, et l’établissement d’une gouvernance effective et socialement équitable. La démocratie et les droits de l’homme ne furent point à l’ordre du jour de leur campagne. Ainsi, des hommes (qui se révélèrent rapidement agir en autocrates) prirent la tête de pays aussi important que l’Inde (Narendi Modi), l’Indonésie (Joko Widodo) et les Philippines (Rodrigo Dutertre) pour l’Asie ; le Brésil pour l’Amérique latine (Jair Bolsonaro) ou encore le Rwanda (Paul Kagamé) pour l’Afrique.  Le droit n’est plus un instrument mis au service des check and balances et du respect des droits de l’homme ; il est instrumentalisé afin de renforcer la verticalité du pouvoir exécutif[7]. Le populisme fit des ravages partout dans de nombreux pays, développés ou pas, au point qu’historiens et politologues s’accordent sur l’existence indéniable d’un « populist turn »[8] souvent associé à l’implantation de ce que Fareed Zakaria, le premier, avait vu venir : l’illibéralisme[9]. Ce dernier se déploie tous azimuts, y compris à l’intérieur d’ensembles organisationnels dont on aurait pu penser qu’ils pouvaient agir tels des remparts infranchissables à de telles déflagrations. Ce fut l’inverse.  Les petits pays d’Europe centrale et orientale – ceux notamment du « Groupe de Visegrad – qui intégrèrent l’Union européenne et le Conseil de l’Europe dans la foulée de la désintégration communiste ; adoptèrent les règles du constitutionnalisme libéral, associées à celle du libéralisme économique ; acceptèrent d’être soumis au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme, finirent par se rebeller. L’homo economicus, individualiste et détaché de toute attache religieuse, est assez vite apparu étranger à leur histoire. Trop de droits, pour trop d’individus, dans trop de contextes « décadents » et sécularisés, tueraient ce qui fait le sel des identités hongroises, polonaises, tchèques etc… Ces pays se jouèrent des alertes et des mises en garde de l’Union européenne ; cette dernière fut impuissante à rendre efficaces ses mécanismes consistant à préserver l’Etat de droit. Partant, au sein même de l’Union, un front de résistance conservateur et illibéral se constitua. Le ver était dans le fruit.

Le constat est sombre. De toutes parts, à l’extérieur de l’Occident comme en son sein, le libéralisme politique, ferment de l’universalisme des droits de l’homme, est puissamment contesté. Si les relations internationales constituent le théâtre le plus visible des affrontements idéologiques, celui de la production du droit, prima facie plus discret, l’est pourtant tout autant. Les ennemis de l’Occident forgent des discours de la contestation à travers la production de textes juridiques alternatifs à la Déclaration Universelle (I). C’est encore à travers le droit qu’ils tentent de démanteler les structures mises en place après 1945 afin de réussir à transformer les rapports de force en leur sein (II).

I. L’UNIVERSALISME CONTESTÉ. LES DISCOURS DE LA CONTESTATION

L’élaboration, l’adoption et la diffusion de la Déclaration de 1948 fait partie d’un « discours » sublimé sur l’universalité des droits : a narrative. Cette histoire – diffusée par les Nations Unies et les élites internationales sécularisées – a placé le langage des droits de l’homme au-dessus des autres histoires et langages. Ce langage devint rapidement insensible à l’existence d’autres matrices. Alors qu’il n’accordait que peu de place aux cultures – synonyme de traditions, d’us et coutumes arriérés, qu’il convenait de faire évoluer vers la modernité – des contre-discours prirent corps. A mesure que le Human Right’s narrative était sacralisé, il n’eut de cesse d’être contesté. L’opposition idéologique qui traverse le champ politique international contemporain peut se résumer par la confrontation entre les droits (individuels) contre les cultures (notamment religieuses). Cette summa divisio se manifeste hors l’Occident (A) comme en son sein (B). Elle structure de nos jours les relations internationales car le monde s’est décentré : l’Ouest n’est plus omnipotent. Le présent, et certainement encore plus le futur, appartiennent à des puissances non-occidentales.

A. La contestation hors l’Occident

Les Etats et/ou groupes d’Etats représentant d’autres sensibilités, d’autres histoires, d’autres cultures que celles en provenance de l’Ouest, utilisèrent – tel un miroir au texte de 1948 – la technique juridique de la Déclaration afin d’affirmer et promouvoir « leurs » valeurs non-occidentales. La spécificité culturelle était brandie au nez de l’Occident comme un étendard politique contestataire, désirant en finir avec ce qui fut longtemps, également, un « complexe du colonisé ». Ils jouèrent le mimétisme technique afin de forger et diffuser des contre-discours. Aux langages des droits, ils opposèrent le langage des cultures ; à l’histoire de l’Universalisme, ils convoquèrent celle des Particularismes ; à l’approche centrée sur l’humain, ils décentrèrent le débat vers l’identité.

L’Asie fut à la pointe, dans les années 1990, de l’asiatisme, ou plus prosaïquement de la défense des « valeurs asiatiques ». Bien qu’il y eut une part non négligeable d’éléments conjoncturels qui poussèrent Lee Kuan Yew – Premier ministre pendant 30 ans (1959-1990) du micro-Etat singapourien situé à la pointe méridionale de la Malaisie – dans le lancement (agressif) d’une campagne idéologique contre l’universalisme occidental, il ne faut pas négliger ce que cette critique laissait transparaître. Tout d’abord, une revanche des anciens colonisés qui pouvaient, enfin, s’opposer frontalement aux anciens colonisateurs occidentaux[10] ; ensuite, une manière de légitimer une politique ultra-répressive qui se retrouva sous les feux des projecteurs internationaux. En tout état de cause, la rhétorique des « valeurs asiatiques » repose sur trois prémisses. Tout d’abord, les droits de l’homme et la démocratie ne sont pas universels mais sont uniquement l’apanage d’une construction des sociétés occidentales, qui n’a pas à être « imposée » à l’Asie. Ensuite, les sociétés asiatiques placent les valeurs communautaires, et la déférence à l’égard de l’autorité, au-dessus de l’individualisme et de la liberté de pensée et d’action. Enfin, l’Etat et la société sont des composantes d’une seule unité holistique ; partant, une attaque contre l’Etat constitue une attaque contre la société toute entière. Les implications d’une telle philosophie politique sont simples : les droits de l’homme et la démocratie sont des obstacles à la stabilité collective et au développement national qui supposent, à l’inverse, des leadership autoritaires[11]. Si ce débat disparut quelque peu de la scène idéologique asiatique avec les succès politiques et économiques de Taïwan et de Corée du Sud notamment, il réapparut à la faveur de l’irruption de nouveaux leaders populistes comme Rodrigo Dutertre et Joko Widodo.

Cette convocation de la religion contre un Occident universaliste sécularisé où la foi est déposée dans la dignité de l’être humain et non dans ses croyances, est symptomatique de la fracture qui parcourt les autres cultures non-occidentales. L’exemple du monde arabo-musulman est topique en la matière. L’Arabie saoudite qui œuvre de façon puissante au sein de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) a participé à faire adopter au Caire, le 5 août 1990, la Déclaration sur les droits de l’homme en Islam[12]. Ni son Préambule, ni ses 16 articles ne font référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme ; en revanche, la Ummah islamique y est centrale[13]. Les droits fondamentaux et les libertés publiques sont considérés comme faisant « partie intégrante de la Foi islamique » et, ce faisant, il est interdit de soumettre l’homme « à une quelconque pression ou de profiter de sa pauvreté ou de son ignorance pour le convertir à une autre religion ou à l’athéisme » (article 10), ni de contrevenir aux « principes de la Sharia » (article 22), laquelle constitue la « seule source de référence pour interpréter ou clarifier tout article de cette Déclaration » (article 25). Le relativisme culturel, fossoyeur de l’universalisme, fut également la tactique de l’Eglise orthodoxe russe. En 2006, sous la présidence du patriarche Alexis II, le Xème Concile mondial du peuple russe[14] – sous la houlette du métropolite Kirill, chef du département des relations extérieures de l’Eglise orthodoxe –adoptait une Déclaration des droits et de la dignité de l’homme, véritable alternative à la Déclaration universelle de 1948. Elle s’oppose explicitement aux excès de l’individualisme et considère qu’il est impossible de détacher les droits de l’homme de la morale[15].

B. La contestation au sein de l’Occident

Les valeurs charriées par le monde occidental sont doublement mises en cause de l’intérieur par deux types de populations qui sont reliées entre elles par un point commun : l’importance de leurs croyances religieuses. Là s’arrêtent toutefois les analogies car les uns (les Musulmans) sont des ressortissants de pays occidentaux qui, à titre individuel, entendent vivre selon leurs us et coutumes ; les autres (les Chrétiens) voient leur identité être utilisée, pour ne pas dire instrumentalisée, par des gouvernements illibéraux qui sont entrés en dissidence contre l’Occident en démantelant, un à un, les éléments des régimes démocratiques libéraux.

De nombreuses populations de confession musulmane sont nées et vivent sur le sol de moult pays occidentaux, conséquences complexes de l’augmentation des flux migratoires découlant de la colonisation, accentuée par la globalisation et la perpétration de conflits en tous genres. Très souvent en mal d’intégration, ces populations ont tendance à se replier sur leurs cultures d’origine. Se sentant, à tort ou à raison, rejetées ; sensibilisées aux discours religieux conservateurs alimentées par des réseaux puissants où les contre-discours lancés contre l’Universalisme font florès, ces populations revendiquent de façon visible leur appartenance religieuse. Dans le cadre de constructions individuelles et collectives complexes, ces manifestations sont, tout à la fois, l’exercice paisible d’une religion par l’affirmation d’une autonomie personnelle, mais également une revanche politique (comme descendants d’anciens peuples colonisés) alliée, très souvent, à une revendication identitaire. Cette irruption de la religiosité dans des sociétés occidentales largement sécularisées, engendre des tensions, des incompréhensions, voire même des contestations judiciaires. L’affaire S.A.S portée devant la Cour européenne des droits de l’homme en fut une manifestation criante[16]. Elle mit dos à dos, la construction d’une société occidentale – la société française in casu qui entendait coûte que coûte maintenir un de ses principes fondateurs qu’est l’universalisme républicain[17] – et l’expression publique et radicale de la foi religieuse d’une citoyenne française, de confession musulmane, qui désirait porter la burqa en tous lieux. Le choc des cultures fut flagrant. Il fut symptomatique de l’anxiété de multiples sociétés occidentales devant la montée en puissance de revendications multiculturelles déstabilisantes[18]. Alors que l’Occident sécularisé les avait longtemps ignorées – qui n’a pas en tête un des couplets de la très populaire chanson de John Lennon, Imagine, où il conçoit un monde paisible, sans pays et… sans religions[19] – il est désormais saisi par une angoisse existentielle profonde : celle d’une perte de sa propre identité par la mise à l’écart des valeurs universelles qui l’ont façonné[20]. Cette anxiété devant la montée en puissance du multiculturalisme se trouve décuplée du fait de la mutation du paysage international où l’ «Ouest» n’est plus leader, dépassé par de nouvelles puissances qui entendent bien anéantir l’arrogance occidentale.

Dans le même temps, mais dans un contexte politique différent, des pays Est-européens sont rentrés en opposition avec ces mêmes valeurs occidentales. Dans ce qui constitue une attaque en règle du libéralisme politique, la séparation des pouvoirs est démantelée et certaines interprétations des droits de l’homme (jugées décadentes) sont vivement contestées.  L’exemple hongrois le démontre à l’envi. Alors que l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2011 ne passa pas inaperçue[21] – suscitant l’émoi de la Commission de Venise[22], tant au regard de son contenu que de ses modalités d’approbation, écartant du processus constituant l’opposition et les membres de la société civile, elle fut néanmoins promue aisément.

Ce qui permit au parti de Viktor Orbán de remporter aisément les élections en 2010 et d’être en position de force pour enclencher, dans la foulée, la mécanique réformatrice, législative et constitutionnelle fut notamment le degré d’insatisfaction d’une grande partie de la population tant à l‘endroit du gouvernement en place à cette époque, qu’à l’égard du processus de transition lui- même. Il fut alors aisé au Fidesz d’instrumentaliser ce sentiment en clamant que, de transition démocratique réelle, il ne fut pas question au début des années 1990. Le temps était donc venu pour une « véritable » révolution, que le Fidesz allait mettre en œuvre. Il est crucial ici de relever un élément commun à d’autres scénarios populistes : la rapidité avec laquelle une fois au pouvoir, le gouvernement agit pour démanteler ce qui constitue l’essence même de l’Etat de droit : la séparation des pouvoirs avec, normalement à la clé, l’indépendance des tribunaux. En effet, avant même que la Constitution n’entre en vigueur le 1er janvier 2012, le Parlement hongrois avait préparé et adopté une série de textes législatifs modifiant en profondeur le fonctionnement démocratique du pays. Elles concernaient la liberté de la presse, le droit pénal, le droit de la famille et de la nationalité, le droit des élections, le statut des Eglises, et last but not least, le fonctionnement de la Cour constitutionnelle. La « déconsolidation » ne s’arrêta pas là : dans les derniers jours de l’année 2011, le Parlement adoptait une « Disposition transitoire à la Loi Fondamentale » avec rang constitutionnel dont le but fut de suppléer littéralement la nouvelle Constitution qui n’était pas encore entrée en vigueur. A partir de là, le pouvoir incarné dans la personne de Viktor Orbán n’a eu de cesse de détricoter les acquis démocratiques de la séparation des pouvoirs et de s’opposer à l’Union européenne, incarnant un Establishment corrompu loin des préoccupations du « Peuple » hongrois unifié sur la base d’un discours jouant sur les affects identitaires. A partir de cette réforme constitutionnelle, la rhétorique populiste continua à sévir afin de permettre le renouvellement du maintien au pouvoir du Fidesz et de son leader : les fake news devinrent « la narration officielle », après le musèlement de la presse libre[23]. Une telle politique fut clairement revendiquée et affichée ; elle fut brandie – et continue plus que jamais de l’être – comme un étendard de l’identité nationale hongroise. Le discours de Viktor Orbán du 26 juillet 2014 en est l’emblème[24]. Il affirme que le « nouvel Etat que nous sommes en train de construire en Hongrie est un Etat illibéral, un Etat non libéral » qui ne « rejettera pas les principes fondamentaux du libéralisme comme la liberté », mais qui en revanche, «ne fera pas de cette idéologie l’élément central de l’organisation de l’Etat », qui « inclut une approche différente, spéciale, nationale. » Et de poursuivre : « il est impossible de construire un nouvel Etat basé sur des fonctions illibérales et nationales au sein de l’Union européenne[25].» En transformant une expression au point d’en faire la marque de fabrique du constitutionnalisme populiste, il instrumentalisait, ni plus ni moins, ce que le politologue américain, Fareed Zacharia, dès 1997, avait décrit dans un article publié dans la revue Foreign affairs.

Que dire du cas Polonais[26], sinon que le démantèlement démocratique se fit sans que la Constitution du 2 avril 1997 n’ait été touchée ? Grandement inspiré par l’approche hongroise du Fidesz[27], le parti « Droit et Justice » (PiS), arrivé au pouvoir en 2015, déploya un éventail de mesures législatives qui se chargea de mener une attaque en règle, très rapide, de tout ce qui pouvait entraver l’action des autorités nouvellement élues. En l’espace de deux ans à peine, pas moins de treize lois ayant affecté de façon profonde toute l’architecture du système judiciaire, ont été adoptées. Autrement dit, le démantèlement au-delà de sa célérité a été systémique comme le souligne avec justesse Wojciech Sadurski[28]. Ainsi, les éléments clés du fonctionnement et des pouvoirs de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, des juridictions ordinaires, du Conseil national de la Magistrature, des services du Procureur et de l’Ecole nationale de la Magistrature ont été profondément modifiés[29]. Le point commun de ces réformes législatives est le pouvoir octroyé à l’Exécutif, comme au Législatif (qui est également entre les mains du PiS et plus précisément d’un seul homme, Kacyńsky), d’intervenir de façon significative dans la composition, les pouvoirs, l’administration et le fonctionnement de ces diverses institutions, sans que la Cour constitutionnelle puisse intervenir. Le professeur Wojciech Sadurski – qui a analysé de façon particulièrement fouillée la situation polonaise – considère qu’elle met en scène un « anti-constitutional populist backsliding » (une régression populiste anticonstitutionnelle), expression qu’il estime la plus adéquate pour décrire de la situation de son pays. Il met parfaitement en évidence que l’adoption de nombreuses lois eut clairement pour objectif de contourner de précises dispositions constitutionnelles, tant dans le domaine de la justice (constitutionnelle et ordinaire), que dans le champ du pluralisme des médias notamment. Il laisse à voir que la centralisation du pouvoir est telle que le siège du PiS en est même devenu l’emblème[30]. Dans un tel contexte, Adam Bodnar – Ombudsman polonais qui représente encore une des rares institutions indépendantes en Pologne –  pose parfaitement les termes de la problématique : «Poland is currently facing new challenges – how to protect human rights in a country where constitutional review is subject of political manipulation and where the Constitution of 2 April 1997 was de facto changed via legislative mean, while the original text of the Constitution remain intact[31] ? »

Ces deux pays européens au sens géographique et institutionnel du terme – ils sont en effet situés au cœur de l’Europe et sont membres de l’Union européenne – bien qu’ils soient traversés par plusieurs différences, n’en sont pas moins animés par une obsession commune : celle de ne pas perdre leur « identité » de pays chrétiens blancs[32]. Cette « guerre culturelle » comme la nomme Jacques Rupnik, est un élément majeur de ce repli nationaliste populiste. Elle n’est pas déclenchée uniquement en Pologne et en Hongrie, mais se manifeste également au-delà des frontières de l’Union européenne. On la retrouve dans les discours de Vladimir Poutine qui fustige la décadence et la permissivité de l’Europe (qui fait fi des valeurs traditionnelles, notamment en matière de mariage et d’orientation sexuelle) ou encore Donald Trump lequel, en voyage officiel à Varsovie, encouragea la Pologne à être un rempart de la civilisation occidentale pour « la famille, la liberté, le pays et pour Dieu »[33].

Dans ce contexte, les atteintes à l’égard des acquis démocratiques et le combat contre les interprétations libérales des droits de l’homme, deviennent systémiques. Le contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre avec éclat : c’est tantôt la destitution discrétionnaire des juges qui est en cause[34] ; tantôt les atteintes au pluralisme de l’expression (notamment des partis d’opposition)[35] et des dissidents[36] ; tantôt le traitement des étrangers[37]. Si on resserre l’analyse plus spécifiquement sur le contentieux russe devant la Cour de Strasbourg, on découvre, en lisant les allégations en défense avancées par le gouvernement, à quel point l’Etat défend une vision « traditionnelle » des rapports entre les hommes et les femmes[38] ; une vision où les homosexuels n’ont pas droit de cité[39] et où la liberté d’expression doit s’arrêter à la porte des Eglises[40], autant d’éléments qui renouent avec les fondements de la Déclaration adoptée en 2006 par l’Eglise orthodoxe russe.

II. L’UNIVERSALISME DÉMANTELÉ. LES STRATÉGIES DU DÉMANTÈLEMENT

Les stratégies de démantèlement de l’Universalisme passent par deux types d’approches complémentaires : l’instrumentalisation et le contournement/exclusion.

Instrumentaliser les outils du multilatéralisme est désormais une politique juridique éprouvée déployée au sein des organisations universelles et régionales par des Etats qui entendent promouvoir leurs valeurs alternatives. En un mot, les fora et les règles du multilatéralisme sont habilement maîtrisés et utilisés pour mieux détruire, de l’intérieur, les valeurs libérales qui les fondent depuis 1945 (A). En parallèle, des stratégies exogènes sont activées pour, purement et simplement, s’exclure des règles du jeu collectif afin de ne plus être contraints par ce qui apparaît, aux yeux des régimes populistes et autoritaires, comme une doxa devenue insupportable (B).

A. Le multilatéralisme instrumentalisé

L’instrumentalisation du multilatéralisme se manifeste à travers deux stratégies qui manient toutes les deux, mais de façon différente, les règles classiques du droit international. Il s’agit tout d’abord d’arriver à modifier les rapports de force au sein des grandes organisations internationales existantes ; il s’agit, ensuite, d’utiliser les fora judiciaires ou quasi-judiciaires – notamment ceux des organes de protection des droits de l’homme – pour faire valoir une autre interprétation des droits et libertés.

Obtenir un changement de rapports de force au sein des organisations et institutions de la famille des Nations Unies, au sein de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de l’Union africaine, de l’ASEAN etc…a pour dessein, in fine, de faire valoir et, si possible, de faire triompher une nouvelle doxa : un nouveau discours alternatif à l’Universalisme. Tantôt les particularismes culturels et religieux vont en constituer l’Alpha et l’Oméga ; tantôt le rejet de l’impérialisme (universel) en sera la matrice ; tantôt une identité historique et politique sublimée sera brandie en étendard d’un nouveau rapport au droit international, qui trop longtemps incarna un ordre post-45 désormais décrié et désavoué. Quelles que soient les justifications avancées, le dessein est identique : il est question de marginaliser l’universalisme des droits de l’homme et la démocratie libérale. Pendant de nombreuses années, l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI) a déployé une offensive sans précédent au sein des instances onusiennes dans un dessein très précis : arriver à imposer la sanction de la « diffamation » de l’Islam. Cette démarche témoigna d’une volonté de sanctifier les religions en général et l’Islam en particulier, dans le prolongement de la fatwa lancée contre Salman Rushdie suite à la publication des Versets sataniques en 1989 ; en un mot, mettre hors d’atteinte les religions de toute critique, au mépris de la liberté d’expression[41]. A cette sanctuarisation de la religion, s’ajouta le maintien et la défense de préceptes religieux dans le monde de la Cité : la Chari’a – en vigueur dans de nombreux pays musulmans – heurtant nombre de valeurs universelles. La tentative échoua, mais elle fut caractéristique d’une utilisation offensive et stratégique des fora du multilatéralisme pour mieux en détruire les principes constitutifs[42].

Si on se tourne vers l’Asie, il est topique de constater qu’en 2017, Rodrigo Dutertre, alors Président de l’ASEAN, décida expressément de promouvoir un agenda régional mettant l’accent sur la nécessité d’adopter des mesures draconiennes contre le crime ; de marginaliser les discussions sur les droits de l’homme et la démocratie ; de sanctifier la souveraineté et le principe de non-ingérence dans les affaires des Etats du Sud-Ouest asiatique et de promouvoir, last but not least, l’intégration régionale dans un « ASEAN way that will guide us »[43]. Cette démarche fut analysée de façon technique par le constitutionnaliste et internationaliste américain Tom Ginsburg qui, détaillait avec moult détails, dans un article à l’American Journal of International Law les stratégies des pays du continent asiatique consistant à créer de nouvelles normes afin de faire prévaloir leur point de vue « autoritaire » au sein des organisations régionales sises en Asie[44]. Et si le droit international devenait globalement « autoritaire » dans quelques années, au fur et à mesure de l’affaiblissement de l’Occident et de la montée en puissance des Etats autoritaires et illibéraux ?

L’autre technique d’instrumentalisation du droit international et des mécanismes du multilatéralisme se situe au niveau des organes de protection des droits de l’homme. Il s’agit de jouer sur la multiplicité des fora de protection et/ou de tenter, coûte que coûte, grâce au mécanisme de tierce intervention[45], de modifier le cours de la jurisprudence sur l’interprétation des droits. Si les activistes musulmans échouèrent devant la Cour européenne à obtenir la mise en jeu de la responsabilité internationale de la France du fait de l’interdiction de la burqa dans l’espace public[46], ils réussirent à l’obtenir devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies[47]. Ce faisant, la stratégie consistant à user habilement du forum shopping porta ses fruits et jeta le trouble sur la cohérence des valeurs à l’échelle internationale. A l’opposé du spectre religieux, les chrétiens s’organisèrent également afin de faire valoir une autre interprétation des droits, plus en conformité avec leurs fois religieuses. La « guerre des culture » (war cultures) naissait aux Etats-Unis dans les années 1990 à travers la création de puissantes ONG conservatrices[48], qui s’implantèrent en Europe pour certaines d’entre elles. Les questions dites « sociétales » – où la famille, le mariage, la religion, la vie et la mort sont en jeux – polarisent les sociétés, brouillent la qualité des débats nationaux et structurent des alliances stratégiques. Il s’agit alors de combattre, d’une manière ou d’une autre (la fin justifiant les moyens), les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne correspondent pas aux visions du monde que les associations et/ou ONG conservatrices entendent promouvoir. L’European Center for Law and Justice (ECLJ) fait partie de ces ONG laquelle, fort de son statut consultatif spécial obtenu auprès des Nations Unies depuis 2007 ; de son excellente stratégie communicationnelle qui lui permet d’avoir des entrées sur les sites internes des grands quotidiens nationaux, orchestre une critique « politique » des arrêts de la Cour, sous couvert d’une expertise juridique devant tendre, par définition, à la neutralité axiologique. Créée entre autres par Jay Alan Sekulow – avocat américain converti au christianisme et considéré comme l’un des 25 Evangélistes les plus influents aux Etats-Unis – l’ECLJ constitue le prolongement en Europe de l’American Center for Law and Justice (ACLJ) qui s’est créé pour être un contrepoids à l’Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union, ACLU). L’ONG européenne dont le siège est à Strasbourg, entend promouvoir la liberté religieuse, la famille et la vie (comprenez la vie des enfants à naître). Articles de presses, séminaires, aide juridique gratuite, tierces interventions devant la Cour (article 36 §4 de la Convention), font partie de son quotidien. La « spécialisation » sur les affaires religieuses de l’ECJL – en étant une association créée par un avocat chrétien évangéliste – permet de discerner le fil rouge qui étreint ses approches stratégiques, tout à la fois contentieuses et médiatiques[49]. Sa stratégie offensive ne se contente pas de jouer avec les ressorts techniques de la procédure devant la Cour ; elle consiste également à délégitimer les juges en personne. La campagne contre les juges de la Cour européenne lancée par l’ECLJ, commença par la publication d’un rapport qui présentait prima facie la forme d’une recherche[50], qui dévoila de drôles de conclusions (il fut reproché, notamment, à la Cour d’admettre trop d’ONG dites « libérales » au titre de la tierce intervention, alors que l’ECLJ est passé maître dans la mobilisation de ladite procédure), et termina par une campagne de presse – jouant avec les ressorts du story telling – orchestrée de concert avec l’hebdomadaire Valeurs actuelles et le directeur de l’ONG (G. Puppinck).  Des articles au vitriol furent et continuent d’être régulièrement distillés au sujet de « l’infiltration » de la Cour par les « amis » de Georges Soros. Les méthodes utilisées par Viktor Orban en Hongrie – consistant à diaboliser le philanthrope américain au point, notamment, de faire adopter une loi sur la transparence pour interdire le financement des ONG libérales[51], se dissémine en France[52]… Au cœur de l’Occident, ses valeurs libérales sont discutées, contestées jusque devant le prétoire des juges.7

B. Le multilatéralisme contourné

Le contournement du multilatéralisme passe par une stratégie de sortie : elle est le signe du déploiement d’une politique juridique extérieure marquée par une radicalité affichée et revendiquée. Dénoncer l’appartenance à des organisations internationales, à des traités multilatéraux ou encore à des systèmes juridictionnels de garantie des droits de l’homme – autant d’approches permises par les règles du droit international public – devient une politique en soi, le curseur d’un nouveau rapport au monde.

Dénoncer des traités internationaux est devenue une constante de la politique juridique extérieure de nombreux Etats. C’est évidemment l’approche états-unienne qui a frappé les esprits, tant sa mise en œuvre fut massive et rapide. America First fut le soubassement idéologique d’une cette politique radicale de rupture. Le divorce était consommé avec le multilatéralisme très vite après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Le 23 janvier 2017, les Etats-Unis annonçaient avec fracas leur retrait du Traité de libre-échange transpacifique (TPP) ; ils poursuivaient, le 1er juin 2017, en se retirant de l’Accord de Paris sur la lutte contre le réchauffement climatique, tandis qu’ils récidivaient, quelques mois plus tard, le 12 octobre 2017, avec le retrait de l’Unesco. Le désengagement continua en 2018 avec le retrait du Conseil des droits de l’homme[53] et de l’accord sur le nucléaire iranien. Les arguments avancés étaient de deux sortes : tantôt de tels traités étaient néfastes pour les Américains, tantôt les institutions dont les Etats-Unis se retiraient avaient développé un parti-pris « anti-israélien ».

Cette stratégie de « sortie » n’est pas le seul fait du « géant » nord-américain. A l’autre bout du spectre politique, le Venezuela d’Hugo Chávez puis de Nicolás Maduro, après avoir déployé des attaques en règle contre les organes interaméricains de protection des droits de l’homme (qui seraient sous l’emprise impérialiste des Etats-Unis), finit par dénoncer, tant la juridiction de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (2012), que son appartenance à l’organisation panaméricaine, i.e., l’Organisation des Etats américains (2017). Cette mise à l’écart délibéré des mécanismes de contrôle existant sur le continent, est particulièrement préoccupante. En témoigne les conclusions de la Mission indépendante d’établissement des faits du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui mit en lumière la commission de graves violations dans le pays[54] et, quand, dans la foulée, 23 anciens chefs d’Etat et de gouvernement latino-américains et espagnols, au moyen d’une déclaration adoptée le 23 septembre 2020[55], en appelèrent solennellement à la Cour pénale internationale afin qu’elle assume ses responsabilités devant les exactions commises… En Afrique, le dogme de la non-ingérence dans les affaires intérieures, fut l’argument politique avancé par les gouvernements de Paul Kagamé (Rwanda), John Magufuli (Tanzanie), Patrice Talon (Bénin) et Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), quand ils décidèrent de retirer leur déclaration d’acceptation de juridiction de la Cour africaine, respectivement en 2013, 2019 et 2020. Le Rwanda n’accepta point que des opposants politiques firent valoir leur droit devant la Cour d’Arsuha ; la Tanzanie estima insupportable de voir son système judiciaire défaillant passé au crible des standards exigeants de la Cour, tandis que le Bénin et la Côte d’Ivoire s’insurgèrent contre des arrêts, ainsi que des ordonnances de mesures provisoires, qui mettaient à jour les manœuvres politiciennes des autorités de ces Etats afin d’écarter de la scène politiques leurs rivaux[56]

***

Les forces politiques qui ont décidé de rejeter l’esprit de la Déclaration universelle sont, de nos jours, puissantes. Les critiques ne sont plus uniquement le fait de quelques cercles intellectuels, mais ont envahi la sphère politique. Les rapports de force à l’échelle internationale ayant profondément changé ; l’Occident étant singulièrement marginalisé, les valeurs alternatives – longtemps vues comme des épiphénomènes – sont en train peu à peu de s’imposer. Les contre discours « anti-droits » grandissent, finissent par s’imposer et modifier en profondeur les rapports entre les individus au sein de nombreuses sociétés, occidentales et non-occidentales, mais également au sein de nombreuses organisations internationales qui incarnaient, jusqu’à présent, le triomphe des « valeurs libérales ».

Cela ne veut pas dire que les défenseurs de l’ « esprit de 1948 » aient disparu, bien évidemment. Ils existent sur tous les continents (intellectuels, activistes, simples citoyens). Cela ne veut pas dire que les organisations multilatérales aient cessé de défendre les valeurs sur lesquelles reposent leurs actions [57]. Toutefois, les années à venir vont être marquées par une crispation croissante. La bipolarisation, nouveau marqueur des relations disloquées entre les citoyens d’un même pays, va continuer de s’étendre à l’échelle internationale : la guerre des valeurs n’est pas prête de s’éteindre. Si l’Universalisme des droits a déjà été traversé par diverses crises, celle-là est sans doute une des plus préoccupantes. Le combat sera long et difficile afin de préserver les acquis de 1948.

[1] F. Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. Une nouvelle édition a été publiée en 2018 avec une présentation d’H. Védrine (656 p.). Il est intéressant de noter que la revue Commentaire publiait, dès 1989, une traduction en français d’une conférence que l’auteur américain avait donné au Olin Center de Chicago, et qui s’intitulait « La fin de l’Histoire ? », Commentaire, 1989/3, pp. 457-469.

[2] C. Delsol, Le crépuscule de l’Universel. L’Occident postmoderne et ses adversaires, un conflit mondial des paradigmes, Paris, Les éditions du Cerf, 2020, 377 p.

[3] Ibid., p. 67 : « Voués à la comparaison avec l’Occident sûr de lui et prosélyte, les Asiatiques revendiquent d’abord le droit à la différence, affirmant qu’il n’existe pas un modèle unique et mondial de société. Ils rejettent l’universalisation occidentale, non seulement par la relativisation, mais par la critique du modèle dominant : les perversions de la liberté. »

[4] Sa critique est acerbe : « Western human rights scholars and advocates – and their acolytes in the Global South – have been akin to a choir in church. Advocacy and defense of human rights are done with a religious zeal. The reason is that human rights have become the moral argument for the liberal project », M. W. Mutua, « Is the Age of Human Rights Over ?», S.A. McClennen, A. Schultheis Moore (ed.), Routledge Companion  Literature and Human Rights, p. 450.

[5] La critique des droits de l’homme a bien évidemment toujours existé – comme le démontre l’essai éclairant de J. Lacroix et JP Pranchère, Le procès des droits de l’homme, Paris, Seuil, 2016, 339 p. ou encore l’opus classique de M. Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, 1983, 169 p. – toutefois elle dépasse aujourd’hui de très loin le cercle des intellectuels.

[6] S. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000, 545 p. La version originale fut publiée en anglais en 1993.

[7] Cette tendance de fond est étudiée avec brio par M. Versteeg, T. Horley, A. Menge, M. Guim, M. Guirguis, « The Law and Politics of Presidential Term Limit Evasion », Columbia Law Review, 2020, pp. 173-248.

[8] P. Rosanvallon, « Penser le populisme », La vie des idées.fr., Extrait de la leçon inaugurale prononcée lors de la 26ème Rencontres de Pétrarque 2011, organisée autour du thème : le peuple a-t-il un avenir ? ; P. Ory, Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste, Paris, Gallimard, 2017, 252 p. ; J-W, Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Gallimard, 2017, p. 30. (Coll. Essai Folio). (Titre original Was Ist Populismus ? Ein Essay, 2016).

[9] F. Zacharia, « The rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs 76, November-December 1997, pp. 22-45. Il approfondissait ses réflexions dans son ouvrage traduit en français et publié chez Odile Jacob, L’avenir de la liberté. La démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le monde, Paris, Odile Jacob, 2003, 339 p.

[10] J-L. Margolin, « Le confucianisme et son double : anatomie du débat singapourien sur les valeurs asiatiques », Mots. Les langages du politique, 2001, pp. 51-70.

[11] F. Zakaria, « A Conversation with Lee Kuan Yew », Foreign Affairs, March/April 1994.

[12] Résolution 49/19-P, https://www.oic-iphrc.org/fr/data/docs/legal_instruments/OIC_HRRIT/942045.pdf

[13] Le premier paragraphe du préambule se lit ainsi : « Réaffirmant le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste; »

[14] Il s’agit d’une assemblée d’ecclésiastiques, de fidèles et de représentants de l’Etat.

[15] A. Krassikov, « La menace d’une idéologie ‘russe-orthodoxe’ », Etudes, 2005, pp. 321-328.

[16] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 1er juillet 2014, SAS c. France.

[17] En légiférant ce faisant pour bannir de l’espace public tout insigne « dissimulant le visage », voy. la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010.

[18] En effet, de plus en plus de sociétés occidentales affrontent avec difficulté – pour ne pas dire anxiété – les implications du multiculturalisme, décidant de proscrire de l’espace public toute manifestation religieuse vestimentaire jugée ‘excessive’, car en totale contradiction avec leurs « valeurs ». Sur les réponses du droit international à l’augmentation des demandes de reconnaissances culturelles diverses, voy. A. Xanthaki, « Multiculturalism and International Law : Discussing Universal Standards », Human Rights Quaterly, 2010, Vol.32, pp. 21-48.

[19] Imagine, 1971. Il s’agit du deuxième couplet : « Imagine there’s no countries, It isn’t hard to do, Nothing to kill or die for, No religion too, Imagine all the people living life in peace… ». Comme le souligne Heiner Bielefeldt – ancien Rapporteur spécial des Nations-Unies pour la liberté de religion et de croyance – une telle vision du monde est très répandue dans de nombreuses sociétés occidentales, voy. H. Bielefeldt, “Misperceptions of Freedom of Religion or Belief”, Human Rights Quaterly, Vol. 35, n°1, February 2013, pp. 33-68, spec. p. 49.

[20] La littérature anglo-saxonne est, à cet égard, d’un utile secours pour décrypter ces peurs identitaires, voy. J. R. Bowen, Blaming Islam, The Mit Press, 2012, 121 p. ; M. Nussbaum, The New Religious Intolerance. Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age, Cambridge, Harvard University Press, 2012, 304 p.

[21] A. Badó, P. Mezei, « Comparativism and the New Hungarian Fundamental Law-Taking Raz Seriously », International and Comparative Law Review, 2017, Vol. 17 n°1, pp. 109-127.

[22] La nouvelle Constitution hongroise, adoptée le 18 avril 2011 par l’Assemblée nationale et signée par le Président de la République le 25 avril 2011, est entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Cette nouvelle constitution a donné lieu à de vifs échanges de vues sur le plan national et international (voir les avis CDL (2011) 016 et CDL (2011) 001 de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise), la résolution n° 12490 déposée le 25 janvier à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, les déclarations du Conseil et de la Commission ainsi que la résolution du Parlement européen du 5 juillet 2011. On renvoie ici à l’Editorial comment de L. Azoulai, « Hungary’s new constitutional order and « European Unity », Common Market Law Review, 2012, 49, pp.871-883.

[23] Voir l’entretien avec Peter Kreko, Directeur du Think Tank atlantiste et libéral, Political Capital dans Le Monde du 9 avril 2018.

[24] Discours du Premier ministre Victor Orbán à l’occasion du 25ème anniversaire de l’Université libre d’Etat. Reproduite sur le site officiel du gouvernement hongrois, http:// www.kormany.hu/en/the-prime-minister/the-prime-minister-s-speeches/prime-minister-viktor-orban-s-speech-at-the-25th-balvanyos-summer-free-university-and-student-camp. Il se trouve traduit en anglais sur le site « Budapest Beacon ».

[25] Les extraits en anglais se lisent ainsi : « Meaning, that Hungarian nation is not a simple sum of individuals, but a community that needs to be organized, strengthened and developed, and in this sense, the new state that we are building is an illiberal state, a non-liberal state. It does not deny foundational values of liberalism, as freedom, etc.. But it does not make this ideology a central element of state organization, but applies a specific, national, particular approach in its stead. ».

[26] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) : A Case Study of Anti-Constitutional Populist Backsliding », Sydney Law School, Legal Studies Research Paper, n°18/01, January 2018, 72 p. (http://ssrn.com/abstract=3103491). Ce constitutionnaliste polonais, dont la notoriété est internationale, est aujourd’hui professeur en Australie ; il fait l’objet de plusieurs procès, tant en matière civile que pénale. Daniel Sarmiento, le directeur de la revue juridique EU law Live, l’a interviewé afin de mieux comprendre ces attaques judiciaires lancées par les autorités polonaises à son encontre, voy. « A Conversation with Professor Wojciech Sadurski on the Rule of Law crisis in Poland » https://eulawlive.com/podcast/.

[27] « Budapest à Varsovie » (Budapest to Warsaw) telle fut la formule utilisée par Kacyński quand son Parti (le PiS) a commencé à exercer le pouvoir en 2015.

[28] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., pp. 4-5

[29] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp.639-662. Le début de l’article d’Adam Bodnar, Défenseur du Peuple polonais résume tout… : « In 2015-2017 the attempt to dismantle rule of law guarantees was undertaken in Poland. The new government of the « Law and Justice » party (PiS) won the majority in elections in October 2015. A number of reforms were introduced. Most importantly, the independence of the Constitutional Court was undermined. The paralysis of the typical daily operation of the Constitutional Court allowed the ruling majority to pass legislation that aimed to centralize state power. The legislation (except for one law) was never verified by the Constitutional Court. In 2017, the ruling majority passed legislation threatening judicial independence, most notably the Supreme Court and the National Council of Judiciary. », pp. 639-640.

[30] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., p. 10 : « “Nowogrodzka” (the Warsaw address of the PiS headquarters, where Kaczyński has his main office) became synonymous with the true locus of power. When ministers need a strategic decision to guide their action, they “go to Nowogrodzka Street”. »

[31] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, Ibid., p. 640.

[32] Le témoignage d’Adam Bodnar est édifiant à cet égard : « Another set of anti-constitutional actions by the government was its policy towards refugees and migrants. Poland is one of the most homogenous member states of the European Union, with 98% of the population belonging to the Polish nation, and over 90% being Roman Catholic. The migration crisis in Europe coincided exactly with the electoral campaign. Therefore, the topic of migration and relocation of refugees within the EU, according to the scheme agreed on by the EU, was subject of intense discussion during the electoral campaign and its aftermath. The argument of a general fear of the Polish society towards migration was used both as a justification of certain legislative reforms (especially surveillance powers of secret service as well as method to increase popular support of government policies. In consequence, Poland has refused to participate in the EU relocation scheme», voir « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp. 650-651.

[33] Cité par J. Rupnik, « The Crisis of Liberalism », Journal of Democracy, Vol. 29, July 2018, pp. 24-38, spec. p. 27.

[34] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 23 juin 2016, Baka c. Hongrie.

[35] Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Karácsony et autres c. Hongrie ;Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Szél et autres c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 20 janvier 2020, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie.

[36] La « saga » navalny devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre,

[37] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Z.A. et autres c. Russie.

[38] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 2012, 22 mars 2012, Konstantin Markin c. Russie.

[39] Cour EDH, 20 juin 2017, Bayev et autres c. Russie.

[40] Cour EDH, 17 juillet 2018, Mariya Alekhina et autres c. Russie.

[41] Robert C. Blitt, « The Bottom Up Journey of “Defamation of Religion” from Muslim States to the United Nations : A Case Study of the Migration of Anti-Constitutional Ideas, Studies in Law, Politics and Society, 2011,pp.121-211.

[42] Pour plus de détails sur cette stratégie, voy. N. Haupais, « Sur de nouveaux concepts onusiens : la diffamation des religions et la lutte contre les ‘phobies’ religieuses », Société, droit et religion, 2011, n°1, pp. 29-43.

[43] Cité par R. J. Heydarian, « Penal Populism in Emerging Markets. Human Rights and Democracy in the Age of Strongmen », G.L. Neuman (eds.), Human Rights in Time of Populism. Challenges and Responses, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, p. 152.

[44] T. Ginsburg, « Authoritarian International Law », AJIL, 2020, pp. 221-260.

[45] Dans le cadre du mécanisme européen de garantie, c’est l’article 36 §4 de la Convention qui permet aux Etats, au Commissaire européen aux droits de l’homme ainsi qu’à des individus ou des ONG, de présenter des interventions devant la Cour.

[46] Voy. l’arrêt SAS c. France déjà cité.

[47] Comité des droits de l’homme des Nations Unies, 7 décembre 2018, Sonia Yarker (communication n°2747/2016) et Miriana Hebbadj (communication n°2807/2016). On lira avec intérêt l’opinion dissidente du juge tunisien Yadh Ben Achour qui s’exprimait ainsi afin de contester le constat établi par la majorité des membres du Comité : « 5. Le Comité admet dans les deux cas d’espèce que « le port du voile intégral relève d’une coutume d’une partie des fidèles musulmans et qu’il s’agit de l’accomplissement d’un rite et de la pratique d’une religion ». Cependant les constatations du Comité n’expliquent pas cette mystérieuse transfiguration d’une coutume en une obligation religieuse à caractère cultuel, au sens de l’article 18 du Pacte. En vérité, le port du niqab ou de la burqa est une coutume suivie dans certains pays dits « musulmans » qui, par l’effet de l’islamisme politique et des tendances rigoristes, a été artificiellement raccrochée à certains versets du Coran, notamment le verset 31 de la sourate de La Lumière et le verset 59 de la sourate des Coalisés. Pourtant, les savants les plus autorisés de l’islam ne reconnaissent pas la dissimulation du visage comme une obligation religieuse. En admettant même que le port du niqab soit interprété, comme le veut le Comité, comme l’expression de la liberté de religion, il faut rappeler que toutes les interprétations ne se valent pas au regard d’une société démocratique ayant pour fondement de son système juridique les droits de l’homme, les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte, et ayant érigé le principe de laïcité en principe constitutionnel, en particulier dans le contexte historique et juridique particulier de la France. Certaines interprétations ne peuvent avoir droit de cité. »

[48] C. McCrudden, « Transnational Culture Wars », IJCL, 2015, pp. 434-462. Voir également son ouvrage, Litigation Religions : An Essay on Human Rights, Courts and Beliefs, OUP, New-York, 2018, 196 p.

[49] L’affaire E.S. contre Autriche est un très bon exemple à cet égard. Pour une analyse critique de la stratégie d’instrumentalisation de cet arrêt menée par l’ECLJ, voy. L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (sept.-déc. 2018)», Actualité juridique de droit administratif, 28 janvier 2019, pp. 169-179.

[50] Les ONG et les juges de la CEDH, 2009-2019, Strasbourg, Février 2020, 218 p.

[51] R. Uitz, « Human Rights Watchdogs Face Illiberal Rullers in Europe », A. Sajó, R. Uitz (eds.), Critical Essays on Human Rights Criticism, Eleven International Publishing, 2020, 199-224). Cette législation n’a pas obtenu le cap du respect du droit de l’Union et la Hongrie fut condamnée pour manquement aux règles du droit de l’Union voy. CJUE, Gde Ch., 18 juin 2020, Commission européenne soutenue par la Suède contre la Hongrie, C/78-18.

[52] Pour plus de détails sur l’importation de cette culture war devant la Cour interaméricaine (en plus de la Cour européenne), on renvoie à L. Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales in context, La Justice qui n’allait pas de soi, Paris, Pedone, 2020, spec. p. 355 et s.

[53] Il fut institué par la Résolution 60/251, en ayant pour mission de « promouvoir le respect universel et la défense de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales, pour tous, sans distinction aucune et de façon juste et équitable ». Il est composé de 47 Etats membres, élus par l’AG des Nations Unies suivant le principe d’une répartition géographique équitable, pour des mandats de trois ans renouvelables une fois.

[54] Conseil des droits de l’homme, 15 septembre 2020, A/HRC/45/33. La Mission était composée de Marta Valiñas (Portugal), de Paul Seils (Royaume-Uni) et Francisco Cox (Chili). (https://www.ohchr.org/SP/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26247&LangID=S).

[55]https://static1.squarespace.com/static/5526d0eee4b040480263ea62/t/5f6f38bdfb587d1146ecc6fb/1601124541819/IDEA+ONU+2020.pdf

[56] Pour plus de détails sur ces processus, on se permet de renvoyer à L. Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales des droits de l’homme in context, op.cit., pp. 107 et s.

[57] On se prendre connaissance avec profit de l’engagement de Karima Bennoune, Rapporteure spéciale pour les droits culturels qui ne cesse de concilier cultures et universalité dans le cadre de son mandat, voy. le rapport Universalité, diversité culturelle et droits culturels, 25 juillet 2018, AG A/73/227.

Société: La démolition de l’universalisme français

 

Société: La démolition de l’universalisme français

Par Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Membre de l’Institut de Recherche en droit international et européen de la Sorbonne
(Une version synthétique de cet article a été publié in Questions internationales, QI n°105, Janvier-Février 2021).

 

 

 

L’Universalisme des droits de l’homme est abîmé, car il est âprement rejeté. Les temps sont loin où le consensus international à leur égard était à son firmament. En effet, au moment où le monde célébrait le 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1998), la guerre froide n’était plus le logiciel idéologique qui scandait les relations internationales, tandis que la Déclaration et le Programme de Vienne sur les droits de l’homme (1993) étaient à mettre à l’actif triomphant de l’Organisation des Nations Unies qui en faisait l’alpha et l’oméga de son engagement. La juridictionnalisation de la protection des droits de l’homme sur les trois continents n’était pas discutée et une nouvelle vague de constitutionnalisme octroyait une place de premier choix aux droits et à leur garantie, y compris ceux en provenance des instruments internationaux. La démocratie libérale apparaissait comme l’horizon indépassable de l’Histoire, au point que Francis Fukuyama en prédisait la « fin »[1]. Vingt ans plus tard, les métamorphoses du monde ont profondément entamé cette vision, sans doute trop idyllique, où le « projet » des droits de l’homme semblait largement accepté, et donc acquis une fois pour toutes. Une telle vision du monde apparaît, aujourd’hui, plus que jamais discutable. La crise est à son paroxysme.

Elle l’est, tout d’abord, dans le champ des idées. Le rang des intellectuels qui dénoncent les droits de l’homme comme une idéologie impérialiste comme les autres ne cesse d’enfler. Qu’il s’agisse d’auteurs issus du Global North ou du Global South, ils se rejoignent sur le même constat : l’âge d’or des droits de l’homme n’est plus. Le Crépuscule de l’Universel est annoncé par la Française Chantal Delsol, professeur émérite de philosophie et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques[2]. Dans un essai très critique, elle dénonce les excès de l’Occident dans sa volonté d’imposer, coûte que coûte, sa vision au reste du Monde ; elle comprend, voire légitime, les rejets de certaines cultures occidentales et surtout des cultures non occidentales – comme les cultures asiatiques – à l’endroit de ce qu’elle nomme « les perversions de la liberté »[3] ; elle explique la mécanique du rejet d’un Universalisme vu comme indifférent aux particularismes culturels, notamment ceux qui attribuent aux groupes et à la religion, une place de choix. Ce qu’elle nomme les « cultures holistes » sont en guerre contre l’individualisme, à juste raison, écrit-elle. Leur « rapt d’identité » est tel que les ressentiments sont à leur firmament. Les excès dans l’inflation des droits individuels – vus comme une décadence insupportable – ne pouvaient qu’engendrer de furieux backlash où l’esprit de revanche se déploie.  A l’autre bout du globe, s’exprimant pourtant à partir d’une autre situation, le professeur de droit international américano-kenyan, Makau Mutua, dénonce avec constance dans ses travaux académiques, l’idéologie des droits de l’homme. Incarnation d’un projet libéral occidental décrié, elle serait devenue une ‘religion sectaire’[4]. Il dénonce l’hypocrisie de l’Universalisme qui ignore les autres approches culturelles qui se déploient en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Afrique, et qui contestent fortement le corpus normatif de l’Universel. Ces deux auteurs dont les idées convergent, ne sont que la face émergée de courants intellectuels de plus en plus visibles et audibles dans de nombreux pays à travers le monde[5]. Ils pointent les béances entre le discours sur les droits de l’homme et la réalité. Ne sont-elles pas sans cesse traversées par les turpitudes des nations occidentales, trop promptes à se draper dans l’éthique universelle pour mieux promouvoir et défendre leurs intérêts nationaux ? Ne sont-elles pas inquiétées, alors qu’elles sont elles-mêmes à l’origine de graves violations des droits de l’homme ? L’invasion par les troupes américaines de l’Irak, la pratique de la torture dans les geôles d’Abu Ghraib, la zone de non-droit de la prison de Guantanamo, l’utilisation des drones qui tuent sans distinguer les combattants des civils, sont autant de réalités incarnant l’archétype de la duplicité de l’« Ouest ». L’impunité occidentale accompagnée de son discours moralisateur, poussent les autres cultures à s’affranchir d’un Universalisme vu comme profondément inique et impérialiste.

Ces questions, sans cesse débattues dans les cercles académiques, ont puissamment investi, aujourd’hui, le champ politique. Les évolutions fulgurantes des relations internationales ont été propices à ce profond changement de paradigme. Les attentats du 11 septembre 2001 annonçaient déjà le déclin de l’Universel, ou plutôt, le combat de certaines cultures afin d’imposer au Monde une autre vision des rapports humains et de la vie en société. Car, depuis lors, c’est de cela dont il s’agit : une inflexible rivalité entre deux visions du Monde. La religion musulmane fut instrumentalisée à des fins de conquête, tant des esprits que des territoires. Le terrorisme islamiste ne frappait plus uniquement les pays du Moyen-Orient, mais saisissait également les terres occidentales. Un affrontement idéologique à l’échelle planétaire prenait place. Le « choc des civilisations » de Samuel Huntington[6], prenait le pas sur la vision de la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama. Dans le même temps, la centralité de l’Occident s’effritait. Des autocrates cultivant le mythe de « l’homme fort » et le culte de la personnalité, manipulant toutes les règles juridiques pour se maintenir au pouvoir, mirent en place diverses offensives afin de retrouver une puissance perdue, reconquérir une superbe d’antan. Les obsessions de Vladimir Poutine pour la puissance impériale russe ; de Recyep Erdogan pour l’empire Ottoman ; de Xi Jingping pour l’empire du Milieu, sont transformées en calculs et conquêtes géostratégiques ainsi qu’en politiques économiques agressives. Leur dessein est d’autant plus aisé à mettre en œuvre, que la traditionnelle superpuissance occidentale expérimente une déroute démocratique de premier ordre et renoue avec l’unilatéralisme. Les Etats-Unis de Donald Trump ont fait vaciller l’Ouest et son autorité passée. Ils ne sont plus les promoteurs du Human Rights’narrative qui allait toujours de pair avec la promotion de la démocratie : ad intra, ils promeuvent le slogan « Law and Order » lourd de sens historique ; criminalisent les migrants, y compris les mineurs isolés et font primer la santé économique sur la santé biologique ; ad extra, ils délaissent leurs alliés traditionnels (notamment les pays de l’Union européenne) et renforcent leurs liens avec des régimes pudiquement appelés « autoritaires », comme l’Arabie Saoudite de Mohamed Ben Salma (MBS) qui commandita, au vu et au su de la Communauté internationale, l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Si l’élection de Joe Biden est porteuse de plus d’équilibres et si son administration a déjà commencé à rectifier nombre des disruptions de l’administration républicaine, les dégâts engendrés par la politique de D. Trump seront durables. De nombreuses approches politiques disruptives, usant des mêmes ressorts populistes, permirent à d’autres personnalités d’orchestrer de très astucieux hold-up électoraux, promettant la fin de la corruption des élites gouvernantes, le rétablissement de l’ordre, de la sécurité et de la grandeurs passés, et l’établissement d’une gouvernance effective et socialement équitable. La démocratie et les droits de l’homme ne furent point à l’ordre du jour de leur campagne. Ainsi, des hommes (qui se révélèrent rapidement agir en autocrates) prirent la tête de pays aussi important que l’Inde (Narendi Modi), l’Indonésie (Joko Widodo) et les Philippines (Rodrigo Dutertre) pour l’Asie ; le Brésil pour l’Amérique latine (Jair Bolsonaro) ou encore le Rwanda (Paul Kagamé) pour l’Afrique.  Le droit n’est plus un instrument mis au service des check and balances et du respect des droits de l’homme ; il est instrumentalisé afin de renforcer la verticalité du pouvoir exécutif[7]. Le populisme fit des ravages partout dans de nombreux pays, développés ou pas, au point qu’historiens et politologues s’accordent sur l’existence indéniable d’un « populist turn »[8] souvent associé à l’implantation de ce que Fareed Zakaria, le premier, avait vu venir : l’illibéralisme[9]. Ce dernier se déploie tous azimuts, y compris à l’intérieur d’ensembles organisationnels dont on aurait pu penser qu’ils pouvaient agir tels des remparts infranchissables à de telles déflagrations. Ce fut l’inverse.  Les petits pays d’Europe centrale et orientale – ceux notamment du « Groupe de Visegrad – qui intégrèrent l’Union européenne et le Conseil de l’Europe dans la foulée de la désintégration communiste ; adoptèrent les règles du constitutionnalisme libéral, associées à celle du libéralisme économique ; acceptèrent d’être soumis au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme, finirent par se rebeller. L’homo economicus, individualiste et détaché de toute attache religieuse, est assez vite apparu étranger à leur histoire. Trop de droits, pour trop d’individus, dans trop de contextes « décadents » et sécularisés, tueraient ce qui fait le sel des identités hongroises, polonaises, tchèques etc… Ces pays se jouèrent des alertes et des mises en garde de l’Union européenne ; cette dernière fut impuissante à rendre efficaces ses mécanismes consistant à préserver l’Etat de droit. Partant, au sein même de l’Union, un front de résistance conservateur et illibéral se constitua. Le ver était dans le fruit.

Le constat est sombre. De toutes parts, à l’extérieur de l’Occident comme en son sein, le libéralisme politique, ferment de l’universalisme des droits de l’homme, est puissamment contesté. Si les relations internationales constituent le théâtre le plus visible des affrontements idéologiques, celui de la production du droit, prima facie plus discret, l’est pourtant tout autant. Les ennemis de l’Occident forgent des discours de la contestation à travers la production de textes juridiques alternatifs à la Déclaration Universelle (I). C’est encore à travers le droit qu’ils tentent de démanteler les structures mises en place après 1945 afin de réussir à transformer les rapports de force en leur sein (II).

I. L’UNIVERSALISME CONTESTÉ. LES DISCOURS DE LA CONTESTATION

L’élaboration, l’adoption et la diffusion de la Déclaration de 1948 fait partie d’un « discours » sublimé sur l’universalité des droits : a narrative. Cette histoire – diffusée par les Nations Unies et les élites internationales sécularisées – a placé le langage des droits de l’homme au-dessus des autres histoires et langages. Ce langage devint rapidement insensible à l’existence d’autres matrices. Alors qu’il n’accordait que peu de place aux cultures – synonyme de traditions, d’us et coutumes arriérés, qu’il convenait de faire évoluer vers la modernité – des contre-discours prirent corps. A mesure que le Human Right’s narrative était sacralisé, il n’eut de cesse d’être contesté. L’opposition idéologique qui traverse le champ politique international contemporain peut se résumer par la confrontation entre les droits (individuels) contre les cultures (notamment religieuses). Cette summa divisio se manifeste hors l’Occident (A) comme en son sein (B). Elle structure de nos jours les relations internationales car le monde s’est décentré : l’Ouest n’est plus omnipotent. Le présent, et certainement encore plus le futur, appartiennent à des puissances non-occidentales.

A. La contestation hors l’Occident

Les Etats et/ou groupes d’Etats représentant d’autres sensibilités, d’autres histoires, d’autres cultures que celles en provenance de l’Ouest, utilisèrent – tel un miroir au texte de 1948 – la technique juridique de la Déclaration afin d’affirmer et promouvoir « leurs » valeurs non-occidentales. La spécificité culturelle était brandie au nez de l’Occident comme un étendard politique contestataire, désirant en finir avec ce qui fut longtemps, également, un « complexe du colonisé ». Ils jouèrent le mimétisme technique afin de forger et diffuser des contre-discours. Aux langages des droits, ils opposèrent le langage des cultures ; à l’histoire de l’Universalisme, ils convoquèrent celle des Particularismes ; à l’approche centrée sur l’humain, ils décentrèrent le débat vers l’identité.

L’Asie fut à la pointe, dans les années 1990, de l’asiatisme, ou plus prosaïquement de la défense des « valeurs asiatiques ». Bien qu’il y eut une part non négligeable d’éléments conjoncturels qui poussèrent Lee Kuan Yew – Premier ministre pendant 30 ans (1959-1990) du micro-Etat singapourien situé à la pointe méridionale de la Malaisie – dans le lancement (agressif) d’une campagne idéologique contre l’universalisme occidental, il ne faut pas négliger ce que cette critique laissait transparaître. Tout d’abord, une revanche des anciens colonisés qui pouvaient, enfin, s’opposer frontalement aux anciens colonisateurs occidentaux[10] ; ensuite, une manière de légitimer une politique ultra-répressive qui se retrouva sous les feux des projecteurs internationaux. En tout état de cause, la rhétorique des « valeurs asiatiques » repose sur trois prémisses. Tout d’abord, les droits de l’homme et la démocratie ne sont pas universels mais sont uniquement l’apanage d’une construction des sociétés occidentales, qui n’a pas à être « imposée » à l’Asie. Ensuite, les sociétés asiatiques placent les valeurs communautaires, et la déférence à l’égard de l’autorité, au-dessus de l’individualisme et de la liberté de pensée et d’action. Enfin, l’Etat et la société sont des composantes d’une seule unité holistique ; partant, une attaque contre l’Etat constitue une attaque contre la société toute entière. Les implications d’une telle philosophie politique sont simples : les droits de l’homme et la démocratie sont des obstacles à la stabilité collective et au développement national qui supposent, à l’inverse, des leadership autoritaires[11]. Si ce débat disparut quelque peu de la scène idéologique asiatique avec les succès politiques et économiques de Taïwan et de Corée du Sud notamment, il réapparut à la faveur de l’irruption de nouveaux leaders populistes comme Rodrigo Dutertre et Joko Widodo.

Cette convocation de la religion contre un Occident universaliste sécularisé où la foi est déposée dans la dignité de l’être humain et non dans ses croyances, est symptomatique de la fracture qui parcourt les autres cultures non-occidentales. L’exemple du monde arabo-musulman est topique en la matière. L’Arabie saoudite qui œuvre de façon puissante au sein de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) a participé à faire adopter au Caire, le 5 août 1990, la Déclaration sur les droits de l’homme en Islam[12]. Ni son Préambule, ni ses 16 articles ne font référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme ; en revanche, la Ummah islamique y est centrale[13]. Les droits fondamentaux et les libertés publiques sont considérés comme faisant « partie intégrante de la Foi islamique » et, ce faisant, il est interdit de soumettre l’homme « à une quelconque pression ou de profiter de sa pauvreté ou de son ignorance pour le convertir à une autre religion ou à l’athéisme » (article 10), ni de contrevenir aux « principes de la Sharia » (article 22), laquelle constitue la « seule source de référence pour interpréter ou clarifier tout article de cette Déclaration » (article 25). Le relativisme culturel, fossoyeur de l’universalisme, fut également la tactique de l’Eglise orthodoxe russe. En 2006, sous la présidence du patriarche Alexis II, le Xème Concile mondial du peuple russe[14] – sous la houlette du métropolite Kirill, chef du département des relations extérieures de l’Eglise orthodoxe –adoptait une Déclaration des droits et de la dignité de l’homme, véritable alternative à la Déclaration universelle de 1948. Elle s’oppose explicitement aux excès de l’individualisme et considère qu’il est impossible de détacher les droits de l’homme de la morale[15].

B. La contestation au sein de l’Occident

Les valeurs charriées par le monde occidental sont doublement mises en cause de l’intérieur par deux types de populations qui sont reliées entre elles par un point commun : l’importance de leurs croyances religieuses. Là s’arrêtent toutefois les analogies car les uns (les Musulmans) sont des ressortissants de pays occidentaux qui, à titre individuel, entendent vivre selon leurs us et coutumes ; les autres (les Chrétiens) voient leur identité être utilisée, pour ne pas dire instrumentalisée, par des gouvernements illibéraux qui sont entrés en dissidence contre l’Occident en démantelant, un à un, les éléments des régimes démocratiques libéraux.

De nombreuses populations de confession musulmane sont nées et vivent sur le sol de moult pays occidentaux, conséquences complexes de l’augmentation des flux migratoires découlant de la colonisation, accentuée par la globalisation et la perpétration de conflits en tous genres. Très souvent en mal d’intégration, ces populations ont tendance à se replier sur leurs cultures d’origine. Se sentant, à tort ou à raison, rejetées ; sensibilisées aux discours religieux conservateurs alimentées par des réseaux puissants où les contre-discours lancés contre l’Universalisme font florès, ces populations revendiquent de façon visible leur appartenance religieuse. Dans le cadre de constructions individuelles et collectives complexes, ces manifestations sont, tout à la fois, l’exercice paisible d’une religion par l’affirmation d’une autonomie personnelle, mais également une revanche politique (comme descendants d’anciens peuples colonisés) alliée, très souvent, à une revendication identitaire. Cette irruption de la religiosité dans des sociétés occidentales largement sécularisées, engendre des tensions, des incompréhensions, voire même des contestations judiciaires. L’affaire S.A.S portée devant la Cour européenne des droits de l’homme en fut une manifestation criante[16]. Elle mit dos à dos, la construction d’une société occidentale – la société française in casu qui entendait coûte que coûte maintenir un de ses principes fondateurs qu’est l’universalisme républicain[17] – et l’expression publique et radicale de la foi religieuse d’une citoyenne française, de confession musulmane, qui désirait porter la burqa en tous lieux. Le choc des cultures fut flagrant. Il fut symptomatique de l’anxiété de multiples sociétés occidentales devant la montée en puissance de revendications multiculturelles déstabilisantes[18]. Alors que l’Occident sécularisé les avait longtemps ignorées – qui n’a pas en tête un des couplets de la très populaire chanson de John Lennon, Imagine, où il conçoit un monde paisible, sans pays et… sans religions[19] – il est désormais saisi par une angoisse existentielle profonde : celle d’une perte de sa propre identité par la mise à l’écart des valeurs universelles qui l’ont façonné[20]. Cette anxiété devant la montée en puissance du multiculturalisme se trouve décuplée du fait de la mutation du paysage international où l’ «Ouest» n’est plus leader, dépassé par de nouvelles puissances qui entendent bien anéantir l’arrogance occidentale.

Dans le même temps, mais dans un contexte politique différent, des pays Est-européens sont rentrés en opposition avec ces mêmes valeurs occidentales. Dans ce qui constitue une attaque en règle du libéralisme politique, la séparation des pouvoirs est démantelée et certaines interprétations des droits de l’homme (jugées décadentes) sont vivement contestées.  L’exemple hongrois le démontre à l’envi. Alors que l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2011 ne passa pas inaperçue[21] – suscitant l’émoi de la Commission de Venise[22], tant au regard de son contenu que de ses modalités d’approbation, écartant du processus constituant l’opposition et les membres de la société civile, elle fut néanmoins promue aisément.

Ce qui permit au parti de Viktor Orbán de remporter aisément les élections en 2010 et d’être en position de force pour enclencher, dans la foulée, la mécanique réformatrice, législative et constitutionnelle fut notamment le degré d’insatisfaction d’une grande partie de la population tant à l‘endroit du gouvernement en place à cette époque, qu’à l’égard du processus de transition lui- même. Il fut alors aisé au Fidesz d’instrumentaliser ce sentiment en clamant que, de transition démocratique réelle, il ne fut pas question au début des années 1990. Le temps était donc venu pour une « véritable » révolution, que le Fidesz allait mettre en œuvre. Il est crucial ici de relever un élément commun à d’autres scénarios populistes : la rapidité avec laquelle une fois au pouvoir, le gouvernement agit pour démanteler ce qui constitue l’essence même de l’Etat de droit : la séparation des pouvoirs avec, normalement à la clé, l’indépendance des tribunaux. En effet, avant même que la Constitution n’entre en vigueur le 1er janvier 2012, le Parlement hongrois avait préparé et adopté une série de textes législatifs modifiant en profondeur le fonctionnement démocratique du pays. Elles concernaient la liberté de la presse, le droit pénal, le droit de la famille et de la nationalité, le droit des élections, le statut des Eglises, et last but not least, le fonctionnement de la Cour constitutionnelle. La « déconsolidation » ne s’arrêta pas là : dans les derniers jours de l’année 2011, le Parlement adoptait une « Disposition transitoire à la Loi Fondamentale » avec rang constitutionnel dont le but fut de suppléer littéralement la nouvelle Constitution qui n’était pas encore entrée en vigueur. A partir de là, le pouvoir incarné dans la personne de Viktor Orbán n’a eu de cesse de détricoter les acquis démocratiques de la séparation des pouvoirs et de s’opposer à l’Union européenne, incarnant un Establishment corrompu loin des préoccupations du « Peuple » hongrois unifié sur la base d’un discours jouant sur les affects identitaires. A partir de cette réforme constitutionnelle, la rhétorique populiste continua à sévir afin de permettre le renouvellement du maintien au pouvoir du Fidesz et de son leader : les fake news devinrent « la narration officielle », après le musèlement de la presse libre[23]. Une telle politique fut clairement revendiquée et affichée ; elle fut brandie – et continue plus que jamais de l’être – comme un étendard de l’identité nationale hongroise. Le discours de Viktor Orbán du 26 juillet 2014 en est l’emblème[24]. Il affirme que le « nouvel Etat que nous sommes en train de construire en Hongrie est un Etat illibéral, un Etat non libéral » qui ne « rejettera pas les principes fondamentaux du libéralisme comme la liberté », mais qui en revanche, «ne fera pas de cette idéologie l’élément central de l’organisation de l’Etat », qui « inclut une approche différente, spéciale, nationale. » Et de poursuivre : « il est impossible de construire un nouvel Etat basé sur des fonctions illibérales et nationales au sein de l’Union européenne[25].» En transformant une expression au point d’en faire la marque de fabrique du constitutionnalisme populiste, il instrumentalisait, ni plus ni moins, ce que le politologue américain, Fareed Zacharia, dès 1997, avait décrit dans un article publié dans la revue Foreign affairs.

Que dire du cas Polonais[26], sinon que le démantèlement démocratique se fit sans que la Constitution du 2 avril 1997 n’ait été touchée ? Grandement inspiré par l’approche hongroise du Fidesz[27], le parti « Droit et Justice » (PiS), arrivé au pouvoir en 2015, déploya un éventail de mesures législatives qui se chargea de mener une attaque en règle, très rapide, de tout ce qui pouvait entraver l’action des autorités nouvellement élues. En l’espace de deux ans à peine, pas moins de treize lois ayant affecté de façon profonde toute l’architecture du système judiciaire, ont été adoptées. Autrement dit, le démantèlement au-delà de sa célérité a été systémique comme le souligne avec justesse Wojciech Sadurski[28]. Ainsi, les éléments clés du fonctionnement et des pouvoirs de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, des juridictions ordinaires, du Conseil national de la Magistrature, des services du Procureur et de l’Ecole nationale de la Magistrature ont été profondément modifiés[29]. Le point commun de ces réformes législatives est le pouvoir octroyé à l’Exécutif, comme au Législatif (qui est également entre les mains du PiS et plus précisément d’un seul homme, Kacyńsky), d’intervenir de façon significative dans la composition, les pouvoirs, l’administration et le fonctionnement de ces diverses institutions, sans que la Cour constitutionnelle puisse intervenir. Le professeur Wojciech Sadurski – qui a analysé de façon particulièrement fouillée la situation polonaise – considère qu’elle met en scène un « anti-constitutional populist backsliding » (une régression populiste anticonstitutionnelle), expression qu’il estime la plus adéquate pour décrire de la situation de son pays. Il met parfaitement en évidence que l’adoption de nombreuses lois eut clairement pour objectif de contourner de précises dispositions constitutionnelles, tant dans le domaine de la justice (constitutionnelle et ordinaire), que dans le champ du pluralisme des médias notamment. Il laisse à voir que la centralisation du pouvoir est telle que le siège du PiS en est même devenu l’emblème[30]. Dans un tel contexte, Adam Bodnar – Ombudsman polonais qui représente encore une des rares institutions indépendantes en Pologne –  pose parfaitement les termes de la problématique : «Poland is currently facing new challenges – how to protect human rights in a country where constitutional review is subject of political manipulation and where the Constitution of 2 April 1997 was de facto changed via legislative mean, while the original text of the Constitution remain intact[31] ? »

Ces deux pays européens au sens géographique et institutionnel du terme – ils sont en effet situés au cœur de l’Europe et sont membres de l’Union européenne – bien qu’ils soient traversés par plusieurs différences, n’en sont pas moins animés par une obsession commune : celle de ne pas perdre leur « identité » de pays chrétiens blancs[32]. Cette « guerre culturelle » comme la nomme Jacques Rupnik, est un élément majeur de ce repli nationaliste populiste. Elle n’est pas déclenchée uniquement en Pologne et en Hongrie, mais se manifeste également au-delà des frontières de l’Union européenne. On la retrouve dans les discours de Vladimir Poutine qui fustige la décadence et la permissivité de l’Europe (qui fait fi des valeurs traditionnelles, notamment en matière de mariage et d’orientation sexuelle) ou encore Donald Trump lequel, en voyage officiel à Varsovie, encouragea la Pologne à être un rempart de la civilisation occidentale pour « la famille, la liberté, le pays et pour Dieu »[33].

Dans ce contexte, les atteintes à l’égard des acquis démocratiques et le combat contre les interprétations libérales des droits de l’homme, deviennent systémiques. Le contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre avec éclat : c’est tantôt la destitution discrétionnaire des juges qui est en cause[34] ; tantôt les atteintes au pluralisme de l’expression (notamment des partis d’opposition)[35] et des dissidents[36] ; tantôt le traitement des étrangers[37]. Si on resserre l’analyse plus spécifiquement sur le contentieux russe devant la Cour de Strasbourg, on découvre, en lisant les allégations en défense avancées par le gouvernement, à quel point l’Etat défend une vision « traditionnelle » des rapports entre les hommes et les femmes[38] ; une vision où les homosexuels n’ont pas droit de cité[39] et où la liberté d’expression doit s’arrêter à la porte des Eglises[40], autant d’éléments qui renouent avec les fondements de la Déclaration adoptée en 2006 par l’Eglise orthodoxe russe.

II. L’UNIVERSALISME DÉMANTELÉ. LES STRATÉGIES DU DÉMANTÈLEMENT

Les stratégies de démantèlement de l’Universalisme passent par deux types d’approches complémentaires : l’instrumentalisation et le contournement/exclusion.

Instrumentaliser les outils du multilatéralisme est désormais une politique juridique éprouvée déployée au sein des organisations universelles et régionales par des Etats qui entendent promouvoir leurs valeurs alternatives. En un mot, les fora et les règles du multilatéralisme sont habilement maîtrisés et utilisés pour mieux détruire, de l’intérieur, les valeurs libérales qui les fondent depuis 1945 (A). En parallèle, des stratégies exogènes sont activées pour, purement et simplement, s’exclure des règles du jeu collectif afin de ne plus être contraints par ce qui apparaît, aux yeux des régimes populistes et autoritaires, comme une doxa devenue insupportable (B).

A. Le multilatéralisme instrumentalisé

L’instrumentalisation du multilatéralisme se manifeste à travers deux stratégies qui manient toutes les deux, mais de façon différente, les règles classiques du droit international. Il s’agit tout d’abord d’arriver à modifier les rapports de force au sein des grandes organisations internationales existantes ; il s’agit, ensuite, d’utiliser les fora judiciaires ou quasi-judiciaires – notamment ceux des organes de protection des droits de l’homme – pour faire valoir une autre interprétation des droits et libertés.

Obtenir un changement de rapports de force au sein des organisations et institutions de la famille des Nations Unies, au sein de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de l’Union africaine, de l’ASEAN etc…a pour dessein, in fine, de faire valoir et, si possible, de faire triompher une nouvelle doxa : un nouveau discours alternatif à l’Universalisme. Tantôt les particularismes culturels et religieux vont en constituer l’Alpha et l’Oméga ; tantôt le rejet de l’impérialisme (universel) en sera la matrice ; tantôt une identité historique et politique sublimée sera brandie en étendard d’un nouveau rapport au droit international, qui trop longtemps incarna un ordre post-45 désormais décrié et désavoué. Quelles que soient les justifications avancées, le dessein est identique : il est question de marginaliser l’universalisme des droits de l’homme et la démocratie libérale. Pendant de nombreuses années, l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI) a déployé une offensive sans précédent au sein des instances onusiennes dans un dessein très précis : arriver à imposer la sanction de la « diffamation » de l’Islam. Cette démarche témoigna d’une volonté de sanctifier les religions en général et l’Islam en particulier, dans le prolongement de la fatwa lancée contre Salman Rushdie suite à la publication des Versets sataniques en 1989 ; en un mot, mettre hors d’atteinte les religions de toute critique, au mépris de la liberté d’expression[41]. A cette sanctuarisation de la religion, s’ajouta le maintien et la défense de préceptes religieux dans le monde de la Cité : la Chari’a – en vigueur dans de nombreux pays musulmans – heurtant nombre de valeurs universelles. La tentative échoua, mais elle fut caractéristique d’une utilisation offensive et stratégique des fora du multilatéralisme pour mieux en détruire les principes constitutifs[42].

Si on se tourne vers l’Asie, il est topique de constater qu’en 2017, Rodrigo Dutertre, alors Président de l’ASEAN, décida expressément de promouvoir un agenda régional mettant l’accent sur la nécessité d’adopter des mesures draconiennes contre le crime ; de marginaliser les discussions sur les droits de l’homme et la démocratie ; de sanctifier la souveraineté et le principe de non-ingérence dans les affaires des Etats du Sud-Ouest asiatique et de promouvoir, last but not least, l’intégration régionale dans un « ASEAN way that will guide us »[43]. Cette démarche fut analysée de façon technique par le constitutionnaliste et internationaliste américain Tom Ginsburg qui, détaillait avec moult détails, dans un article à l’American Journal of International Law les stratégies des pays du continent asiatique consistant à créer de nouvelles normes afin de faire prévaloir leur point de vue « autoritaire » au sein des organisations régionales sises en Asie[44]. Et si le droit international devenait globalement « autoritaire » dans quelques années, au fur et à mesure de l’affaiblissement de l’Occident et de la montée en puissance des Etats autoritaires et illibéraux ?

L’autre technique d’instrumentalisation du droit international et des mécanismes du multilatéralisme se situe au niveau des organes de protection des droits de l’homme. Il s’agit de jouer sur la multiplicité des fora de protection et/ou de tenter, coûte que coûte, grâce au mécanisme de tierce intervention[45], de modifier le cours de la jurisprudence sur l’interprétation des droits. Si les activistes musulmans échouèrent devant la Cour européenne à obtenir la mise en jeu de la responsabilité internationale de la France du fait de l’interdiction de la burqa dans l’espace public[46], ils réussirent à l’obtenir devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies[47]. Ce faisant, la stratégie consistant à user habilement du forum shopping porta ses fruits et jeta le trouble sur la cohérence des valeurs à l’échelle internationale. A l’opposé du spectre religieux, les chrétiens s’organisèrent également afin de faire valoir une autre interprétation des droits, plus en conformité avec leurs fois religieuses. La « guerre des culture » (war cultures) naissait aux Etats-Unis dans les années 1990 à travers la création de puissantes ONG conservatrices[48], qui s’implantèrent en Europe pour certaines d’entre elles. Les questions dites « sociétales » – où la famille, le mariage, la religion, la vie et la mort sont en jeux – polarisent les sociétés, brouillent la qualité des débats nationaux et structurent des alliances stratégiques. Il s’agit alors de combattre, d’une manière ou d’une autre (la fin justifiant les moyens), les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne correspondent pas aux visions du monde que les associations et/ou ONG conservatrices entendent promouvoir. L’European Center for Law and Justice (ECLJ) fait partie de ces ONG laquelle, fort de son statut consultatif spécial obtenu auprès des Nations Unies depuis 2007 ; de son excellente stratégie communicationnelle qui lui permet d’avoir des entrées sur les sites internes des grands quotidiens nationaux, orchestre une critique « politique » des arrêts de la Cour, sous couvert d’une expertise juridique devant tendre, par définition, à la neutralité axiologique. Créée entre autres par Jay Alan Sekulow – avocat américain converti au christianisme et considéré comme l’un des 25 Evangélistes les plus influents aux Etats-Unis – l’ECLJ constitue le prolongement en Europe de l’American Center for Law and Justice (ACLJ) qui s’est créé pour être un contrepoids à l’Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union, ACLU). L’ONG européenne dont le siège est à Strasbourg, entend promouvoir la liberté religieuse, la famille et la vie (comprenez la vie des enfants à naître). Articles de presses, séminaires, aide juridique gratuite, tierces interventions devant la Cour (article 36 §4 de la Convention), font partie de son quotidien. La « spécialisation » sur les affaires religieuses de l’ECJL – en étant une association créée par un avocat chrétien évangéliste – permet de discerner le fil rouge qui étreint ses approches stratégiques, tout à la fois contentieuses et médiatiques[49]. Sa stratégie offensive ne se contente pas de jouer avec les ressorts techniques de la procédure devant la Cour ; elle consiste également à délégitimer les juges en personne. La campagne contre les juges de la Cour européenne lancée par l’ECLJ, commença par la publication d’un rapport qui présentait prima facie la forme d’une recherche[50], qui dévoila de drôles de conclusions (il fut reproché, notamment, à la Cour d’admettre trop d’ONG dites « libérales » au titre de la tierce intervention, alors que l’ECLJ est passé maître dans la mobilisation de ladite procédure), et termina par une campagne de presse – jouant avec les ressorts du story telling – orchestrée de concert avec l’hebdomadaire Valeurs actuelles et le directeur de l’ONG (G. Puppinck).  Des articles au vitriol furent et continuent d’être régulièrement distillés au sujet de « l’infiltration » de la Cour par les « amis » de Georges Soros. Les méthodes utilisées par Viktor Orban en Hongrie – consistant à diaboliser le philanthrope américain au point, notamment, de faire adopter une loi sur la transparence pour interdire le financement des ONG libérales[51], se dissémine en France[52]… Au cœur de l’Occident, ses valeurs libérales sont discutées, contestées jusque devant le prétoire des juges.7

B. Le multilatéralisme contourné

Le contournement du multilatéralisme passe par une stratégie de sortie : elle est le signe du déploiement d’une politique juridique extérieure marquée par une radicalité affichée et revendiquée. Dénoncer l’appartenance à des organisations internationales, à des traités multilatéraux ou encore à des systèmes juridictionnels de garantie des droits de l’homme – autant d’approches permises par les règles du droit international public – devient une politique en soi, le curseur d’un nouveau rapport au monde.

Dénoncer des traités internationaux est devenue une constante de la politique juridique extérieure de nombreux Etats. C’est évidemment l’approche états-unienne qui a frappé les esprits, tant sa mise en œuvre fut massive et rapide. America First fut le soubassement idéologique d’une cette politique radicale de rupture. Le divorce était consommé avec le multilatéralisme très vite après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Le 23 janvier 2017, les Etats-Unis annonçaient avec fracas leur retrait du Traité de libre-échange transpacifique (TPP) ; ils poursuivaient, le 1er juin 2017, en se retirant de l’Accord de Paris sur la lutte contre le réchauffement climatique, tandis qu’ils récidivaient, quelques mois plus tard, le 12 octobre 2017, avec le retrait de l’Unesco. Le désengagement continua en 2018 avec le retrait du Conseil des droits de l’homme[53] et de l’accord sur le nucléaire iranien. Les arguments avancés étaient de deux sortes : tantôt de tels traités étaient néfastes pour les Américains, tantôt les institutions dont les Etats-Unis se retiraient avaient développé un parti-pris « anti-israélien ».

Cette stratégie de « sortie » n’est pas le seul fait du « géant » nord-américain. A l’autre bout du spectre politique, le Venezuela d’Hugo Chávez puis de Nicolás Maduro, après avoir déployé des attaques en règle contre les organes interaméricains de protection des droits de l’homme (qui seraient sous l’emprise impérialiste des Etats-Unis), finit par dénoncer, tant la juridiction de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (2012), que son appartenance à l’organisation panaméricaine, i.e., l’Organisation des Etats américains (2017). Cette mise à l’écart délibéré des mécanismes de contrôle existant sur le continent, est particulièrement préoccupante. En témoigne les conclusions de la Mission indépendante d’établissement des faits du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui mit en lumière la commission de graves violations dans le pays[54] et, quand, dans la foulée, 23 anciens chefs d’Etat et de gouvernement latino-américains et espagnols, au moyen d’une déclaration adoptée le 23 septembre 2020[55], en appelèrent solennellement à la Cour pénale internationale afin qu’elle assume ses responsabilités devant les exactions commises… En Afrique, le dogme de la non-ingérence dans les affaires intérieures, fut l’argument politique avancé par les gouvernements de Paul Kagamé (Rwanda), John Magufuli (Tanzanie), Patrice Talon (Bénin) et Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), quand ils décidèrent de retirer leur déclaration d’acceptation de juridiction de la Cour africaine, respectivement en 2013, 2019 et 2020. Le Rwanda n’accepta point que des opposants politiques firent valoir leur droit devant la Cour d’Arsuha ; la Tanzanie estima insupportable de voir son système judiciaire défaillant passé au crible des standards exigeants de la Cour, tandis que le Bénin et la Côte d’Ivoire s’insurgèrent contre des arrêts, ainsi que des ordonnances de mesures provisoires, qui mettaient à jour les manœuvres politiciennes des autorités de ces Etats afin d’écarter de la scène politiques leurs rivaux[56]

***

Les forces politiques qui ont décidé de rejeter l’esprit de la Déclaration universelle sont, de nos jours, puissantes. Les critiques ne sont plus uniquement le fait de quelques cercles intellectuels, mais ont envahi la sphère politique. Les rapports de force à l’échelle internationale ayant profondément changé ; l’Occident étant singulièrement marginalisé, les valeurs alternatives – longtemps vues comme des épiphénomènes – sont en train peu à peu de s’imposer. Les contre discours « anti-droits » grandissent, finissent par s’imposer et modifier en profondeur les rapports entre les individus au sein de nombreuses sociétés, occidentales et non-occidentales, mais également au sein de nombreuses organisations internationales qui incarnaient, jusqu’à présent, le triomphe des « valeurs libérales ».

Cela ne veut pas dire que les défenseurs de l’ « esprit de 1948 » aient disparu, bien évidemment. Ils existent sur tous les continents (intellectuels, activistes, simples citoyens). Cela ne veut pas dire que les organisations multilatérales aient cessé de défendre les valeurs sur lesquelles reposent leurs actions [57]. Toutefois, les années à venir vont être marquées par une crispation croissante. La bipolarisation, nouveau marqueur des relations disloquées entre les citoyens d’un même pays, va continuer de s’étendre à l’échelle internationale : la guerre des valeurs n’est pas prête de s’éteindre. Si l’Universalisme des droits a déjà été traversé par diverses crises, celle-là est sans doute une des plus préoccupantes. Le combat sera long et difficile afin de préserver les acquis de 1948.

[1] F. Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. Une nouvelle édition a été publiée en 2018 avec une présentation d’H. Védrine (656 p.). Il est intéressant de noter que la revue Commentaire publiait, dès 1989, une traduction en français d’une conférence que l’auteur américain avait donné au Olin Center de Chicago, et qui s’intitulait « La fin de l’Histoire ? », Commentaire, 1989/3, pp. 457-469.

[2] C. Delsol, Le crépuscule de l’Universel. L’Occident postmoderne et ses adversaires, un conflit mondial des paradigmes, Paris, Les éditions du Cerf, 2020, 377 p.

[3] Ibid., p. 67 : « Voués à la comparaison avec l’Occident sûr de lui et prosélyte, les Asiatiques revendiquent d’abord le droit à la différence, affirmant qu’il n’existe pas un modèle unique et mondial de société. Ils rejettent l’universalisation occidentale, non seulement par la relativisation, mais par la critique du modèle dominant : les perversions de la liberté. »

[4] Sa critique est acerbe : « Western human rights scholars and advocates – and their acolytes in the Global South – have been akin to a choir in church. Advocacy and defense of human rights are done with a religious zeal. The reason is that human rights have become the moral argument for the liberal project », M. W. Mutua, « Is the Age of Human Rights Over ?», S.A. McClennen, A. Schultheis Moore (ed.), Routledge Companion  Literature and Human Rights, p. 450.

[5] La critique des droits de l’homme a bien évidemment toujours existé – comme le démontre l’essai éclairant de J. Lacroix et JP Pranchère, Le procès des droits de l’homme, Paris, Seuil, 2016, 339 p. ou encore l’opus classique de M. Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, 1983, 169 p. – toutefois elle dépasse aujourd’hui de très loin le cercle des intellectuels.

[6] S. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000, 545 p. La version originale fut publiée en anglais en 1993.

[7] Cette tendance de fond est étudiée avec brio par M. Versteeg, T. Horley, A. Menge, M. Guim, M. Guirguis, « The Law and Politics of Presidential Term Limit Evasion », Columbia Law Review, 2020, pp. 173-248.

[8] P. Rosanvallon, « Penser le populisme », La vie des idées.fr., Extrait de la leçon inaugurale prononcée lors de la 26ème Rencontres de Pétrarque 2011, organisée autour du thème : le peuple a-t-il un avenir ? ; P. Ory, Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste, Paris, Gallimard, 2017, 252 p. ; J-W, Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Gallimard, 2017, p. 30. (Coll. Essai Folio). (Titre original Was Ist Populismus ? Ein Essay, 2016).

[9] F. Zacharia, « The rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs 76, November-December 1997, pp. 22-45. Il approfondissait ses réflexions dans son ouvrage traduit en français et publié chez Odile Jacob, L’avenir de la liberté. La démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le monde, Paris, Odile Jacob, 2003, 339 p.

[10] J-L. Margolin, « Le confucianisme et son double : anatomie du débat singapourien sur les valeurs asiatiques », Mots. Les langages du politique, 2001, pp. 51-70.

[11] F. Zakaria, « A Conversation with Lee Kuan Yew », Foreign Affairs, March/April 1994.

[12] Résolution 49/19-P, https://www.oic-iphrc.org/fr/data/docs/legal_instruments/OIC_HRRIT/942045.pdf

[13] Le premier paragraphe du préambule se lit ainsi : « Réaffirmant le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste; »

[14] Il s’agit d’une assemblée d’ecclésiastiques, de fidèles et de représentants de l’Etat.

[15] A. Krassikov, « La menace d’une idéologie ‘russe-orthodoxe’ », Etudes, 2005, pp. 321-328.

[16] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 1er juillet 2014, SAS c. France.

[17] En légiférant ce faisant pour bannir de l’espace public tout insigne « dissimulant le visage », voy. la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010.

[18] En effet, de plus en plus de sociétés occidentales affrontent avec difficulté – pour ne pas dire anxiété – les implications du multiculturalisme, décidant de proscrire de l’espace public toute manifestation religieuse vestimentaire jugée ‘excessive’, car en totale contradiction avec leurs « valeurs ». Sur les réponses du droit international à l’augmentation des demandes de reconnaissances culturelles diverses, voy. A. Xanthaki, « Multiculturalism and International Law : Discussing Universal Standards », Human Rights Quaterly, 2010, Vol.32, pp. 21-48.

[19] Imagine, 1971. Il s’agit du deuxième couplet : « Imagine there’s no countries, It isn’t hard to do, Nothing to kill or die for, No religion too, Imagine all the people living life in peace… ». Comme le souligne Heiner Bielefeldt – ancien Rapporteur spécial des Nations-Unies pour la liberté de religion et de croyance – une telle vision du monde est très répandue dans de nombreuses sociétés occidentales, voy. H. Bielefeldt, “Misperceptions of Freedom of Religion or Belief”, Human Rights Quaterly, Vol. 35, n°1, February 2013, pp. 33-68, spec. p. 49.

[20] La littérature anglo-saxonne est, à cet égard, d’un utile secours pour décrypter ces peurs identitaires, voy. J. R. Bowen, Blaming Islam, The Mit Press, 2012, 121 p. ; M. Nussbaum, The New Religious Intolerance. Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age, Cambridge, Harvard University Press, 2012, 304 p.

[21] A. Badó, P. Mezei, « Comparativism and the New Hungarian Fundamental Law-Taking Raz Seriously », International and Comparative Law Review, 2017, Vol. 17 n°1, pp. 109-127.

[22] La nouvelle Constitution hongroise, adoptée le 18 avril 2011 par l’Assemblée nationale et signée par le Président de la République le 25 avril 2011, est entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Cette nouvelle constitution a donné lieu à de vifs échanges de vues sur le plan national et international (voir les avis CDL (2011) 016 et CDL (2011) 001 de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise), la résolution n° 12490 déposée le 25 janvier à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, les déclarations du Conseil et de la Commission ainsi que la résolution du Parlement européen du 5 juillet 2011. On renvoie ici à l’Editorial comment de L. Azoulai, « Hungary’s new constitutional order and « European Unity », Common Market Law Review, 2012, 49, pp.871-883.

[23] Voir l’entretien avec Peter Kreko, Directeur du Think Tank atlantiste et libéral, Political Capital dans Le Monde du 9 avril 2018.

[24] Discours du Premier ministre Victor Orbán à l’occasion du 25ème anniversaire de l’Université libre d’Etat. Reproduite sur le site officiel du gouvernement hongrois, http:// www.kormany.hu/en/the-prime-minister/the-prime-minister-s-speeches/prime-minister-viktor-orban-s-speech-at-the-25th-balvanyos-summer-free-university-and-student-camp. Il se trouve traduit en anglais sur le site « Budapest Beacon ».

[25] Les extraits en anglais se lisent ainsi : « Meaning, that Hungarian nation is not a simple sum of individuals, but a community that needs to be organized, strengthened and developed, and in this sense, the new state that we are building is an illiberal state, a non-liberal state. It does not deny foundational values of liberalism, as freedom, etc.. But it does not make this ideology a central element of state organization, but applies a specific, national, particular approach in its stead. ».

[26] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) : A Case Study of Anti-Constitutional Populist Backsliding », Sydney Law School, Legal Studies Research Paper, n°18/01, January 2018, 72 p. (http://ssrn.com/abstract=3103491). Ce constitutionnaliste polonais, dont la notoriété est internationale, est aujourd’hui professeur en Australie ; il fait l’objet de plusieurs procès, tant en matière civile que pénale. Daniel Sarmiento, le directeur de la revue juridique EU law Live, l’a interviewé afin de mieux comprendre ces attaques judiciaires lancées par les autorités polonaises à son encontre, voy. « A Conversation with Professor Wojciech Sadurski on the Rule of Law crisis in Poland » https://eulawlive.com/podcast/.

[27] « Budapest à Varsovie » (Budapest to Warsaw) telle fut la formule utilisée par Kacyński quand son Parti (le PiS) a commencé à exercer le pouvoir en 2015.

[28] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., pp. 4-5

[29] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp.639-662. Le début de l’article d’Adam Bodnar, Défenseur du Peuple polonais résume tout… : « In 2015-2017 the attempt to dismantle rule of law guarantees was undertaken in Poland. The new government of the « Law and Justice » party (PiS) won the majority in elections in October 2015. A number of reforms were introduced. Most importantly, the independence of the Constitutional Court was undermined. The paralysis of the typical daily operation of the Constitutional Court allowed the ruling majority to pass legislation that aimed to centralize state power. The legislation (except for one law) was never verified by the Constitutional Court. In 2017, the ruling majority passed legislation threatening judicial independence, most notably the Supreme Court and the National Council of Judiciary. », pp. 639-640.

[30] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., p. 10 : « “Nowogrodzka” (the Warsaw address of the PiS headquarters, where Kaczyński has his main office) became synonymous with the true locus of power. When ministers need a strategic decision to guide their action, they “go to Nowogrodzka Street”. »

[31] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, Ibid., p. 640.

[32] Le témoignage d’Adam Bodnar est édifiant à cet égard : « Another set of anti-constitutional actions by the government was its policy towards refugees and migrants. Poland is one of the most homogenous member states of the European Union, with 98% of the population belonging to the Polish nation, and over 90% being Roman Catholic. The migration crisis in Europe coincided exactly with the electoral campaign. Therefore, the topic of migration and relocation of refugees within the EU, according to the scheme agreed on by the EU, was subject of intense discussion during the electoral campaign and its aftermath. The argument of a general fear of the Polish society towards migration was used both as a justification of certain legislative reforms (especially surveillance powers of secret service as well as method to increase popular support of government policies. In consequence, Poland has refused to participate in the EU relocation scheme», voir « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp. 650-651.

[33] Cité par J. Rupnik, « The Crisis of Liberalism », Journal of Democracy, Vol. 29, July 2018, pp. 24-38, spec. p. 27.

[34] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 23 juin 2016, Baka c. Hongrie.

[35] Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Karácsony et autres c. Hongrie ;Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Szél et autres c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 20 janvier 2020, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie.

[36] La « saga » navalny devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre,

[37] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Z.A. et autres c. Russie.

[38] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 2012, 22 mars 2012, Konstantin Markin c. Russie.

[39] Cour EDH, 20 juin 2017, Bayev et autres c. Russie.

[40] Cour EDH, 17 juillet 2018, Mariya Alekhina et autres c. Russie.

[41] Robert C. Blitt, « The Bottom Up Journey of “Defamation of Religion” from Muslim States to the United Nations : A Case Study of the Migration of Anti-Constitutional Ideas, Studies in Law, Politics and Society, 2011,pp.121-211.

[42] Pour plus de détails sur cette stratégie, voy. N. Haupais, « Sur de nouveaux concepts onusiens : la diffamation des religions et la lutte contre les ‘phobies’ religieuses », Société, droit et religion, 2011, n°1, pp. 29-43.

[43] Cité par R. J. Heydarian, « Penal Populism in Emerging Markets. Human Rights and Democracy in the Age of Strongmen », G.L. Neuman (eds.), Human Rights in Time of Populism. Challenges and Responses, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, p. 152.

[44] T. Ginsburg, « Authoritarian International Law », AJIL, 2020, pp. 221-260.

[45] Dans le cadre du mécanisme européen de garantie, c’est l’article 36 §4 de la Convention qui permet aux Etats, au Commissaire européen aux droits de l’homme ainsi qu’à des individus ou des ONG, de présenter des interventions devant la Cour.

[46] Voy. l’arrêt SAS c. France déjà cité.

[47] Comité des droits de l’homme des Nations Unies, 7 décembre 2018, Sonia Yarker (communication n°2747/2016) et Miriana Hebbadj (communication n°2807/2016). On lira avec intérêt l’opinion dissidente du juge tunisien Yadh Ben Achour qui s’exprimait ainsi afin de contester le constat établi par la majorité des membres du Comité : « 5. Le Comité admet dans les deux cas d’espèce que « le port du voile intégral relève d’une coutume d’une partie des fidèles musulmans et qu’il s’agit de l’accomplissement d’un rite et de la pratique d’une religion ». Cependant les constatations du Comité n’expliquent pas cette mystérieuse transfiguration d’une coutume en une obligation religieuse à caractère cultuel, au sens de l’article 18 du Pacte. En vérité, le port du niqab ou de la burqa est une coutume suivie dans certains pays dits « musulmans » qui, par l’effet de l’islamisme politique et des tendances rigoristes, a été artificiellement raccrochée à certains versets du Coran, notamment le verset 31 de la sourate de La Lumière et le verset 59 de la sourate des Coalisés. Pourtant, les savants les plus autorisés de l’islam ne reconnaissent pas la dissimulation du visage comme une obligation religieuse. En admettant même que le port du niqab soit interprété, comme le veut le Comité, comme l’expression de la liberté de religion, il faut rappeler que toutes les interprétations ne se valent pas au regard d’une société démocratique ayant pour fondement de son système juridique les droits de l’homme, les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte, et ayant érigé le principe de laïcité en principe constitutionnel, en particulier dans le contexte historique et juridique particulier de la France. Certaines interprétations ne peuvent avoir droit de cité. »

[48] C. McCrudden, « Transnational Culture Wars », IJCL, 2015, pp. 434-462. Voir également son ouvrage, Litigation Religions : An Essay on Human Rights, Courts and Beliefs, OUP, New-York, 2018, 196 p.

[49] L’affaire E.S. contre Autriche est un très bon exemple à cet égard. Pour une analyse critique de la stratégie d’instrumentalisation de cet arrêt menée par l’ECLJ, voy. L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (sept.-déc. 2018)», Actualité juridique de droit administratif, 28 janvier 2019, pp. 169-179.

[50] Les ONG et les juges de la CEDH, 2009-2019, Strasbourg, Février 2020, 218 p.

[51] R. Uitz, « Human Rights Watchdogs Face Illiberal Rullers in Europe », A. Sajó, R. Uitz (eds.), Critical Essays on Human Rights Criticism, Eleven International Publishing, 2020, 199-224). Cette législation n’a pas obtenu le cap du respect du droit de l’Union et la Hongrie fut condamnée pour manquement aux règles du droit de l’Union voy. CJUE, Gde Ch., 18 juin 2020, Commission européenne soutenue par la Suède contre la Hongrie, C/78-18.

[52] Pour plus de détails sur l’importation de cette culture war devant la Cour interaméricaine (en plus de la Cour européenne), on renvoie à L. Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales in context, La Justice qui n’allait pas de soi, Paris, Pedone, 2020, spec. p. 355 et s.

[53] Il fut institué par la Résolution 60/251, en ayant pour mission de « promouvoir le respect universel et la défense de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales, pour tous, sans distinction aucune et de façon juste et équitable ». Il est composé de 47 Etats membres, élus par l’AG des Nations Unies suivant le principe d’une répartition géographique équitable, pour des mandats de trois ans renouvelables une fois.

[54] Conseil des droits de l’homme, 15 septembre 2020, A/HRC/45/33. La Mission était composée de Marta Valiñas (Portugal), de Paul Seils (Royaume-Uni) et Francisco Cox (Chili). (https://www.ohchr.org/SP/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26247&LangID=S).

[55]https://static1.squarespace.com/static/5526d0eee4b040480263ea62/t/5f6f38bdfb587d1146ecc6fb/1601124541819/IDEA+ONU+2020.pdf

[56] Pour plus de détails sur ces processus, on se permet de renvoyer à L. Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales des droits de l’homme in context, op.cit., pp. 107 et s.

[57] On se prendre connaissance avec profit de l’engagement de Karima Bennoune, Rapporteure spéciale pour les droits culturels qui ne cesse de concilier cultures et universalité dans le cadre de son mandat, voy. le rapport Universalité, diversité culturelle et droits culturels, 25 juillet 2018, AG A/73/227.

La démolition de l’universalisme français

La démolition de l’universalisme français 

par Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Membre de l’Institut de Recherche en droit international et européen de la Sorbonne
(Une version synthétique de cet article a été publié in Questions internationales, QI n°105, Janvier-Février 2021).

 

L’Universalisme des droits de l’homme est abîmé, car il est âprement rejeté. Les temps sont loin où le consensus international à leur égard était à son firmament. En effet, au moment où le monde célébrait le 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1998), la guerre froide n’était plus le logiciel idéologique qui scandait les relations internationales, tandis que la Déclaration et le Programme de Vienne sur les droits de l’homme (1993) étaient à mettre à l’actif triomphant de l’Organisation des Nations Unies qui en faisait l’alpha et l’oméga de son engagement. La juridictionnalisation de la protection des droits de l’homme sur les trois continents n’était pas discutée et une nouvelle vague de constitutionnalisme octroyait une place de premier choix aux droits et à leur garantie, y compris ceux en provenance des instruments internationaux. La démocratie libérale apparaissait comme l’horizon indépassable de l’Histoire, au point que Francis Fukuyama en prédisait la « fin »[1]. Vingt ans plus tard, les métamorphoses du monde ont profondément entamé cette vision, sans doute trop idyllique, où le « projet » des droits de l’homme semblait largement accepté, et donc acquis une fois pour toutes. Une telle vision du monde apparaît, aujourd’hui, plus que jamais discutable. La crise est à son paroxysme.

Elle l’est, tout d’abord, dans le champ des idées. Le rang des intellectuels qui dénoncent les droits de l’homme comme une idéologie impérialiste comme les autres ne cesse d’enfler. Qu’il s’agisse d’auteurs issus du Global North ou du Global South, ils se rejoignent sur le même constat : l’âge d’or des droits de l’homme n’est plus. Le Crépuscule de l’Universel est annoncé par la Française Chantal Delsol, professeur émérite de philosophie et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques[2]. Dans un essai très critique, elle dénonce les excès de l’Occident dans sa volonté d’imposer, coûte que coûte, sa vision au reste du Monde ; elle comprend, voire légitime, les rejets de certaines cultures occidentales et surtout des cultures non occidentales – comme les cultures asiatiques – à l’endroit de ce qu’elle nomme « les perversions de la liberté »[3] ; elle explique la mécanique du rejet d’un Universalisme vu comme indifférent aux particularismes culturels, notamment ceux qui attribuent aux groupes et à la religion, une place de choix. Ce qu’elle nomme les « cultures holistes » sont en guerre contre l’individualisme, à juste raison, écrit-elle. Leur « rapt d’identité » est tel que les ressentiments sont à leur firmament. Les excès dans l’inflation des droits individuels – vus comme une décadence insupportable – ne pouvaient qu’engendrer de furieux backlash où l’esprit de revanche se déploie.  A l’autre bout du globe, s’exprimant pourtant à partir d’une autre situation, le professeur de droit international américano-kenyan, Makau Mutua, dénonce avec constance dans ses travaux académiques, l’idéologie des droits de l’homme. Incarnation d’un projet libéral occidental décrié, elle serait devenue une ‘religion sectaire’[4]. Il dénonce l’hypocrisie de l’Universalisme qui ignore les autres approches culturelles qui se déploient en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Afrique, et qui contestent fortement le corpus normatif de l’Universel. Ces deux auteurs dont les idées convergent, ne sont que la face émergée de courants intellectuels de plus en plus visibles et audibles dans de nombreux pays à travers le monde[5]. Ils pointent les béances entre le discours sur les droits de l’homme et la réalité. Ne sont-elles pas sans cesse traversées par les turpitudes des nations occidentales, trop promptes à se draper dans l’éthique universelle pour mieux promouvoir et défendre leurs intérêts nationaux ? Ne sont-elles pas inquiétées, alors qu’elles sont elles-mêmes à l’origine de graves violations des droits de l’homme ? L’invasion par les troupes américaines de l’Irak, la pratique de la torture dans les geôles d’Abu Ghraib, la zone de non-droit de la prison de Guantanamo, l’utilisation des drones qui tuent sans distinguer les combattants des civils, sont autant de réalités incarnant l’archétype de la duplicité de l’« Ouest ». L’impunité occidentale accompagnée de son discours moralisateur, poussent les autres cultures à s’affranchir d’un Universalisme vu comme profondément inique et impérialiste.

Ces questions, sans cesse débattues dans les cercles académiques, ont puissamment investi, aujourd’hui, le champ politique. Les évolutions fulgurantes des relations internationales ont été propices à ce profond changement de paradigme. Les attentats du 11 septembre 2001 annonçaient déjà le déclin de l’Universel, ou plutôt, le combat de certaines cultures afin d’imposer au Monde une autre vision des rapports humains et de la vie en société. Car, depuis lors, c’est de cela dont il s’agit : une inflexible rivalité entre deux visions du Monde. La religion musulmane fut instrumentalisée à des fins de conquête, tant des esprits que des territoires. Le terrorisme islamiste ne frappait plus uniquement les pays du Moyen-Orient, mais saisissait également les terres occidentales. Un affrontement idéologique à l’échelle planétaire prenait place. Le « choc des civilisations » de Samuel Huntington[6], prenait le pas sur la vision de la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama. Dans le même temps, la centralité de l’Occident s’effritait. Des autocrates cultivant le mythe de « l’homme fort » et le culte de la personnalité, manipulant toutes les règles juridiques pour se maintenir au pouvoir, mirent en place diverses offensives afin de retrouver une puissance perdue, reconquérir une superbe d’antan. Les obsessions de Vladimir Poutine pour la puissance impériale russe ; de Recyep Erdogan pour l’empire Ottoman ; de Xi Jingping pour l’empire du Milieu, sont transformées en calculs et conquêtes géostratégiques ainsi qu’en politiques économiques agressives. Leur dessein est d’autant plus aisé à mettre en œuvre, que la traditionnelle superpuissance occidentale expérimente une déroute démocratique de premier ordre et renoue avec l’unilatéralisme. Les Etats-Unis de Donald Trump ont fait vaciller l’Ouest et son autorité passée. Ils ne sont plus les promoteurs du Human Rights’narrative qui allait toujours de pair avec la promotion de la démocratie : ad intra, ils promeuvent le slogan « Law and Order » lourd de sens historique ; criminalisent les migrants, y compris les mineurs isolés et font primer la santé économique sur la santé biologique ; ad extra, ils délaissent leurs alliés traditionnels (notamment les pays de l’Union européenne) et renforcent leurs liens avec des régimes pudiquement appelés « autoritaires », comme l’Arabie Saoudite de Mohamed Ben Salma (MBS) qui commandita, au vu et au su de la Communauté internationale, l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Si l’élection de Joe Biden est porteuse de plus d’équilibres et si son administration a déjà commencé à rectifier nombre des disruptions de l’administration républicaine, les dégâts engendrés par la politique de D. Trump seront durables. De nombreuses approches politiques disruptives, usant des mêmes ressorts populistes, permirent à d’autres personnalités d’orchestrer de très astucieux hold-up électoraux, promettant la fin de la corruption des élites gouvernantes, le rétablissement de l’ordre, de la sécurité et de la grandeurs passés, et l’établissement d’une gouvernance effective et socialement équitable. La démocratie et les droits de l’homme ne furent point à l’ordre du jour de leur campagne. Ainsi, des hommes (qui se révélèrent rapidement agir en autocrates) prirent la tête de pays aussi important que l’Inde (Narendi Modi), l’Indonésie (Joko Widodo) et les Philippines (Rodrigo Dutertre) pour l’Asie ; le Brésil pour l’Amérique latine (Jair Bolsonaro) ou encore le Rwanda (Paul Kagamé) pour l’Afrique.  Le droit n’est plus un instrument mis au service des check and balances et du respect des droits de l’homme ; il est instrumentalisé afin de renforcer la verticalité du pouvoir exécutif[7]. Le populisme fit des ravages partout dans de nombreux pays, développés ou pas, au point qu’historiens et politologues s’accordent sur l’existence indéniable d’un « populist turn »[8] souvent associé à l’implantation de ce que Fareed Zakaria, le premier, avait vu venir : l’illibéralisme[9]. Ce dernier se déploie tous azimuts, y compris à l’intérieur d’ensembles organisationnels dont on aurait pu penser qu’ils pouvaient agir tels des remparts infranchissables à de telles déflagrations. Ce fut l’inverse.  Les petits pays d’Europe centrale et orientale – ceux notamment du « Groupe de Visegrad – qui intégrèrent l’Union européenne et le Conseil de l’Europe dans la foulée de la désintégration communiste ; adoptèrent les règles du constitutionnalisme libéral, associées à celle du libéralisme économique ; acceptèrent d’être soumis au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme, finirent par se rebeller. L’homo economicus, individualiste et détaché de toute attache religieuse, est assez vite apparu étranger à leur histoire. Trop de droits, pour trop d’individus, dans trop de contextes « décadents » et sécularisés, tueraient ce qui fait le sel des identités hongroises, polonaises, tchèques etc… Ces pays se jouèrent des alertes et des mises en garde de l’Union européenne ; cette dernière fut impuissante à rendre efficaces ses mécanismes consistant à préserver l’Etat de droit. Partant, au sein même de l’Union, un front de résistance conservateur et illibéral se constitua. Le ver était dans le fruit.

Le constat est sombre. De toutes parts, à l’extérieur de l’Occident comme en son sein, le libéralisme politique, ferment de l’universalisme des droits de l’homme, est puissamment contesté. Si les relations internationales constituent le théâtre le plus visible des affrontements idéologiques, celui de la production du droit, prima facie plus discret, l’est pourtant tout autant. Les ennemis de l’Occident forgent des discours de la contestation à travers la production de textes juridiques alternatifs à la Déclaration Universelle (I). C’est encore à travers le droit qu’ils tentent de démanteler les structures mises en place après 1945 afin de réussir à transformer les rapports de force en leur sein (II).

I. L’UNIVERSALISME CONTESTÉ. LES DISCOURS DE LA CONTESTATION

L’élaboration, l’adoption et la diffusion de la Déclaration de 1948 fait partie d’un « discours » sublimé sur l’universalité des droits : a narrative. Cette histoire – diffusée par les Nations Unies et les élites internationales sécularisées – a placé le langage des droits de l’homme au-dessus des autres histoires et langages. Ce langage devint rapidement insensible à l’existence d’autres matrices. Alors qu’il n’accordait que peu de place aux cultures – synonyme de traditions, d’us et coutumes arriérés, qu’il convenait de faire évoluer vers la modernité – des contre-discours prirent corps. A mesure que le Human Right’s narrative était sacralisé, il n’eut de cesse d’être contesté. L’opposition idéologique qui traverse le champ politique international contemporain peut se résumer par la confrontation entre les droits (individuels) contre les cultures (notamment religieuses). Cette summa divisio se manifeste hors l’Occident (A) comme en son sein (B). Elle structure de nos jours les relations internationales car le monde s’est décentré : l’Ouest n’est plus omnipotent. Le présent, et certainement encore plus le futur, appartiennent à des puissances non-occidentales.

A. La contestation hors l’Occident

Les Etats et/ou groupes d’Etats représentant d’autres sensibilités, d’autres histoires, d’autres cultures que celles en provenance de l’Ouest, utilisèrent – tel un miroir au texte de 1948 – la technique juridique de la Déclaration afin d’affirmer et promouvoir « leurs » valeurs non-occidentales. La spécificité culturelle était brandie au nez de l’Occident comme un étendard politique contestataire, désirant en finir avec ce qui fut longtemps, également, un « complexe du colonisé ». Ils jouèrent le mimétisme technique afin de forger et diffuser des contre-discours. Aux langages des droits, ils opposèrent le langage des cultures ; à l’histoire de l’Universalisme, ils convoquèrent celle des Particularismes ; à l’approche centrée sur l’humain, ils décentrèrent le débat vers l’identité.

L’Asie fut à la pointe, dans les années 1990, de l’asiatisme, ou plus prosaïquement de la défense des « valeurs asiatiques ». Bien qu’il y eut une part non négligeable d’éléments conjoncturels qui poussèrent Lee Kuan Yew – Premier ministre pendant 30 ans (1959-1990) du micro-Etat singapourien situé à la pointe méridionale de la Malaisie – dans le lancement (agressif) d’une campagne idéologique contre l’universalisme occidental, il ne faut pas négliger ce que cette critique laissait transparaître. Tout d’abord, une revanche des anciens colonisés qui pouvaient, enfin, s’opposer frontalement aux anciens colonisateurs occidentaux[10] ; ensuite, une manière de légitimer une politique ultra-répressive qui se retrouva sous les feux des projecteurs internationaux. En tout état de cause, la rhétorique des « valeurs asiatiques » repose sur trois prémisses. Tout d’abord, les droits de l’homme et la démocratie ne sont pas universels mais sont uniquement l’apanage d’une construction des sociétés occidentales, qui n’a pas à être « imposée » à l’Asie. Ensuite, les sociétés asiatiques placent les valeurs communautaires, et la déférence à l’égard de l’autorité, au-dessus de l’individualisme et de la liberté de pensée et d’action. Enfin, l’Etat et la société sont des composantes d’une seule unité holistique ; partant, une attaque contre l’Etat constitue une attaque contre la société toute entière. Les implications d’une telle philosophie politique sont simples : les droits de l’homme et la démocratie sont des obstacles à la stabilité collective et au développement national qui supposent, à l’inverse, des leadership autoritaires[11]. Si ce débat disparut quelque peu de la scène idéologique asiatique avec les succès politiques et économiques de Taïwan et de Corée du Sud notamment, il réapparut à la faveur de l’irruption de nouveaux leaders populistes comme Rodrigo Dutertre et Joko Widodo.

Cette convocation de la religion contre un Occident universaliste sécularisé où la foi est déposée dans la dignité de l’être humain et non dans ses croyances, est symptomatique de la fracture qui parcourt les autres cultures non-occidentales. L’exemple du monde arabo-musulman est topique en la matière. L’Arabie saoudite qui œuvre de façon puissante au sein de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) a participé à faire adopter au Caire, le 5 août 1990, la Déclaration sur les droits de l’homme en Islam[12]. Ni son Préambule, ni ses 16 articles ne font référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme ; en revanche, la Ummah islamique y est centrale[13]. Les droits fondamentaux et les libertés publiques sont considérés comme faisant « partie intégrante de la Foi islamique » et, ce faisant, il est interdit de soumettre l’homme « à une quelconque pression ou de profiter de sa pauvreté ou de son ignorance pour le convertir à une autre religion ou à l’athéisme » (article 10), ni de contrevenir aux « principes de la Sharia » (article 22), laquelle constitue la « seule source de référence pour interpréter ou clarifier tout article de cette Déclaration » (article 25). Le relativisme culturel, fossoyeur de l’universalisme, fut également la tactique de l’Eglise orthodoxe russe. En 2006, sous la présidence du patriarche Alexis II, le Xème Concile mondial du peuple russe[14] – sous la houlette du métropolite Kirill, chef du département des relations extérieures de l’Eglise orthodoxe –adoptait une Déclaration des droits et de la dignité de l’homme, véritable alternative à la Déclaration universelle de 1948. Elle s’oppose explicitement aux excès de l’individualisme et considère qu’il est impossible de détacher les droits de l’homme de la morale[15].

B. La contestation au sein de l’Occident

Les valeurs charriées par le monde occidental sont doublement mises en cause de l’intérieur par deux types de populations qui sont reliées entre elles par un point commun : l’importance de leurs croyances religieuses. Là s’arrêtent toutefois les analogies car les uns (les Musulmans) sont des ressortissants de pays occidentaux qui, à titre individuel, entendent vivre selon leurs us et coutumes ; les autres (les Chrétiens) voient leur identité être utilisée, pour ne pas dire instrumentalisée, par des gouvernements illibéraux qui sont entrés en dissidence contre l’Occident en démantelant, un à un, les éléments des régimes démocratiques libéraux.

De nombreuses populations de confession musulmane sont nées et vivent sur le sol de moult pays occidentaux, conséquences complexes de l’augmentation des flux migratoires découlant de la colonisation, accentuée par la globalisation et la perpétration de conflits en tous genres. Très souvent en mal d’intégration, ces populations ont tendance à se replier sur leurs cultures d’origine. Se sentant, à tort ou à raison, rejetées ; sensibilisées aux discours religieux conservateurs alimentées par des réseaux puissants où les contre-discours lancés contre l’Universalisme font florès, ces populations revendiquent de façon visible leur appartenance religieuse. Dans le cadre de constructions individuelles et collectives complexes, ces manifestations sont, tout à la fois, l’exercice paisible d’une religion par l’affirmation d’une autonomie personnelle, mais également une revanche politique (comme descendants d’anciens peuples colonisés) alliée, très souvent, à une revendication identitaire. Cette irruption de la religiosité dans des sociétés occidentales largement sécularisées, engendre des tensions, des incompréhensions, voire même des contestations judiciaires. L’affaire S.A.S portée devant la Cour européenne des droits de l’homme en fut une manifestation criante[16]. Elle mit dos à dos, la construction d’une société occidentale – la société française in casu qui entendait coûte que coûte maintenir un de ses principes fondateurs qu’est l’universalisme républicain[17] – et l’expression publique et radicale de la foi religieuse d’une citoyenne française, de confession musulmane, qui désirait porter la burqa en tous lieux. Le choc des cultures fut flagrant. Il fut symptomatique de l’anxiété de multiples sociétés occidentales devant la montée en puissance de revendications multiculturelles déstabilisantes[18]. Alors que l’Occident sécularisé les avait longtemps ignorées – qui n’a pas en tête un des couplets de la très populaire chanson de John Lennon, Imagine, où il conçoit un monde paisible, sans pays et… sans religions[19] – il est désormais saisi par une angoisse existentielle profonde : celle d’une perte de sa propre identité par la mise à l’écart des valeurs universelles qui l’ont façonné[20]. Cette anxiété devant la montée en puissance du multiculturalisme se trouve décuplée du fait de la mutation du paysage international où l’ «Ouest» n’est plus leader, dépassé par de nouvelles puissances qui entendent bien anéantir l’arrogance occidentale.

Dans le même temps, mais dans un contexte politique différent, des pays Est-européens sont rentrés en opposition avec ces mêmes valeurs occidentales. Dans ce qui constitue une attaque en règle du libéralisme politique, la séparation des pouvoirs est démantelée et certaines interprétations des droits de l’homme (jugées décadentes) sont vivement contestées.  L’exemple hongrois le démontre à l’envi. Alors que l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2011 ne passa pas inaperçue[21] – suscitant l’émoi de la Commission de Venise[22], tant au regard de son contenu que de ses modalités d’approbation, écartant du processus constituant l’opposition et les membres de la société civile, elle fut néanmoins promue aisément.

Ce qui permit au parti de Viktor Orbán de remporter aisément les élections en 2010 et d’être en position de force pour enclencher, dans la foulée, la mécanique réformatrice, législative et constitutionnelle fut notamment le degré d’insatisfaction d’une grande partie de la population tant à l‘endroit du gouvernement en place à cette époque, qu’à l’égard du processus de transition lui- même. Il fut alors aisé au Fidesz d’instrumentaliser ce sentiment en clamant que, de transition démocratique réelle, il ne fut pas question au début des années 1990. Le temps était donc venu pour une « véritable » révolution, que le Fidesz allait mettre en œuvre. Il est crucial ici de relever un élément commun à d’autres scénarios populistes : la rapidité avec laquelle une fois au pouvoir, le gouvernement agit pour démanteler ce qui constitue l’essence même de l’Etat de droit : la séparation des pouvoirs avec, normalement à la clé, l’indépendance des tribunaux. En effet, avant même que la Constitution n’entre en vigueur le 1er janvier 2012, le Parlement hongrois avait préparé et adopté une série de textes législatifs modifiant en profondeur le fonctionnement démocratique du pays. Elles concernaient la liberté de la presse, le droit pénal, le droit de la famille et de la nationalité, le droit des élections, le statut des Eglises, et last but not least, le fonctionnement de la Cour constitutionnelle. La « déconsolidation » ne s’arrêta pas là : dans les derniers jours de l’année 2011, le Parlement adoptait une « Disposition transitoire à la Loi Fondamentale » avec rang constitutionnel dont le but fut de suppléer littéralement la nouvelle Constitution qui n’était pas encore entrée en vigueur. A partir de là, le pouvoir incarné dans la personne de Viktor Orbán n’a eu de cesse de détricoter les acquis démocratiques de la séparation des pouvoirs et de s’opposer à l’Union européenne, incarnant un Establishment corrompu loin des préoccupations du « Peuple » hongrois unifié sur la base d’un discours jouant sur les affects identitaires. A partir de cette réforme constitutionnelle, la rhétorique populiste continua à sévir afin de permettre le renouvellement du maintien au pouvoir du Fidesz et de son leader : les fake news devinrent « la narration officielle », après le musèlement de la presse libre[23]. Une telle politique fut clairement revendiquée et affichée ; elle fut brandie – et continue plus que jamais de l’être – comme un étendard de l’identité nationale hongroise. Le discours de Viktor Orbán du 26 juillet 2014 en est l’emblème[24]. Il affirme que le « nouvel Etat que nous sommes en train de construire en Hongrie est un Etat illibéral, un Etat non libéral » qui ne « rejettera pas les principes fondamentaux du libéralisme comme la liberté », mais qui en revanche, «ne fera pas de cette idéologie l’élément central de l’organisation de l’Etat », qui « inclut une approche différente, spéciale, nationale. » Et de poursuivre : « il est impossible de construire un nouvel Etat basé sur des fonctions illibérales et nationales au sein de l’Union européenne[25].» En transformant une expression au point d’en faire la marque de fabrique du constitutionnalisme populiste, il instrumentalisait, ni plus ni moins, ce que le politologue américain, Fareed Zacharia, dès 1997, avait décrit dans un article publié dans la revue Foreign affairs.

Que dire du cas Polonais[26], sinon que le démantèlement démocratique se fit sans que la Constitution du 2 avril 1997 n’ait été touchée ? Grandement inspiré par l’approche hongroise du Fidesz[27], le parti « Droit et Justice » (PiS), arrivé au pouvoir en 2015, déploya un éventail de mesures législatives qui se chargea de mener une attaque en règle, très rapide, de tout ce qui pouvait entraver l’action des autorités nouvellement élues. En l’espace de deux ans à peine, pas moins de treize lois ayant affecté de façon profonde toute l’architecture du système judiciaire, ont été adoptées. Autrement dit, le démantèlement au-delà de sa célérité a été systémique comme le souligne avec justesse Wojciech Sadurski[28]. Ainsi, les éléments clés du fonctionnement et des pouvoirs de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, des juridictions ordinaires, du Conseil national de la Magistrature, des services du Procureur et de l’Ecole nationale de la Magistrature ont été profondément modifiés[29]. Le point commun de ces réformes législatives est le pouvoir octroyé à l’Exécutif, comme au Législatif (qui est également entre les mains du PiS et plus précisément d’un seul homme, Kacyńsky), d’intervenir de façon significative dans la composition, les pouvoirs, l’administration et le fonctionnement de ces diverses institutions, sans que la Cour constitutionnelle puisse intervenir. Le professeur Wojciech Sadurski – qui a analysé de façon particulièrement fouillée la situation polonaise – considère qu’elle met en scène un « anti-constitutional populist backsliding » (une régression populiste anticonstitutionnelle), expression qu’il estime la plus adéquate pour décrire de la situation de son pays. Il met parfaitement en évidence que l’adoption de nombreuses lois eut clairement pour objectif de contourner de précises dispositions constitutionnelles, tant dans le domaine de la justice (constitutionnelle et ordinaire), que dans le champ du pluralisme des médias notamment. Il laisse à voir que la centralisation du pouvoir est telle que le siège du PiS en est même devenu l’emblème[30]. Dans un tel contexte, Adam Bodnar – Ombudsman polonais qui représente encore une des rares institutions indépendantes en Pologne –  pose parfaitement les termes de la problématique : «Poland is currently facing new challenges – how to protect human rights in a country where constitutional review is subject of political manipulation and where the Constitution of 2 April 1997 was de facto changed via legislative mean, while the original text of the Constitution remain intact[31] ? »

Ces deux pays européens au sens géographique et institutionnel du terme – ils sont en effet situés au cœur de l’Europe et sont membres de l’Union européenne – bien qu’ils soient traversés par plusieurs différences, n’en sont pas moins animés par une obsession commune : celle de ne pas perdre leur « identité » de pays chrétiens blancs[32]. Cette « guerre culturelle » comme la nomme Jacques Rupnik, est un élément majeur de ce repli nationaliste populiste. Elle n’est pas déclenchée uniquement en Pologne et en Hongrie, mais se manifeste également au-delà des frontières de l’Union européenne. On la retrouve dans les discours de Vladimir Poutine qui fustige la décadence et la permissivité de l’Europe (qui fait fi des valeurs traditionnelles, notamment en matière de mariage et d’orientation sexuelle) ou encore Donald Trump lequel, en voyage officiel à Varsovie, encouragea la Pologne à être un rempart de la civilisation occidentale pour « la famille, la liberté, le pays et pour Dieu »[33].

Dans ce contexte, les atteintes à l’égard des acquis démocratiques et le combat contre les interprétations libérales des droits de l’homme, deviennent systémiques. Le contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre avec éclat : c’est tantôt la destitution discrétionnaire des juges qui est en cause[34] ; tantôt les atteintes au pluralisme de l’expression (notamment des partis d’opposition)[35] et des dissidents[36] ; tantôt le traitement des étrangers[37]. Si on resserre l’analyse plus spécifiquement sur le contentieux russe devant la Cour de Strasbourg, on découvre, en lisant les allégations en défense avancées par le gouvernement, à quel point l’Etat défend une vision « traditionnelle » des rapports entre les hommes et les femmes[38] ; une vision où les homosexuels n’ont pas droit de cité[39] et où la liberté d’expression doit s’arrêter à la porte des Eglises[40], autant d’éléments qui renouent avec les fondements de la Déclaration adoptée en 2006 par l’Eglise orthodoxe russe.

II. L’UNIVERSALISME DÉMANTELÉ. LES STRATÉGIES DU DÉMANTÈLEMENT

Les stratégies de démantèlement de l’Universalisme passent par deux types d’approches complémentaires : l’instrumentalisation et le contournement/exclusion.

Instrumentaliser les outils du multilatéralisme est désormais une politique juridique éprouvée déployée au sein des organisations universelles et régionales par des Etats qui entendent promouvoir leurs valeurs alternatives. En un mot, les fora et les règles du multilatéralisme sont habilement maîtrisés et utilisés pour mieux détruire, de l’intérieur, les valeurs libérales qui les fondent depuis 1945 (A). En parallèle, des stratégies exogènes sont activées pour, purement et simplement, s’exclure des règles du jeu collectif afin de ne plus être contraints par ce qui apparaît, aux yeux des régimes populistes et autoritaires, comme une doxa devenue insupportable (B).

A. Le multilatéralisme instrumentalisé

L’instrumentalisation du multilatéralisme se manifeste à travers deux stratégies qui manient toutes les deux, mais de façon différente, les règles classiques du droit international. Il s’agit tout d’abord d’arriver à modifier les rapports de force au sein des grandes organisations internationales existantes ; il s’agit, ensuite, d’utiliser les fora judiciaires ou quasi-judiciaires – notamment ceux des organes de protection des droits de l’homme – pour faire valoir une autre interprétation des droits et libertés.

Obtenir un changement de rapports de force au sein des organisations et institutions de la famille des Nations Unies, au sein de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de l’Union africaine, de l’ASEAN etc…a pour dessein, in fine, de faire valoir et, si possible, de faire triompher une nouvelle doxa : un nouveau discours alternatif à l’Universalisme. Tantôt les particularismes culturels et religieux vont en constituer l’Alpha et l’Oméga ; tantôt le rejet de l’impérialisme (universel) en sera la matrice ; tantôt une identité historique et politique sublimée sera brandie en étendard d’un nouveau rapport au droit international, qui trop longtemps incarna un ordre post-45 désormais décrié et désavoué. Quelles que soient les justifications avancées, le dessein est identique : il est question de marginaliser l’universalisme des droits de l’homme et la démocratie libérale. Pendant de nombreuses années, l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI) a déployé une offensive sans précédent au sein des instances onusiennes dans un dessein très précis : arriver à imposer la sanction de la « diffamation » de l’Islam. Cette démarche témoigna d’une volonté de sanctifier les religions en général et l’Islam en particulier, dans le prolongement de la fatwa lancée contre Salman Rushdie suite à la publication des Versets sataniques en 1989 ; en un mot, mettre hors d’atteinte les religions de toute critique, au mépris de la liberté d’expression[41]. A cette sanctuarisation de la religion, s’ajouta le maintien et la défense de préceptes religieux dans le monde de la Cité : la Chari’a – en vigueur dans de nombreux pays musulmans – heurtant nombre de valeurs universelles. La tentative échoua, mais elle fut caractéristique d’une utilisation offensive et stratégique des fora du multilatéralisme pour mieux en détruire les principes constitutifs[42].

Si on se tourne vers l’Asie, il est topique de constater qu’en 2017, Rodrigo Dutertre, alors Président de l’ASEAN, décida expressément de promouvoir un agenda régional mettant l’accent sur la nécessité d’adopter des mesures draconiennes contre le crime ; de marginaliser les discussions sur les droits de l’homme et la démocratie ; de sanctifier la souveraineté et le principe de non-ingérence dans les affaires des Etats du Sud-Ouest asiatique et de promouvoir, last but not least, l’intégration régionale dans un « ASEAN way that will guide us »[43]. Cette démarche fut analysée de façon technique par le constitutionnaliste et internationaliste américain Tom Ginsburg qui, détaillait avec moult détails, dans un article à l’American Journal of International Law les stratégies des pays du continent asiatique consistant à créer de nouvelles normes afin de faire prévaloir leur point de vue « autoritaire » au sein des organisations régionales sises en Asie[44]. Et si le droit international devenait globalement « autoritaire » dans quelques années, au fur et à mesure de l’affaiblissement de l’Occident et de la montée en puissance des Etats autoritaires et illibéraux ?

L’autre technique d’instrumentalisation du droit international et des mécanismes du multilatéralisme se situe au niveau des organes de protection des droits de l’homme. Il s’agit de jouer sur la multiplicité des fora de protection et/ou de tenter, coûte que coûte, grâce au mécanisme de tierce intervention[45], de modifier le cours de la jurisprudence sur l’interprétation des droits. Si les activistes musulmans échouèrent devant la Cour européenne à obtenir la mise en jeu de la responsabilité internationale de la France du fait de l’interdiction de la burqa dans l’espace public[46], ils réussirent à l’obtenir devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies[47]. Ce faisant, la stratégie consistant à user habilement du forum shopping porta ses fruits et jeta le trouble sur la cohérence des valeurs à l’échelle internationale. A l’opposé du spectre religieux, les chrétiens s’organisèrent également afin de faire valoir une autre interprétation des droits, plus en conformité avec leurs fois religieuses. La « guerre des culture » (war cultures) naissait aux Etats-Unis dans les années 1990 à travers la création de puissantes ONG conservatrices[48], qui s’implantèrent en Europe pour certaines d’entre elles. Les questions dites « sociétales » – où la famille, le mariage, la religion, la vie et la mort sont en jeux – polarisent les sociétés, brouillent la qualité des débats nationaux et structurent des alliances stratégiques. Il s’agit alors de combattre, d’une manière ou d’une autre (la fin justifiant les moyens), les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne correspondent pas aux visions du monde que les associations et/ou ONG conservatrices entendent promouvoir. L’European Center for Law and Justice (ECLJ) fait partie de ces ONG laquelle, fort de son statut consultatif spécial obtenu auprès des Nations Unies depuis 2007 ; de son excellente stratégie communicationnelle qui lui permet d’avoir des entrées sur les sites internes des grands quotidiens nationaux, orchestre une critique « politique » des arrêts de la Cour, sous couvert d’une expertise juridique devant tendre, par définition, à la neutralité axiologique. Créée entre autres par Jay Alan Sekulow – avocat américain converti au christianisme et considéré comme l’un des 25 Evangélistes les plus influents aux Etats-Unis – l’ECLJ constitue le prolongement en Europe de l’American Center for Law and Justice (ACLJ) qui s’est créé pour être un contrepoids à l’Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union, ACLU). L’ONG européenne dont le siège est à Strasbourg, entend promouvoir la liberté religieuse, la famille et la vie (comprenez la vie des enfants à naître). Articles de presses, séminaires, aide juridique gratuite, tierces interventions devant la Cour (article 36 §4 de la Convention), font partie de son quotidien. La « spécialisation » sur les affaires religieuses de l’ECJL – en étant une association créée par un avocat chrétien évangéliste – permet de discerner le fil rouge qui étreint ses approches stratégiques, tout à la fois contentieuses et médiatiques[49]. Sa stratégie offensive ne se contente pas de jouer avec les ressorts techniques de la procédure devant la Cour ; elle consiste également à délégitimer les juges en personne. La campagne contre les juges de la Cour européenne lancée par l’ECLJ, commença par la publication d’un rapport qui présentait prima facie la forme d’une recherche[50], qui dévoila de drôles de conclusions (il fut reproché, notamment, à la Cour d’admettre trop d’ONG dites « libérales » au titre de la tierce intervention, alors que l’ECLJ est passé maître dans la mobilisation de ladite procédure), et termina par une campagne de presse – jouant avec les ressorts du story telling – orchestrée de concert avec l’hebdomadaire Valeurs actuelles et le directeur de l’ONG (G. Puppinck).  Des articles au vitriol furent et continuent d’être régulièrement distillés au sujet de « l’infiltration » de la Cour par les « amis » de Georges Soros. Les méthodes utilisées par Viktor Orban en Hongrie – consistant à diaboliser le philanthrope américain au point, notamment, de faire adopter une loi sur la transparence pour interdire le financement des ONG libérales[51], se dissémine en France[52]… Au cœur de l’Occident, ses valeurs libérales sont discutées, contestées jusque devant le prétoire des juges.7

B. Le multilatéralisme contourné

Le contournement du multilatéralisme passe par une stratégie de sortie : elle est le signe du déploiement d’une politique juridique extérieure marquée par une radicalité affichée et revendiquée. Dénoncer l’appartenance à des organisations internationales, à des traités multilatéraux ou encore à des systèmes juridictionnels de garantie des droits de l’homme – autant d’approches permises par les règles du droit international public – devient une politique en soi, le curseur d’un nouveau rapport au monde.

Dénoncer des traités internationaux est devenue une constante de la politique juridique extérieure de nombreux Etats. C’est évidemment l’approche états-unienne qui a frappé les esprits, tant sa mise en œuvre fut massive et rapide. America First fut le soubassement idéologique d’une cette politique radicale de rupture. Le divorce était consommé avec le multilatéralisme très vite après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Le 23 janvier 2017, les Etats-Unis annonçaient avec fracas leur retrait du Traité de libre-échange transpacifique (TPP) ; ils poursuivaient, le 1er juin 2017, en se retirant de l’Accord de Paris sur la lutte contre le réchauffement climatique, tandis qu’ils récidivaient, quelques mois plus tard, le 12 octobre 2017, avec le retrait de l’Unesco. Le désengagement continua en 2018 avec le retrait du Conseil des droits de l’homme[53] et de l’accord sur le nucléaire iranien. Les arguments avancés étaient de deux sortes : tantôt de tels traités étaient néfastes pour les Américains, tantôt les institutions dont les Etats-Unis se retiraient avaient développé un parti-pris « anti-israélien ».

Cette stratégie de « sortie » n’est pas le seul fait du « géant » nord-américain. A l’autre bout du spectre politique, le Venezuela d’Hugo Chávez puis de Nicolás Maduro, après avoir déployé des attaques en règle contre les organes interaméricains de protection des droits de l’homme (qui seraient sous l’emprise impérialiste des Etats-Unis), finit par dénoncer, tant la juridiction de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (2012), que son appartenance à l’organisation panaméricaine, i.e., l’Organisation des Etats américains (2017). Cette mise à l’écart délibéré des mécanismes de contrôle existant sur le continent, est particulièrement préoccupante. En témoigne les conclusions de la Mission indépendante d’établissement des faits du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui mit en lumière la commission de graves violations dans le pays[54] et, quand, dans la foulée, 23 anciens chefs d’Etat et de gouvernement latino-américains et espagnols, au moyen d’une déclaration adoptée le 23 septembre 2020[55], en appelèrent solennellement à la Cour pénale internationale afin qu’elle assume ses responsabilités devant les exactions commises… En Afrique, le dogme de la non-ingérence dans les affaires intérieures, fut l’argument politique avancé par les gouvernements de Paul Kagamé (Rwanda), John Magufuli (Tanzanie), Patrice Talon (Bénin) et Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), quand ils décidèrent de retirer leur déclaration d’acceptation de juridiction de la Cour africaine, respectivement en 2013, 2019 et 2020. Le Rwanda n’accepta point que des opposants politiques firent valoir leur droit devant la Cour d’Arsuha ; la Tanzanie estima insupportable de voir son système judiciaire défaillant passé au crible des standards exigeants de la Cour, tandis que le Bénin et la Côte d’Ivoire s’insurgèrent contre des arrêts, ainsi que des ordonnances de mesures provisoires, qui mettaient à jour les manœuvres politiciennes des autorités de ces Etats afin d’écarter de la scène politiques leurs rivaux[56]

***

Les forces politiques qui ont décidé de rejeter l’esprit de la Déclaration universelle sont, de nos jours, puissantes. Les critiques ne sont plus uniquement le fait de quelques cercles intellectuels, mais ont envahi la sphère politique. Les rapports de force à l’échelle internationale ayant profondément changé ; l’Occident étant singulièrement marginalisé, les valeurs alternatives – longtemps vues comme des épiphénomènes – sont en train peu à peu de s’imposer. Les contre discours « anti-droits » grandissent, finissent par s’imposer et modifier en profondeur les rapports entre les individus au sein de nombreuses sociétés, occidentales et non-occidentales, mais également au sein de nombreuses organisations internationales qui incarnaient, jusqu’à présent, le triomphe des « valeurs libérales ».

Cela ne veut pas dire que les défenseurs de l’ « esprit de 1948 » aient disparu, bien évidemment. Ils existent sur tous les continents (intellectuels, activistes, simples citoyens). Cela ne veut pas dire que les organisations multilatérales aient cessé de défendre les valeurs sur lesquelles reposent leurs actions [57]. Toutefois, les années à venir vont être marquées par une crispation croissante. La bipolarisation, nouveau marqueur des relations disloquées entre les citoyens d’un même pays, va continuer de s’étendre à l’échelle internationale : la guerre des valeurs n’est pas prête de s’éteindre. Si l’Universalisme des droits a déjà été traversé par diverses crises, celle-là est sans doute une des plus préoccupantes. Le combat sera long et difficile afin de préserver les acquis de 1948.


[1] F. Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. Une nouvelle édition a été publiée en 2018 avec une présentation d’H. Védrine (656 p.). Il est intéressant de noter que la revue Commentaire publiait, dès 1989, une traduction en français d’une conférence que l’auteur américain avait donné au Olin Center de Chicago, et qui s’intitulait « La fin de l’Histoire ? », Commentaire, 1989/3, pp. 457-469.

[2] C. Delsol, Le crépuscule de l’Universel. L’Occident postmoderne et ses adversaires, un conflit mondial des paradigmes, Paris, Les éditions du Cerf, 2020, 377 p.

[3] Ibid., p. 67 : « Voués à la comparaison avec l’Occident sûr de lui et prosélyte, les Asiatiques revendiquent d’abord le droit à la différence, affirmant qu’il n’existe pas un modèle unique et mondial de société. Ils rejettent l’universalisation occidentale, non seulement par la relativisation, mais par la critique du modèle dominant : les perversions de la liberté. »

[4] Sa critique est acerbe : « Western human rights scholars and advocates – and their acolytes in the Global South – have been akin to a choir in church. Advocacy and defense of human rights are done with a religious zeal. The reason is that human rights have become the moral argument for the liberal project », M. W. Mutua, « Is the Age of Human Rights Over ?», S.A. McClennen, A. Schultheis Moore (ed.), Routledge Companion  Literature and Human Rights, p. 450.

[5] La critique des droits de l’homme a bien évidemment toujours existé – comme le démontre l’essai éclairant de J. Lacroix et JP Pranchère, Le procès des droits de l’homme, Paris, Seuil, 2016, 339 p. ou encore l’opus classique de M. Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, 1983, 169 p. – toutefois elle dépasse aujourd’hui de très loin le cercle des intellectuels.

[6] S. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000, 545 p. La version originale fut publiée en anglais en 1993.

[7] Cette tendance de fond est étudiée avec brio par M. Versteeg, T. Horley, A. Menge, M. Guim, M. Guirguis, « The Law and Politics of Presidential Term Limit Evasion », Columbia Law Review, 2020, pp. 173-248.

[8] P. Rosanvallon, « Penser le populisme », La vie des idées.fr., Extrait de la leçon inaugurale prononcée lors de la 26ème Rencontres de Pétrarque 2011, organisée autour du thème : le peuple a-t-il un avenir ? ; P. Ory, Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste, Paris, Gallimard, 2017, 252 p. ; J-W, Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Gallimard, 2017, p. 30. (Coll. Essai Folio). (Titre original Was Ist Populismus ? Ein Essay, 2016).

[9] F. Zacharia, « The rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs 76, November-December 1997, pp. 22-45. Il approfondissait ses réflexions dans son ouvrage traduit en français et publié chez Odile Jacob, L’avenir de la liberté. La démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le monde, Paris, Odile Jacob, 2003, 339 p.

[10] J-L. Margolin, « Le confucianisme et son double : anatomie du débat singapourien sur les valeurs asiatiques », Mots. Les langages du politique, 2001, pp. 51-70.

[11] F. Zakaria, « A Conversation with Lee Kuan Yew », Foreign Affairs, March/April 1994.

[12] Résolution 49/19-P, https://www.oic-iphrc.org/fr/data/docs/legal_instruments/OIC_HRRIT/942045.pdf

[13] Le premier paragraphe du préambule se lit ainsi : « Réaffirmant le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste; »

[14] Il s’agit d’une assemblée d’ecclésiastiques, de fidèles et de représentants de l’Etat.

[15] A. Krassikov, « La menace d’une idéologie ‘russe-orthodoxe’ », Etudes, 2005, pp. 321-328.

[16] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 1er juillet 2014, SAS c. France.

[17] En légiférant ce faisant pour bannir de l’espace public tout insigne « dissimulant le visage », voy. la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010.

[18] En effet, de plus en plus de sociétés occidentales affrontent avec difficulté – pour ne pas dire anxiété – les implications du multiculturalisme, décidant de proscrire de l’espace public toute manifestation religieuse vestimentaire jugée ‘excessive’, car en totale contradiction avec leurs « valeurs ». Sur les réponses du droit international à l’augmentation des demandes de reconnaissances culturelles diverses, voy. A. Xanthaki, « Multiculturalism and International Law : Discussing Universal Standards », Human Rights Quaterly, 2010, Vol.32, pp. 21-48.

[19] Imagine, 1971. Il s’agit du deuxième couplet : « Imagine there’s no countries, It isn’t hard to do, Nothing to kill or die for, No religion too, Imagine all the people living life in peace… ». Comme le souligne Heiner Bielefeldt – ancien Rapporteur spécial des Nations-Unies pour la liberté de religion et de croyance – une telle vision du monde est très répandue dans de nombreuses sociétés occidentales, voy. H. Bielefeldt, “Misperceptions of Freedom of Religion or Belief”, Human Rights Quaterly, Vol. 35, n°1, February 2013, pp. 33-68, spec. p. 49.

[20] La littérature anglo-saxonne est, à cet égard, d’un utile secours pour décrypter ces peurs identitaires, voy. J. R. Bowen, Blaming Islam, The Mit Press, 2012, 121 p. ; M. Nussbaum, The New Religious Intolerance. Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age, Cambridge, Harvard University Press, 2012, 304 p.

[21] A. Badó, P. Mezei, « Comparativism and the New Hungarian Fundamental Law-Taking Raz Seriously », International and Comparative Law Review, 2017, Vol. 17 n°1, pp. 109-127.

[22] La nouvelle Constitution hongroise, adoptée le 18 avril 2011 par l’Assemblée nationale et signée par le Président de la République le 25 avril 2011, est entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Cette nouvelle constitution a donné lieu à de vifs échanges de vues sur le plan national et international (voir les avis CDL (2011) 016 et CDL (2011) 001 de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise), la résolution n° 12490 déposée le 25 janvier à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, les déclarations du Conseil et de la Commission ainsi que la résolution du Parlement européen du 5 juillet 2011. On renvoie ici à l’Editorial comment de L. Azoulai, « Hungary’s new constitutional order and « European Unity », Common Market Law Review, 2012, 49, pp.871-883.

[23] Voir l’entretien avec Peter Kreko, Directeur du Think Tank atlantiste et libéral, Political Capital dans Le Monde du 9 avril 2018.

[24] Discours du Premier ministre Victor Orbán à l’occasion du 25ème anniversaire de l’Université libre d’Etat. Reproduite sur le site officiel du gouvernement hongrois, http:// www.kormany.hu/en/the-prime-minister/the-prime-minister-s-speeches/prime-minister-viktor-orban-s-speech-at-the-25th-balvanyos-summer-free-university-and-student-camp. Il se trouve traduit en anglais sur le site « Budapest Beacon ».

[25] Les extraits en anglais se lisent ainsi : « Meaning, that Hungarian nation is not a simple sum of individuals, but a community that needs to be organized, strengthened and developed, and in this sense, the new state that we are building is an illiberal state, a non-liberal state. It does not deny foundational values of liberalism, as freedom, etc.. But it does not make this ideology a central element of state organization, but applies a specific, national, particular approach in its stead. ».

[26] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) : A Case Study of Anti-Constitutional Populist Backsliding », Sydney Law School, Legal Studies Research Paper, n°18/01, January 2018, 72 p. (http://ssrn.com/abstract=3103491). Ce constitutionnaliste polonais, dont la notoriété est internationale, est aujourd’hui professeur en Australie ; il fait l’objet de plusieurs procès, tant en matière civile que pénale. Daniel Sarmiento, le directeur de la revue juridique EU law Live, l’a interviewé afin de mieux comprendre ces attaques judiciaires lancées par les autorités polonaises à son encontre, voy. « A Conversation with Professor Wojciech Sadurski on the Rule of Law crisis in Poland » https://eulawlive.com/podcast/.

[27] « Budapest à Varsovie » (Budapest to Warsaw) telle fut la formule utilisée par Kacyński quand son Parti (le PiS) a commencé à exercer le pouvoir en 2015.

[28] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., pp. 4-5

[29] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp.639-662. Le début de l’article d’Adam Bodnar, Défenseur du Peuple polonais résume tout… : « In 2015-2017 the attempt to dismantle rule of law guarantees was undertaken in Poland. The new government of the « Law and Justice » party (PiS) won the majority in elections in October 2015. A number of reforms were introduced. Most importantly, the independence of the Constitutional Court was undermined. The paralysis of the typical daily operation of the Constitutional Court allowed the ruling majority to pass legislation that aimed to centralize state power. The legislation (except for one law) was never verified by the Constitutional Court. In 2017, the ruling majority passed legislation threatening judicial independence, most notably the Supreme Court and the National Council of Judiciary. », pp. 639-640.

[30] W. Sadurski, « How Democracy Dies (in Poland) … », op.cit., p. 10 : « “Nowogrodzka” (the Warsaw address of the PiS headquarters, where Kaczyński has his main office) became synonymous with the true locus of power. When ministers need a strategic decision to guide their action, they “go to Nowogrodzka Street”. »

[31] A. Bodnar, « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, Ibid., p. 640.

[32] Le témoignage d’Adam Bodnar est édifiant à cet égard : « Another set of anti-constitutional actions by the government was its policy towards refugees and migrants. Poland is one of the most homogenous member states of the European Union, with 98% of the population belonging to the Polish nation, and over 90% being Roman Catholic. The migration crisis in Europe coincided exactly with the electoral campaign. Therefore, the topic of migration and relocation of refugees within the EU, according to the scheme agreed on by the EU, was subject of intense discussion during the electoral campaign and its aftermath. The argument of a general fear of the Polish society towards migration was used both as a justification of certain legislative reforms (especially surveillance powers of secret service as well as method to increase popular support of government policies. In consequence, Poland has refused to participate in the EU relocation scheme», voir « Protection of Human Rights after the Constitutional crisis in Poland », Jahrbuch des öffentlichen rechts der Gegenwart, S. Baer, O. Lepsius, C. Schônberger, C. Waldhoff, C. Walter (dir.), Mohr Siebeck, 2018, pp. 650-651.

[33] Cité par J. Rupnik, « The Crisis of Liberalism », Journal of Democracy, Vol. 29, July 2018, pp. 24-38, spec. p. 27.

[34] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 23 juin 2016, Baka c. Hongrie.

[35] Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Karácsony et autres c. Hongrie ;Cour européenne des droits de l’homme, 16 septembre 2014, Szél et autres c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 20 janvier 2020, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie.

[36] La « saga » navalny devant la Cour européenne des droits de l’homme le démontre,

[37] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie ; Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 21 novembre 2019, Z.A. et autres c. Russie.

[38] Cour européenne des droits de l’homme, Gde Ch., 2012, 22 mars 2012, Konstantin Markin c. Russie.

[39] Cour EDH, 20 juin 2017, Bayev et autres c. Russie.

[40] Cour EDH, 17 juillet 2018, Mariya Alekhina et autres c. Russie.

[41] Robert C. Blitt, « The Bottom Up Journey of “Defamation of Religion” from Muslim States to the United Nations : A Case Study of the Migration of Anti-Constitutional Ideas, Studies in Law, Politics and Society, 2011,pp.121-211.

[42] Pour plus de détails sur cette stratégie, voy. N. Haupais, « Sur de nouveaux concepts onusiens : la diffamation des religions et la lutte contre les ‘phobies’ religieuses », Société, droit et religion, 2011, n°1, pp. 29-43.

[43] Cité par R. J. Heydarian, « Penal Populism in Emerging Markets. Human Rights and Democracy in the Age of Strongmen », G.L. Neuman (eds.), Human Rights in Time of Populism. Challenges and Responses, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, p. 152.

[44] T. Ginsburg, « Authoritarian International Law », AJIL, 2020, pp. 221-260.

[45] Dans le cadre du mécanisme européen de garantie, c’est l’article 36 §4 de la Convention qui permet aux Etats, au Commissaire européen aux droits de l’homme ainsi qu’à des individus ou des ONG, de présenter des interventions devant la Cour.

[46] Voy. l’arrêt SAS c. France déjà cité.

[47] Comité des droits de l’homme des Nations Unies, 7 décembre 2018, Sonia Yarker (communication n°2747/2016) et Miriana Hebbadj (communication n°2807/2016). On lira avec intérêt l’opinion dissidente du juge tunisien Yadh Ben Achour qui s’exprimait ainsi afin de contester le constat établi par la majorité des membres du Comité : « 5. Le Comité admet dans les deux cas d’espèce que « le port du voile intégral relève d’une coutume d’une partie des fidèles musulmans et qu’il s’agit de l’accomplissement d’un rite et de la pratique d’une religion ». Cependant les constatations du Comité n’expliquent pas cette mystérieuse transfiguration d’une coutume en une obligation religieuse à caractère cultuel, au sens de l’article 18 du Pacte. En vérité, le port du niqab ou de la burqa est une coutume suivie dans certains pays dits « musulmans » qui, par l’effet de l’islamisme politique et des tendances rigoristes, a été artificiellement raccrochée à certains versets du Coran, notamment le verset 31 de la sourate de La Lumière et le verset 59 de la sourate des Coalisés. Pourtant, les savants les plus autorisés de l’islam ne reconnaissent pas la dissimulation du visage comme une obligation religieuse. En admettant même que le port du niqab soit interprété, comme le veut le Comité, comme l’expression de la liberté de religion, il faut rappeler que toutes les interprétations ne se valent pas au regard d’une société démocratique ayant pour fondement de son système juridique les droits de l’homme, les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte, et ayant érigé le principe de laïcité en principe constitutionnel, en particulier dans le contexte historique et juridique particulier de la France. Certaines interprétations ne peuvent avoir droit de cité. »

[48] C. McCrudden, « Transnational Culture Wars », IJCL, 2015, pp. 434-462. Voir également son ouvrage, Litigation Religions : An Essay on Human Rights, Courts and Beliefs, OUP, New-York, 2018, 196 p.

[49] L’affaire E.S. contre Autriche est un très bon exemple à cet égard. Pour une analyse critique de la stratégie d’instrumentalisation de cet arrêt menée par l’ECLJ, voy. L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (sept.-déc. 2018)», Actualité juridique de droit administratif, 28 janvier 2019, pp. 169-179.

[50] Les ONG et les juges de la CEDH, 2009-2019, Strasbourg, Février 2020, 218 p.

[51] R. Uitz, « Human Rights Watchdogs Face Illiberal Rullers in Europe », A. Sajó, R. Uitz (eds.), Critical Essays on Human Rights Criticism, Eleven International Publishing, 2020, 199-224). Cette législation n’a pas obtenu le cap du respect du droit de l’Union et la Hongrie fut condamnée pour manquement aux règles du droit de l’Union voy. CJUE, Gde Ch., 18 juin 2020, Commission européenne soutenue par la Suède contre la Hongrie, C/78-18.

[52] Pour plus de détails sur l’importation de cette culture war devant la Cour interaméricaine (en plus de la Cour européenne), on renvoie à L. Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales in context, La Justice qui n’allait pas de soi, Paris, Pedone, 2020, spec. p. 355 et s.

[53] Il fut institué par la Résolution 60/251, en ayant pour mission de « promouvoir le respect universel et la défense de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales, pour tous, sans distinction aucune et de façon juste et équitable ». Il est composé de 47 Etats membres, élus par l’AG des Nations Unies suivant le principe d’une répartition géographique équitable, pour des mandats de trois ans renouvelables une fois.

[54] Conseil des droits de l’homme, 15 septembre 2020, A/HRC/45/33. La Mission était composée de Marta Valiñas (Portugal), de Paul Seils (Royaume-Uni) et Francisco Cox (Chili). (https://www.ohchr.org/SP/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26247&LangID=S).

[55]https://static1.squarespace.com/static/5526d0eee4b040480263ea62/t/5f6f38bdfb587d1146ecc6fb/1601124541819/IDEA+ONU+2020.pdf

[56] Pour plus de détails sur ces processus, on se permet de renvoyer à L. Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales des droits de l’homme in context, op.cit., pp. 107 et s.

[57] On se prendre connaissance avec profit de l’engagement de Karima Bennoune, Rapporteure spéciale pour les droits culturels qui ne cesse de concilier cultures et universalité dans le cadre de son mandat, voy. le rapport Universalité, diversité culturelle et droits culturels, 25 juillet 2018, AG A/73/227.

Technocratie ou intelligence sociale ?

Technocratie ou intelligence sociale ?

 

L’intelligence sociale, clé de la performance durable par Jean-François Chantaraud (L’odissé, dans la « Tribune »); Une démarche autrement plus efficace que l’approche technocratique même revêtue des habits scientistes.

  • Tribune

La performance d’une organisation dépend de sa capacité à trouver et mettre en œuvre le plus vite possible les solutions les meilleures possibles à ses problèmes les plus importants. Si l’innovation est indispensable, elle ne suffit pas : elle doit s’accompagner d’une faculté collective d’appropriation des meilleures idées.

Un seul saut qualitatif est nécessaire pour fonder une entreprise, un parti politique ou encore un état. Or, celui qui n’avance pas recule : pour durer, il faut donc continuer à inventer par-delà la phase de création. Ainsi, le créateur qui ne se satisfait pas d’avoir créé et qui souhaite inscrire sa réussite dans le temps doit se réinventer encore et encore afin de toujours faire mieux.

L’innovation, facteur de perturbations

Bien sûr, trouver de nouvelles solutions à de nouveaux problèmes dépend de la capacité d’innovation. Mais innover ne consiste pas seulement à détecter et mettre au point de nouvelles idées. Car si l’on veut qu’une grande quantité d’acteurs soient en accord avec leur mise en œuvre, voire qu’ils les mettent eux-mêmes en pratique, il faut qu’ils les adoptent au point de rejeter leurs anciennes habitudes. Or, plus une innovation est innovante, plus elle bouleverse l’ordre établi. Et plus elle est perturbante, plus il est difficile de l’accepter. La performance d’une organisation dépend donc de sa capacité à impliquer ses interlocuteurs dans la définition et la mise en œuvre de ses projets.

Pour réussir à se transformer, un collectif doit donc savoir sélectionner et s’emparer des perturbations qui ont le plus de chances de l’impacter pour son bien. Et inversement, il lui faut savoir rejeter celles qui pourraient le tirer vers le bas. Sachant qu’aucune boule de cristal ne fonctionne, comment faire le tri et choisir… ? Et, plus difficile encore : sachant que les prismes varient d’une personne à l’autre, comment choisir ensemble et ne pas se disperser … ?

 

Les sources d’inertie sociale

Les freins à l’innovation sont peu maîtrisés. Si le choix de faire obstacle peut être conscient, les raisons profondes de s’opposer sont rarement bien disséquées et toutes comprises. Les résistances au changement résident dans des phénomènes sociologiques enchevêtrés, difficiles à appréhender et dont la mise en œuvre parfaite relève de l’impossible surhumain :

  • Le paradigme : dans une vision du monde incomplète ou dépassée, toute idée nouvelle ne trouve sa place que par hasard. Or, qui peut porter un regard éclairé sur la complexité du monde en mouvement ?
  • L’identité collective : un éthos fragmentaire interdit de trouver ce qui correspond vraiment à la fois à son présent, son passé et son futur. Or, qui se connait ou point de maîtriser son destin ?
  • Les valeurs : un système de valeurs non partagé produit des réponses différentes à une même question, des projets divergents au sein d’un même groupe. Or, qui sait formuler les problèmes au point de faire toujours émerger une solution unique ?
  • Les structures : des vecteurs de liens incompatibles entre eux compliquent, voire interdisent l’intégration des cas particuliers que sont toujours les pionniers. Qui sait installer une organisation valide en toutes circonstances ?
  • La dynamique : des engrenages sociaux auto entretenus parasitent en cachette les relations au point d’obstruer une partie de l’entendement. Qui sait réajuster en continu les équilibres entre le formel et l’informel, le dit et le non-dit ?
  • Le sens : des contresens entre le déclaratif d’une vision théorique et le ressenti d’un vécu en pratique enrayent l’esprit critique et la faculté d’évaluer toute nouveauté. Qui sait conjuguer sans erreur le souhaitable et le possible ?
  • Les comportements : des relations pas toujours adultes avec tout le monde engendrent des réactions parfois irresponsables. Qui contrôle les mécanismes d’interaction au point de parvenir à ce que tout le monde s’entende ?
  • Le contrat social : une sélection mal définie et donc aléatoire des acteurs, pratiques et projets donne du pouvoir à des personnes qui se servent plutôt qu’elles ne servent. Qui sait transcender tous les intérêts particuliers dans l’intérêt général ?

Chacun de ces éléments est une source de freins qui active l’enchainement des autres. Le collectif est alors ralenti, voire empêché par l’une quelconque de ses diverses parties prenantes, puis par toutes, embarquées qu’elles sont dans une même interaction globale que personne ne contrôle. L’absorption collective des idées nouvelles devient alors de plus en plus compliquée. L’ensemble parait n’être plus qu’une foule ivre, incapable d’éclairer ses décisions pour vraiment maîtriser son destin. Ceux qui ne se résolvent pas à prendre acte de cette logique sociale pensent que quelques-uns dirigent le bateau en secret, alors qu’ils ne font qu’essayer de sauver leurs propres meubles. Pour eux, des conspirateurs manipulent la société, alors qu’elle évolue d’elle-même, au gré des événements vaguement intuités et anticipés par certains.

 

Mais, dans les sphères économique, politique ou sociale, tout manager expérimenté a pu mesurer la prégnance de ces phénomènes. Pour la plupart, ces obstacles épars peuvent sembler insurmontables. Pourtant, il est possible d’éclairer à la fois les blocages à l’œuvre et les orientations souhaitables. C’est la maîtrise des Modèles de l’intelligence sociale © qui accélère le repérage des causes de blocages et des leviers de la transformation positive :

  • La Grille d’analyse du lien social définit le fonctionnement des acteurs, des systèmes et des jeux d’acteurs.

➔ Échelle de la complexité et boussole de renforcement des performances futures.

  • Les 9 principes fondamentaux du dialogue organisent les modalités des interactions sociales propices au partage organisé de l’information.

➔ Clés du développement de comportements adultes, responsables, solidaires.

  • La Cohérence globale du sens concilie et aligne le sens souhaitable et le sens possible.

➔ Correctifs prioritaires pour développer l’adhésion au quotidien.

  • Les spirales sociales accordent les structures organisationnelles et les réflexes culturels.

➔ Détection des leviers d’une dynamique de transformation vertueuse.

  • Le Management de l’Organisation par l’Identité (M.O.I) optimise tous les vecteurs de liens avec les acteurs internes pour faire converger leurs énergies.

➔ Concordance méthodique de la gestion des ressources humaines.

  • Le Partage des valeurs fonde l’implication de chaque partie prenante dans des projets convergents.

➔ Clefs d’implication de tous dans un projet commun global.

  • La Grille d’analyse de l’identité collective établit l’éthos qui rattache les codes relationnels, les liens au territoire, le parcours historique et le projet collectif.

➔ Réécrire le récit, le narratif qui conjugue la vision et le réel.

  • L’apogée des sociétés révèle l’état de maturité du contrat social, du profil des dirigeants, de la gouvernance, du lien social et des performances.

➔ Paradigme de renouvellement de l’ensemble.

Tous corrélés par une déclinaison thématique de l’échelle de la complexité, ces modèles favorisent le dépistage des sources de discordances et la localisation des leviers de performance à long terme.

 

Ce corpus intellectuel et opérationnel constitue l’intelligence sociale, clé de la connaissance et de l’activation du lien social au service de la recherche de l’intérêt collectif et général.

L’intelligence sociale, comment ça marche ?

L’intelligence sociale s’appuie sur la reconnaissance de l’existence des mécanismes psychologiques, sociologiques, ethnologiques et philosophiques qui influencent à bas bruit, en positif ou négatif, toutes les relations sociales. Les Modèles de l’intelligence sociale organisent l’étude et la maîtrise des phénomènes relationnels au sein d’un collectif et entre des groupes :

  • Recense et décomposer les forces et les faiblesses des personnes, des organisations et des liens qu’elles entretiennent, leur histoire, leur nature et leur qualité afin de donner un schéma et des clés de compréhension de leur fonctionnement.
  • Structurer l’effort de découverte, de compréhension et d’appropriation des racines et des mécanismes de développement de la cohésion sociale et de la performance globale. Sa maîtrise permet d’adopter comme mode opératoire le dialogue continu et la réflexion collective.
  • Prendre en compte les caractéristiques individuelles ou propres à un groupe, en dissociant les enjeux un à un.
  • Définir et proposer les opérations correctives des modes relationnels, organisationnels et de gouvernance qui permettent de tisser des liens durables, cohérents et convergents entre toutes les parties prenantes et interlocuteurs passés, présents et futurs,

L’intelligence sociale, à quoi ça sert ?

In fine, appliquer les Modèles de l’intelligence sociale consiste à réunir les conditions de l’engagement des énergies dans une projet commun à long terme :

  • Identifier la cause et les processus spécifiques de transformation.de comportements différenciés ;
  • Repérer, analyser et renforcer les savoir-être ensemble des personnes physiques et morales ;
  • Développer la créativité, l’innovation, l’adhésion, la motivation, l’engagement ;
  • Asseoir une culture de responsabilité et de solidarité économique et sociale ;
  • Projeter les acteurs dans un développement vraiment durable, tant sur les plans individuel, collectif et planétaire ;
  • Développer les performances personnelles et collectives à long terme.

 

L’intelligence sociale, le nouvel enjeu économique, politique et social

Dans la société et dans l’entreprise, l’enjeu économique et politique devient donc la maîtrise de tous au profit de tous : c’est l’intelligence sociale d’une personne ou d’un groupe de personnes qui maintien et développe simultanément la cohésion sociale et la performance durable.

L’absence d’intelligence sociale est la cause profonde de la contre-performance durable, de l’affaissement, de la disparition. Il est temps de changer de profil de dirigeant : le plus apte n’est pas le plus grand expert, qui détient seul les solutions, mais celui ou celle qui sait faire accoucher les meilleures solutions par l’ensemble du corps social. L’intelligence sociale est la clé de la Renaissance, du Rassemblement, de l’Union ou de la Reconquête, comme de toute les organisations politiques, économiques et sociales.

_____

NOTES

(*)  L’Odissée, l’Organisation du Dialogue et de l’Intelligence Sociale dans la Société Et l’Entreprise, est un organisme bicéphale composé d’un centre de conseil et recherche (l’Odis) et d’une ONG reconnue d’Intérêt général (les Amis de l’Odissée) dont l’objet consiste à « Faire progresser la démocratie dans tous les domaines et partout dans le monde ».

Depuis 1990, l’Odissée conduit l’étude interactive permanente Comprendre et développer la Personne, l’Entreprise, la Société. Dès 1992, elle a diffusé un million de Cahiers de doléances, ce qui l’a conduit à organiser des groupes de travail regroupant des acteurs des sphères associative, sociale, politique, économique qui ont animé des centaines d’auditions, tables rondes, forums, tours de France citoyens, démarches de dialogue territorial et à l’intérieur des entreprises.

 

Europe : Trop abstraite et trop désincarnée

Europe : Trop abstraite et trop désincarnée

Pour l’écrivain Olivier Guez, l’Union européenne est un objet politique, économique et juridique totalement désincarné. Il est urgent d’assumer que la civilisation européenne a un héritage à part, basé sur des valeurs et une histoire et que l’on enseigne cela.

 

A l’heure de la présidence du Conseil de l’Union européenne (UE), l’écrivain Olivier Guez revient pour Le Monde sur l’ouvrage collectif, Le Grand Tour. Autoportrait de l’Europe par ses écrivains (Grasset, 450 p., 24 euros), dont il a assuré la direction. Le prix Renaudot 2017 a demandé à vingt-sept auteurs d’écrire un texte sur des lieux évocateurs de la culture et de l’histoire du continent. Le résultat est un panorama de la littérature contemporaine européenne, méconnue du grand public. Cet entretien s’inscrit dans le cadre de la Nuit de l’Europe, organisée le samedi 21 mai par Sciences Po Strasbourg, en partenariat avec Le Monde. Un événement que parraine Olivier Guez, lui-même ancien élève de l’Institut d’études politiques de Strasbourg.

Quelle est la genèse de votre ouvrage collectif, « Le Grand Tour. Autoportrait de l’Europe par ses écrivains » ?

A titre personnel, je me considère comme un Européen. J’ai passé la plupart de mon enfance chez mes grands-parents, d’origine germanique et austro-hongroise. Ils vivaient en face du Conseil de l’Europe. De ma fenêtre, j’ai vu plus de drapeaux européens que français. J’ai étudié en Angleterre et en Belgique. Mes amours sont européens. J’ai longtemps habité à Berlin, et je vis aujourd’hui à Rome. Au fil des années, je n’ai cessé d’arpenter ce continent en voiture ou en train et d’en admirer la variété des paysages, des cuisines, des langues, des histoires.

On ne peut pas bâtir un bloc seulement autour d’Auschwitz, du goulag et des crimes du colonialisme

J’avais envie de réaliser une anthologie de la littérature contemporaine de ma patrie imaginaire. La présidence française du Conseil de l’Union européenne m’en a donné l’occasion. J’ai sollicité et reçu le concours du secrétariat d’Etat aux affaires européennes, du ministère de la culture et du Centre national du livre. J’ai sélectionné et proposé à vingt-sept écrivains de l’UE, un par Etat membre, d’écrire un texte sur des lieux évocateurs de la culture et de l’histoire du continent. Les écrits reçus sont d’une grande richesse. J’ai réparti leurs textes autour de sept mots-clés : « cicatrices », « errances », « fantômes », « chair », « villégiatures », blessures et « nostalgie ».

Trente ans après la fin de la guerre froide et la réunification du continent européen, que révèle votre ouvrage de la mémoire, ou doit-on plutôt dire des mémoires de ces pays ?

Je connaissais bien l’histoire du continent, mais j’ai quand même été frappé de constater que de nombreux textes évoquent, chacun avec leur propre sensibilité, l’immense traumatisme engendré par les totalitarismes du XXᵉ siècle. Je suis étonné que ce soit aussi présent chez des écrivains de générations et de vécus aussi différents que ceux du Slovaque Michal Hvorecky, du Roumain Norman Manéa, de la Finlandaise Sofi Oksanen et du Germano-Autrichien Daniel Kehlmann. Pour autant, d’autres mémoires moins sombres se manifestent dans le livre, à travers les textes danois et néerlandais qui évoquent les colonies d’artistes et l’histoire de l’art.

Nos mémoires sont plurielles. Heureusement. On ne peut pas bâtir un bloc seulement autour d’Auschwitz, du goulag et des crimes du colonialisme. Il faut s’en souvenir, mais on ne peut pas cantonner notre identité à une chronique des crimes contre l’humanité du XXe siècle. Nous avons des valeurs, une curiosité, une culture de la transgression et des réalisations européennes dont on peut être fiers et qu’il faut défendre. Nous constituons une communauté d’Etats de droit, et c’est à souligner, alors que la Hongrie et la Pologne prennent leur distance avec cela.

Votre ouvrage s’ouvre sur cette phrase : « C’est absurde, presque suicidaire. Depuis les années 1950, nous bâtissons un édifice monumental. En oubliant d’en consolider les fondations, nous nous privons du ciment, des liens de connivence qui nous permettraient de vivre et de rêver ensemble : la culture. » Pouvez-vous développer votre pensée ?

L’UE, telle qu’elle s’est construite depuis la fin des années 1940, a volontairement mis de côté la culture. On peut le comprendre, il fallait une approche modeste : comment, en effet, parler de civilisation européenne quand celle-ci avait abouti à Auschwitz quelques années plus tôt ? C’était inqualifiable. Mais nous avons aussi raté le coche dans les années 1990, au moment des derniers grands projets européens : l’euro, les politiques économiques et financières communes, la mise sur pied d’un embryon de bloc politique voire militaire. Là encore, nous n’avons pas érigé de bloc culturel alors que les intellectuels dissidents, Havel, Kundera, Patocka, pour les pays d’Europe centrale et orientale, revendiquaient l’appartenance à la culture européenne qui leur avait été confisquée par les Russo-Soviétiques pendant quarante-cinq ans.

Bien sûr, il existe des programmes culturels d’aide à la diffusion, à la traduction, des réseaux de cinéma. Mais c’est insuffisant. Nous avons construit un objet politique, économique et juridique totalement désincarné. Notre peur de froisser atteint un stade névrotique, il faut croire que nous avons les dirigeants les plus délicats du monde ! Il est révélateur que sur les billets européens soient dessinés à l’ordinateur des ponts et des arcs factices, alors que l’Europe est le berceau d’un nombre incalculable de génies qui auraient pu illustrer notre monnaie. Par ailleurs, la déconstruction de nos mythes amplifie ce vide laissé par l’absence de culture.

C’est-à-dire ?

A partir des années 1960, les pays de l’ouest de l’Europe ont entrepris de déconstruire leur histoire récente : nazisme, régime de Vichy, fascisme… C’est l’époque où les baby-boomers demandent à leur père : « T’étais où ? Tu as fait quoi ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » Cette déconstruction a été cardinale pour nos sociétés démocratiques et libérales, mais elle constitue aujourd’hui un obstacle, car les populations européennes ne croient plus en grand-chose, alors que nous sommes environnés de nations et de croyances qui ont rebâti avec virulence des récits nationalistes et populistes. Par ailleurs, on a laissé, pour des raisons idéologiques, le thème de l’identité aux droites extrêmes : la droite néolibérale ne pensait qu’au business, et la gauche refusait d’aborder cette question.

 

Avons-nous manqué de clairvoyance ces dernières années sur la gravité de l’évolution de nos sociétés ?

Oui. Nous avons été aveuglés par notre mode de vie, convaincus que l’on pouvait évoluer dans une bulle, transformer le bloc européen en une espèce de grosse Suisse concentrée sur ses petites affaires et sur la sacro-sainte consommation. Pour décrire ces années d’avant la guerre de 2022, j’ai cette formule : « Travail-famille-selfie ». Nous n’avons pas voulu voir combien le monde était toujours dangereux, en dépit de l’effondrement du mur de Berlin en 1989 et de celui de l’URSS, en 1991. Nous avons cru en ce monde unipolaire occidental, en la mondialisation heureuse, bien que cette période n’ait duré que dix ans et ait pris fin le 11 septembre 2001 avec les attentats aux Etats-Unis.

L’Europe peine à se projeter dans l’avenir contrairement aux blocs américain, russe, chinois. Comment expliquer cela ?

Quand on commence une psychanalyse, la première chose que l’on vous demande, c’est de vous raconter, car on ne peut pas savoir qui l’on est et où l’on va si l’on ne sait pas d’où l’on vient. Donc, en Europe, tant que nous continuerons à faire des ronds dans l’eau, à rechigner à assumer notre identité et notre héritage, nos valeurs et notre histoire commune, nous ne pourrons pas définir de but précis ni de vision d’avenir ni surtout entraîner les populations dans cette aventure.

C’est d’autant plus problématique que la libéralisation des transports, du commerce de marchandises et des flux financiers associés à l’UE est perçue comme ne profitant qu’aux classes les plus aisées de la population. Tant que les dirigeants européens refuseront d’appréhender au niveau européen la question de la civilisation européenne, nous ne pourrons pas embarquer les citoyens qui ont la sensation d’être du mauvais côté de la mondialisation.

Comment promouvoir le déploiement d’une identité européenne commune en Europe ?

Il faut que l’on assume que la civilisation européenne a un héritage à part, ni américain ni simplement occidental, basé sur des valeurs, une histoire, des siècles de migration, des mouvements artistiques, des réussites, et aussi des crimes monstrueux et que l’on enseigne cela. Il faut d’urgence instaurer un tronc commun dans toutes les écoles d’Europe sur cet héritage. C’est un pas à franchir indispensable. Ensuite, on pourra se projeter.

Pour bâtir ce bloc, il faut en passer par les fondations et cimenter. Il faut incarner. On ne peut pas se contenter de mettre des panneaux sur les autoroutes ou dans les gares, ça ne suffit pas. On ne tombe amoureux d’un taux de croissance ou d’un fonds structurel.

Cet article est réalisé dans le cadre de La Nuit de l’Europe, organisée samedi 21 mai 2022 par Sciences Po Strasbourg en partenariat avec « Le Monde ». Événement gratuit et tout public.

Société- L’intelligence sociale : clés de l’avenir ?

Société- L’intelligence sociale : clés de l’avenir ?

 

l’intelligence sociale, clé de la performance durable par Jean-François Chantaraud (L’odissé, dans la Tribune)

  • Tribune

La performance d’une organisation dépend de sa capacité à trouver et mettre en œuvre le plus vite possible les solutions les meilleures possibles à ses problèmes les plus importants. Si l’innovation est indispensable, elle ne suffit pas : elle doit s’accompagner d’une faculté collective d’appropriation des meilleures idées.

Un seul saut qualitatif est nécessaire pour fonder une entreprise, un parti politique ou encore un état. Or, celui qui n’avance pas recule : pour durer, il faut donc continuer à inventer par-delà la phase de création. Ainsi, le créateur qui ne se satisfait pas d’avoir créé et qui souhaite inscrire sa réussite dans le temps doit se réinventer encore et encore afin de toujours faire mieux.

L’innovation, facteur de perturbations

Bien sûr, trouver de nouvelles solutions à de nouveaux problèmes dépend de la capacité d’innovation. Mais innover ne consiste pas seulement à détecter et mettre au point de nouvelles idées. Car si l’on veut qu’une grande quantité d’acteurs soient en accord avec leur mise en œuvre, voire qu’ils les mettent eux-mêmes en pratique, il faut qu’ils les adoptent au point de rejeter leurs anciennes habitudes. Or, plus une innovation est innovante, plus elle bouleverse l’ordre établi. Et plus elle est perturbante, plus il est difficile de l’accepter. La performance d’une organisation dépend donc de sa capacité à impliquer ses interlocuteurs dans la définition et la mise en œuvre de ses projets.

Pour réussir à se transformer, un collectif doit donc savoir sélectionner et s’emparer des perturbations qui ont le plus de chances de l’impacter pour son bien. Et inversement, il lui faut savoir rejeter celles qui pourraient le tirer vers le bas. Sachant qu’aucune boule de cristal ne fonctionne, comment faire le tri et choisir… ? Et, plus difficile encore : sachant que les prismes varient d’une personne à l’autre, comment choisir ensemble et ne pas se disperser … ?

 

Les sources d’inertie sociale

Les freins à l’innovation sont peu maîtrisés. Si le choix de faire obstacle peut être conscient, les raisons profondes de s’opposer sont rarement bien disséquées et toutes comprises. Les résistances au changement résident dans des phénomènes sociologiques enchevêtrés, difficiles à appréhender et dont la mise en œuvre parfaite relève de l’impossible surhumain :

  • Le paradigme : dans une vision du monde incomplète ou dépassée, toute idée nouvelle ne trouve sa place que par hasard. Or, qui peut porter un regard éclairé sur la complexité du monde en mouvement ?
  • L’identité collective : un éthos fragmentaire interdit de trouver ce qui correspond vraiment à la fois à son présent, son passé et son futur. Or, qui se connait ou point de maîtriser son destin ?
  • Les valeurs : un système de valeurs non partagé produit des réponses différentes à une même question, des projets divergents au sein d’un même groupe. Or, qui sait formuler les problèmes au point de faire toujours émerger une solution unique ?
  • Les structures : des vecteurs de liens incompatibles entre eux compliquent, voire interdisent l’intégration des cas particuliers que sont toujours les pionniers. Qui sait installer une organisation valide en toutes circonstances ?
  • La dynamique : des engrenages sociaux auto entretenus parasitent en cachette les relations au point d’obstruer une partie de l’entendement. Qui sait réajuster en continu les équilibres entre le formel et l’informel, le dit et le non-dit ?
  • Le sens : des contresens entre le déclaratif d’une vision théorique et le ressenti d’un vécu en pratique enrayent l’esprit critique et la faculté d’évaluer toute nouveauté. Qui sait conjuguer sans erreur le souhaitable et le possible ?
  • Les comportements : des relations pas toujours adultes avec tout le monde engendrent des réactions parfois irresponsables. Qui contrôle les mécanismes d’interaction au point de parvenir à ce que tout le monde s’entende ?
  • Le contrat social : une sélection mal définie et donc aléatoire des acteurs, pratiques et projets donne du pouvoir à des personnes qui se servent plutôt qu’elles ne servent. Qui sait transcender tous les intérêts particuliers dans l’intérêt général ?

Chacun de ces éléments est une source de freins qui active l’enchainement des autres. Le collectif est alors ralenti, voire empêché par l’une quelconque de ses diverses parties prenantes, puis par toutes, embarquées qu’elles sont dans une même interaction globale que personne ne contrôle. L’absorption collective des idées nouvelles devient alors de plus en plus compliquée. L’ensemble parait n’être plus qu’une foule ivre, incapable d’éclairer ses décisions pour vraiment maîtriser son destin. Ceux qui ne se résolvent pas à prendre acte de cette logique sociale pensent que quelques-uns dirigent le bateau en secret, alors qu’ils ne font qu’essayer de sauver leurs propres meubles. Pour eux, des conspirateurs manipulent la société, alors qu’elle évolue d’elle-même, au gré des événements vaguement intuités et anticipés par certains.

 

Mais, dans les sphères économique, politique ou sociale, tout manager expérimenté a pu mesurer la prégnance de ces phénomènes. Pour la plupart, ces obstacles épars peuvent sembler insurmontables. Pourtant, il est possible d’éclairer à la fois les blocages à l’œuvre et les orientations souhaitables. C’est la maîtrise des Modèles de l’intelligence sociale © qui accélère le repérage des causes de blocages et des leviers de la transformation positive :

  • La Grille d’analyse du lien social définit le fonctionnement des acteurs, des systèmes et des jeux d’acteurs.

➔ Échelle de la complexité et boussole de renforcement des performances futures.

  • Les 9 principes fondamentaux du dialogue organisent les modalités des interactions sociales propices au partage organisé de l’information.

➔ Clés du développement de comportements adultes, responsables, solidaires.

  • La Cohérence globale du sens concilie et aligne le sens souhaitable et le sens possible.

➔ Correctifs prioritaires pour développer l’adhésion au quotidien.

  • Les spirales sociales accordent les structures organisationnelles et les réflexes culturels.

➔ Détection des leviers d’une dynamique de transformation vertueuse.

  • Le Management de l’Organisation par l’Identité (M.O.I) optimise tous les vecteurs de liens avec les acteurs internes pour faire converger leurs énergies.

➔ Concordance méthodique de la gestion des ressources humaines.

  • Le Partage des valeurs fonde l’implication de chaque partie prenante dans des projets convergents.

➔ Clefs d’implication de tous dans un projet commun global.

  • La Grille d’analyse de l’identité collective établit l’éthos qui rattache les codes relationnels, les liens au territoire, le parcours historique et le projet collectif.

➔ Réécrire le récit, le narratif qui conjugue la vision et le réel.

  • L’apogée des sociétés révèle l’état de maturité du contrat social, du profil des dirigeants, de la gouvernance, du lien social et des performances.

➔ Paradigme de renouvellement de l’ensemble.

Tous corrélés par une déclinaison thématique de l’échelle de la complexité, ces modèles favorisent le dépistage des sources de discordances et la localisation des leviers de performance à long terme.

 

Ce corpus intellectuel et opérationnel constitue l’intelligence sociale, clé de la connaissance et de l’activation du lien social au service de la recherche de l’intérêt collectif et général.

L’intelligence sociale, comment ça marche ?

L’intelligence sociale s’appuie sur la reconnaissance de l’existence des mécanismes psychologiques, sociologiques, ethnologiques et philosophiques qui influencent à bas bruit, en positif ou négatif, toutes les relations sociales. Les Modèles de l’intelligence sociale organisent l’étude et la maîtrise des phénomènes relationnels au sein d’un collectif et entre des groupes :

  • Recense et décomposer les forces et les faiblesses des personnes, des organisations et des liens qu’elles entretiennent, leur histoire, leur nature et leur qualité afin de donner un schéma et des clés de compréhension de leur fonctionnement.
  • Structurer l’effort de découverte, de compréhension et d’appropriation des racines et des mécanismes de développement de la cohésion sociale et de la performance globale. Sa maîtrise permet d’adopter comme mode opératoire le dialogue continu et la réflexion collective.
  • Prendre en compte les caractéristiques individuelles ou propres à un groupe, en dissociant les enjeux un à un.
  • Définir et proposer les opérations correctives des modes relationnels, organisationnels et de gouvernance qui permettent de tisser des liens durables, cohérents et convergents entre toutes les parties prenantes et interlocuteurs passés, présents et futurs,

L’intelligence sociale, à quoi ça sert ?

In fine, appliquer les Modèles de l’intelligence sociale consiste à réunir les conditions de l’engagement des énergies dans une projet commun à long terme :

  • Identifier la cause et les processus spécifiques de transformation.de comportements différenciés ;
  • Repérer, analyser et renforcer les savoir-être ensemble des personnes physiques et morales ;
  • Développer la créativité, l’innovation, l’adhésion, la motivation, l’engagement ;
  • Asseoir une culture de responsabilité et de solidarité économique et sociale ;
  • Projeter les acteurs dans un développement vraiment durable, tant sur les plans individuel, collectif et planétaire ;
  • Développer les performances personnelles et collectives à long terme.

 

L’intelligence sociale, le nouvel enjeu économique, politique et social

Dans la société et dans l’entreprise, l’enjeu économique et politique devient donc la maîtrise de tous au profit de tous : c’est l’intelligence sociale d’une personne ou d’un groupe de personnes qui maintien et développe simultanément la cohésion sociale et la performance durable.

L’absence d’intelligence sociale est la cause profonde de la contre-performance durable, de l’affaissement, de la disparition. Il est temps de changer de profil de dirigeant : le plus apte n’est pas le plus grand expert, qui détient seul les solutions, mais celui ou celle qui sait faire accoucher les meilleures solutions par l’ensemble du corps social. L’intelligence sociale est la clé de la Renaissance, du Rassemblement, de l’Union ou de la Reconquête, comme de toute les organisations politiques, économiques et sociales.

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NOTES

(*)  L’Odissée, l’Organisation du Dialogue et de l’Intelligence Sociale dans la Société Et l’Entreprise, est un organisme bicéphale composé d’un centre de conseil et recherche (l’Odis) et d’une ONG reconnue d’Intérêt général (les Amis de l’Odissée) dont l’objet consiste à « Faire progresser la démocratie dans tous les domaines et partout dans le monde ».

Depuis 1990, l’Odissée conduit l’étude interactive permanente Comprendre et développer la Personne, l’Entreprise, la Société. Dès 1992, elle a diffusé un million de Cahiers de doléances, ce qui l’a conduit à organiser des groupes de travail regroupant des acteurs des sphères associative, sociale, politique, économique qui ont animé des centaines d’auditions, tables rondes, forums, tours de France citoyens, démarches de dialogue territorial et à l’intérieur des entreprises.

Retour d’un climat de guerre ?

 

 

Un monde se disloque et le nouveau tarde à naître. Comprendre ces crises multiples – économiques, sanitaires, climatiques – et le retour de la guerre implique de penser l’interrègne, expliquent Gilles Gressani et Mathéo Malik, le directeur et le rédacteur en chef de la revue « Le Grand Continent ».

 

L’actualité qui traverse nos écrans est faite d’images monstrueuses, étrangement familières. Il y a un mois : un chat sale rôde dans les rues du charnier à ciel ouvert de Boutcha, en Ukraine. Il y a deux mois : le patriarche de Moscou et de toutes les Russies engage une puissance nucléaire dans une guerre sainte – il n’y a pas de pardon pour ceux qui organisent des Gay Prides [le 6 mars, le patriarche Kirill a situé le conflit ukrainien au cœur d’une guerre civilisationnelle dont l’homosexualité serait un enjeu]. Il y a neuf mois : des corps agrippés à un avion qui décolle s’écrasent sur le tarmac de l’aéroport de Kaboul, en Afghanistan. Il y a deux ans : au pic de la pandémie, le président des Etats-Unis annonce que la Bourse vient d’atteindre son record historique. Cette semaine : il fait plus de 50 °C au Pakistan.

Ces nouvelles sont trop fréquentes pour être emblématiques, trop puissantes pour ne pas laisser de trace. Elles impriment chez nous une impression profonde : nous vivons dans une crise qui a des formes innombrables et qui semble inévitable. Nous agitons beaucoup de mots pour la décrire : la fin, le désordre, l’effondrement, le chaos parasitent notre vision. Le temps, on le sait – c’est même sûr – est sorti de ses gonds.

Ces impressions sont justifiées car nous traversons des « crises-mondes » : tout bascule à cause de l’économie, du terrorisme, de la pandémie, de la guerre – tout est en train de basculer dans l’urgence climatique. Chacune différente de l’autre, de rupture en rupture, ces transformations soudaines nous étourdissent. Sur les plateaux de télévision, dans les grands journaux, les économistes avaient été remplacés par des épidémiologistes. Aujourd’hui, l’invasion de l’Ukraine les remplace par des généraux. Comment avoir prise dans ce vertige ?

Depuis presque trois mois, la guerre a provoqué un nouveau séisme. Elle a ranimé des spectres, elle a brutalement redéployé des coordonnées qui nous avaient fait vivre dans l’illusion que nous étions en train de tourner la page et de trouver un équilibre postpandémique. Dans cette accélération de l’histoire, fait-on du surplace ou sommes-nous en train de tomber ?

 

Pour prendre du recul, une nouvelle méthode s’impose : nous faisons face aux symptômes d’un phénomène plus profond. Ces secousses impressionnantes, ces changements telluriques sont l’effet de la dislocation d’un monde. Nous vivons un moment de profonde transition car nous sommes collectivement, de manière désordonnée et conflictuelle, à la recherche d’un nouveau point d’équilibre. A toutes les échelles géographiques, de l’espace de la métropole unique à celui des grands continents, des forces politiques anciennes affrontent de nouvelles technologies et industries. Les Etats s’entrechoquent pour trouver leur place. Dans nos années 2020, nous vivons le retour d’un entre-deux-guerres. Marchons-nous vers le précipice d’une deuxième guerre froide ou d’une troisième guerre mondiale ?

 

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Société-Métavers : Illusion ou réalité ?

Société-Métavers : Illusion ou réalité ?

L’irruption des mondes virtuels dans nos vies paraît inévitable, et leurs impacts considérables : sur les ressources minières et énergétiques, sur l’environnement, sur nos personnalités… De quoi inciter à l’anticipation. Un article de Sciences et Avenir

Qu’il nous fasse rêver ou nous désespère, qu’on le désire ou non, il faut se faire une raison, le métavers est en marche. Et ce bouleversement annoncé tout droit inspiré de la science-fiction de ces cinquante dernières années aura un coût… que cette même science-fiction s’est d’ailleurs acharnée à anticiper ! Des bidonvilles métropoles recouvrant la Terre dans Ready Player One aux individus qui préfèrent l’illusion à la réalité – la fameuse « pilule bleue » dans Matrix -, nous sommes prévenus : cette fusion plébiscitée entre virtuel et réel aura un impact sur notre environnement, nos rapports sociaux, nos addictions et jusque sur notre cognition.

 

BESOINS EN INFRASTRUCTURES

En termes d’environnement, la tendance est claire « Le métavers impliquera le plus grand besoin computationnel de l’histoire humaine », assène le prospectiviste américain Matthew Ball, dans un essai de référence sur le sujet. Les mondes persistants, immersifs et actualisés en temps réels requièrent en effet des ressources inédites en termes de stockage de données, de calcul et de communication. « Ce qui reposera forcément sur des infrastructures pléthoriques », abonde Indira Thouvenin, chercheuse en réalité virtuelle à l’Université de technologie de Compiègne (UTC).

De quoi imaginer des milliers de kilomètres carrés de centres de données ? Le cloud gaming préfigure déjà ces besoins. Cette offre de plus en plus populaire permet de jouer à des jeux vidéo sur n’importe quel terminal, y compris en mobilité, en exécutant les tâches sur de puissants serveurs à distance, qui renvoient au joueur la seule vidéo en direct via internet. Pour son casque de réalité augmentée Hololens 2, Microsoft développe lui aussi un service cloud. Mais les data centers, énormes usines de serveurs ultra-optimisées, ne suffiront pas à soutenir la demande : malgré leur massification croissante, ils restent trop lointains. Des industriels planchent donc déjà sur l’edge computing, qui consiste à déporter des serveurs au plus près des utilisateurs, pour réaliser certains des calculs les plus lourds en un temps acceptable. Des mini data centers de proximité pourraient ainsi fleurir dans chaque quartier.

Le métavers s’appuiera aussi sur des réseaux de communication toujours plus performants. « La 5G telle que déployée actuellement, sur la bande de fréquence de 3,5 MHz, n’offre pas la latence inférieure à 20 millisecondes nécessaire à des expériences de réalité virtuelle vraiment fluides. Ce sera le rôle de la future bande 5G de 26 MHz et, à terme, de la 6G », pointe Dominique Boullier, chercheur spécialisé en usages numériques à Sciences Po. La 6G promet d’ailleurs de soutenir les technologies holographiques. Or ces réseaux recourront à des ondes électromagnétiques du domaine millimétrique, caractérisées par une très courte portée, de l’ordre de la centaine de mètres – contre une portée de 2 à 5 km pour les ondes 4G… Ce qui implique nécessairement une multiplication massive des antennes relais. Enfin, à terme, les flux de données pourraient aussi transiter par les nouvelles constellations de micro-satellites, conçues spécifiquement dans le but d’amener le haut débit aux zones les plus reculées de la planète. La société Starlink prévoit à elle seule de lancer en tout et pour tout quelque 42 000 microsatellites en orbite basse terrestre ; d’autres entreprises, comme Amazon, préparent leurs propres constellations.

20 mois

C’est la durée moyenne d’utilisation d’un smartphone en France, avant qu’il ne soit renouvelé. Les 18-29 ans ont possédé près de 5 téléphones mobiles dans leur vie.

QUEL EST L’IMPACT ENVIRONNEMENTAL DU METAVERS ?

Les infrastructures terrestres, spatiales, individuelles et partagées vont donc se multiplier. Or leur impact est lourd : selon l’organisation The Shift Project, la part du numérique dans les émissions mondiales de gaz à effets de serre était de 3,5 % en 2019, et en croissance préoccupante, de +6 % par an. Ce qui est jugé incompatible avec l’objectif d’un réchauffement planétaire moyen limité à 2°C. « En l’absence de réinvention des comportements, le déploiement des nouvelles générations de réseaux et le développement des usages associés – internet des objets, IA, edge computing, cloud gaming – accentueront cette tendance », note l’organisation dans un rapport publié en mars 2021. L’impact du numérique pourrait ainsi grimper à 7 %, c’est-à-dire doubler, dès 2025.

 

Cette hausse exponentielle s’explique en partie par l’effet rebond, qui veut que lorsque l’offre augmente, les usages explosent mécaniquement : l’arrivée de la 4G a par exemple généralisé le visionnage vidéo sur smartphone, inenvisageable auparavant. Reste que, pour les chercheurs, le plus préoccupant ne réside pas dans la débauche à venir de serveurs et d’antennes-relais, mais… dans la multiplication des terminaux utilisateurs. « Ils causeront 60 à 70 % de l’impact environnemental du numérique », révèle Frédéric Bordage, expert en numérique durable chez GreenIT. Car aux smartphones et PC que chacun possède aujourd’hui, pourraient s’ajouter les dispositifs de réalité virtuelle et augmentée, sans compter des gadgets connectés en tous genres. « Or ces équipements grand public se caractérisent par un taux de renouvellement très rapide », surenchérit l’expert.

Problème : la fabrication de ces objets consomme des quantités monstrueuses de matières premières ; la carte mère d’un smartphone nécessite par exemple l’extraction de 500 kg de matière. « On peut estimer que le bilan sera comparable pour les casques VR, bien qu’aucune analyse de cycle de vie n’ait été produite à ce jour », note Frédéric Bordage. Le chercheur l’assure : « Cet épuisement des ressources lié au numérique est encore plus préoccupant que sa contribution au réchauffement global. » Sont en particulier concernés les dizaines de métaux dits stratégiques (lithium, cobalt, gallium, tungstène…), de plus en plus considérés comme le pétrole du XXIe siècle. Car selon une étude de l’Institut géologique des États-Unis et du cabinet McKinsey, les réserves rentables d’une vingtaine de métaux dont l’or, le plomb, l’argent ou le nickel sont inférieures à trente ans. Certes, la systématisation du recyclage des déchets électroniques, ou la découverte de nouveaux gisements retarderont peut-être cette échéance. Mais pas indéfiniment. « Le numérique est une ressource non renouvelable que nous devrions réserver aux usages indispensables », conclut Frédéric Bordage.

 

LE METAVERS : UNE « INVENTION MALÉFIQUE » ?

Reste donc à se demander si le méta-vers en vaut la chandelle, si l’humanité ne risque pas de s’épuiser, et la Terre avec elle, dans cette chimère numérique… Jaron Lanier, l’un des pionniers en la matière, a son idée : « La réalité virtuelle pourrait être l’invention la plus maléfique de tous les temps », écrit-il dans son livre Dawn of the New Everything, publié en 2017. L’expert craint que cette technologie immersive ne renforce, à terme, les risques psychosociaux liés aux réseaux sociaux, qu’il compare à des « hypnotiseurs de masse », un nouvel opium du peuple, en quelque sorte.

 

Attention : cette question d’un danger, notamment addictif, lié au numérique ne fait pas consensus chez les chercheurs. La Classification internationale des maladies de l’OMS ne reconnaît aujourd’hui qu’un possible « trouble » associé à son usage.

« Il est difficile de parler d’addictionau sens pathologique, car aucune modification des processus biochimiques dans le cerveau, comme dans le cas des substances psychotropes, n’a été démontrée », expose Séverine Erhel, chercheuse en psychologie cognitive à l’université de Rennes. Aussi, le lien de causalité n’est pas établi. « On ne sait pas si les réseaux sociaux et les jeux vidéo provoquent des troubles chez certaines catégories de populations, ou si ces dernières souffrent de difficultés psychologiques ou de troubles préalables », éclaire la spécialiste.

Toujours est-il que les éditeurs de jeux vidéo et les grands réseaux sociaux sont passés maîtres dans l’art de capter l’attention grâce à des interfaces agréables, intuitives, fluides… Une « expérience utilisateur » qu’optimisent des services entiers de psychologues et de sociologues. Or « la frontière entre fournir une expérience agréable et rendre l’utilisateur accro est parfois fine », reconnaît Stéphane Natkin, chercheur émérite du Cnam. Certains mécanismes, appelés « dark patterns » , sont de plus en plus dénoncés pour leur efficacité insidieuse (voir encadré, page suivante).

Il y a des signaux d’alerte : en 2019, une étude portant sur plus de 6 000 ados de 12 à 17 ans, menée par des chercheurs de l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis, concluait que ceux qui passaient plus de 3 heures par jour sur les réseaux sociaux étaient davantage sujets à la dépression, l’anxiété ou la solitude. Révélés par la lanceuse d’alerte Frances Haugen, des documents internes à l’entreprise Méta, ex-Facebook, estiment que 13 % des jeunes Britanniques qui ont eu des pensées suicidaires les attribuent à Instagram.

Sédentarité : attention danger !

La sédentarité est devenue la norme chez de trop nombreux adolescents. Selon une expertise de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) publiée en novembre 2020, 66 % des 11-17 ans français présentent un risque sanitaire préoccupant, caractérisé par plus de deux heures d’écran et moins d’une heure d’activité physique par jour. Et pour près de la moitié d’entre eux (49 %), le risque est même considéré très élevé (plus de 4 h 30 d’écran et/ou moins de 20 minutes d’activité physique quotidiennement). Or ce phénomène est une véritable bombe à retardement sanitaire : la sédentarité est en effet associée à des risques accrus de maladies telles que l’obésité, le diabète, les pathologies cardio-vasculaires ou encore les états anxieux et dépressifs.

COMPORTEMENTS COMPULSIFS

L’autre source d’inspiration du métavers, l’usage des jeux vidéo, n’est pas en reste : « Les comportements problématiques liés touchent 2 à 3 % de la population mondiale, selon l’OMS, avec une plus forte prévalence sur la tranche 18-25 ans », expose Séverine Erhel. Les comportements sont définis comme excessifs et compulsifs lorsqu’ils nuisent à l’état psychologique du joueur – sentiment de culpabilité, dépression ; ou qu’ils perturbent ses interactions sociales élémentaires – solement, fuite du réel. Mais la psychologue nuance : « Il faut distinguer passion et usage compulsif. Certaines personnes peuvent jouer 20 heures par semaine et se sociabiliser presque exclusivement en ligne, sans que cela soit gênant pour elles. » Comment les nouveaux usages liés au métavers viendront-ils s’imbriquer dans ce constat actuel ? Quid des répercussions d’une démocratisation de la réalité virtuelle, par exemple ? Les études pertinentes sur ses effets psychosociaux sont encore rares ; les premiers éléments suggèrent néanmoins qu’elle peut avoir un impact comportemental. Mais les répercussions ne sont pas que négatives : les travaux de Mel Slater, à l’université de Barcelone, ont montré que le fait de s’incarner dans un autre corps, d’un genre ou d’une couleur de peau différents, pouvait faire évoluer positivement les préjugés sociaux ! « Certains usages de la réalité virtuelle ont aussi un effet démontré dans les thérapies contre le syndrome post-traumatique ou les phobies », commente Laure Leroy, chercheuse à l’université Paris 8.

De là à supposer que, à l’inverse, des situations négatives comme le harcèlement ou les violences, vécues en réalité virtuelle dans le métavers, pourraient s’avérer particulièrement traumatisantes, il n’y a qu’un pas… que les chercheurs ne pourront pas étudier en amont. Cela car les barrières éthiques empêchent la conception d’expériences potentiellement nocives pour les sujets. « En l’absence de certitude, la question d’avertir l’utilisateur sur les effets potentiels se pose clairement », conclut l’Anses dans une expertise sur les conséquences sanitaires de la VR publiée en juin. Tous les avertissements du monde ne suffiront pas. C’est une fois le pied bien posé dans le métavers, pendant sa construction et à chaque étape de son exploration, que ses effets, bons et mauvais, se préciseront. Après le Far-West américain, après les premières expéditions spatiales, l’humain saute à nouveau dans l’inconnu. Préparez-vous à la conquête du virtuel.

« Nous devons réfléchir à la gouvernance du métavers »

Entretien avec Dominique Boullier, chercheur à Sciences Po, spécialiste des usages numériques.

Science & Vie : Peut-on vraiment encadrer le métavers ?

Dominique Boullier : Internet s’est développé si vite que les gouvernements n’ont pas pu instaurer de véritable gouvernance mondiale. Force est de constater que l’idéal très décentralisé des débuts s’est transformé en une semi-hégémonie des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Avec ce métavers, dont l’avènement est clairement annoncé, nous avons l’occasion de reprendre les choses en main. La Chine le fait de manière brutale en limitant les jeux vidéo à une heure par jour et en mettant au pas ses géants du numérique. Sans aller jusque-là, les gouvernements européens pourraient imposer un cahier des charges.

S&V : Serait-il possible d’y prévenir la propagation virale de contenus sensationnels, parfois toxiques, ou encore les comportements ou usages à risque ?

D. B. : Il est tout à fait possible d’imposer des garde-fous algorithmiques. Par exemple, des tableaux de bord informant les utilisateurs sur leurs comportements : temps passé sur l’application, nombre de publications et de réactions dans la journée… Quitte à implémenter des alertes lorsqu’ils deviennent excessifs ou obsessionnels. À l’extrême, on pourrait définir des seuils d’activité au-delà desquels les comptes sont bloqués pour la journée.

S&V : Encore faut-il que les entreprises acceptent. Or les ambitions de Meta (ex-Facebook) semblent hégémoniques…

D. B. : Oui, Mark Zuckerberg rêve à l’évidence d’un modèle très fermé. Il n’a annoncé aucun consortium pour rassembler divers acteurs et réfléchir aux futurs standards du métavers. Même Google l’avait fait sur certains aspects de ses travaux en IA ou sur Android.

S&V : Meta est-il le mieux placé pour réaliser le métavers ?

D. B. : Il a pris de l’avance. Il y travaille depuis 2012 avec l’achat de la société Oculus VR, devenue leader incontestable sur les casques. En dehors du hardware, il bénéficie d’une base de 3 milliards d’utilisateurs quotidiens sur ses réseaux sociaux Facebook et Instagram, et ses messageries Messenger et Whatsapp. Il a aussi un pied dans le jeu vidéo via l’Occulus Quest Store, et développe son écosystème via sa plateforme Horizon pour la visio et le travail (Workrooms), le jeu (Worlds) ou encore la sociabilisation (Home)…

S&V : De quoi s’attendre à toujours plus de captation de nos données personnelles ?

D. B. : 98 % des revenus de Facebook proviennent de la publicité. Ce qui explique au passage le fait que le réseau optimise ses algorithmes pour maximiser le temps d’attention des utilisateurs. Les technologies immersives vont générer des données toujours plus fines sur nos habitudes et nos déplacements, réels et virtuels, ce qui permettra de modéliser et prédire nos comportements comme jamais. Une occasion extraordinaire de faire du placement publicitaire plus intelligent.

Le chercheur Dominique Boullier.

Pour inciter les individus à demeurer dans le virtuel, de nombreux mécanismes créant une dépendance ont été mis au point. Florilège…

– Les loot boxes : ces coffres achetés dans certains jeux vidéo délivrent une récompense aléatoire, reproduisant quelques effets addictifs des machines à sou.

– Le Fomo (« fear of missing out » ) : les jeux qui ne s’arrêtent jamais provoquent chez le joueur déconnecté une peur de louper des événements importants.

– L’ »effet Ikea » : la possibilité de « fabriquer » un profil virtuel ou un avatar accroît le sentiment de possession et d’incarnation… mais aussi la réticence à s’en séparer.

– Les notifications : elles stimulent les circuits de la récompense dans notre cerveau, produisant une libération de dopamine, un messager chimique du plaisir.

– Le « scrolling infini » : la possibilité de faire défiler de nouveaux contenus à l’infini favorise une utilisation prolongée, et compulsive, des réseaux sociaux.

L’intelligence sociale : clés de l’avenir ?

L’intelligence sociale : clés de l’avenir ?

 

l’intelligence sociale, clé de la performance durable par Jean-François Chantaraud (L’odissé, dans la Tribune)

  • Tribune

La performance d’une organisation dépend de sa capacité à trouver et mettre en œuvre le plus vite possible les solutions les meilleures possibles à ses problèmes les plus importants. Si l’innovation est indispensable, elle ne suffit pas : elle doit s’accompagner d’une faculté collective d’appropriation des meilleures idées.

Un seul saut qualitatif est nécessaire pour fonder une entreprise, un parti politique ou encore un état. Or, celui qui n’avance pas recule : pour durer, il faut donc continuer à inventer par-delà la phase de création. Ainsi, le créateur qui ne se satisfait pas d’avoir créé et qui souhaite inscrire sa réussite dans le temps doit se réinventer encore et encore afin de toujours faire mieux.

L’innovation, facteur de perturbations

Bien sûr, trouver de nouvelles solutions à de nouveaux problèmes dépend de la capacité d’innovation. Mais innover ne consiste pas seulement à détecter et mettre au point de nouvelles idées. Car si l’on veut qu’une grande quantité d’acteurs soient en accord avec leur mise en œuvre, voire qu’ils les mettent eux-mêmes en pratique, il faut qu’ils les adoptent au point de rejeter leurs anciennes habitudes. Or, plus une innovation est innovante, plus elle bouleverse l’ordre établi. Et plus elle est perturbante, plus il est difficile de l’accepter. La performance d’une organisation dépend donc de sa capacité à impliquer ses interlocuteurs dans la définition et la mise en œuvre de ses projets.

Pour réussir à se transformer, un collectif doit donc savoir sélectionner et s’emparer des perturbations qui ont le plus de chances de l’impacter pour son bien. Et inversement, il lui faut savoir rejeter celles qui pourraient le tirer vers le bas. Sachant qu’aucune boule de cristal ne fonctionne, comment faire le tri et choisir… ? Et, plus difficile encore : sachant que les prismes varient d’une personne à l’autre, comment choisir ensemble et ne pas se disperser … ?

 

Les sources d’inertie sociale

Les freins à l’innovation sont peu maîtrisés. Si le choix de faire obstacle peut être conscient, les raisons profondes de s’opposer sont rarement bien disséquées et toutes comprises. Les résistances au changement résident dans des phénomènes sociologiques enchevêtrés, difficiles à appréhender et dont la mise en œuvre parfaite relève de l’impossible surhumain :

  • Le paradigme : dans une vision du monde incomplète ou dépassée, toute idée nouvelle ne trouve sa place que par hasard. Or, qui peut porter un regard éclairé sur la complexité du monde en mouvement ?
  • L’identité collective : un éthos fragmentaire interdit de trouver ce qui correspond vraiment à la fois à son présent, son passé et son futur. Or, qui se connait ou point de maîtriser son destin ?
  • Les valeurs : un système de valeurs non partagé produit des réponses différentes à une même question, des projets divergents au sein d’un même groupe. Or, qui sait formuler les problèmes au point de faire toujours émerger une solution unique ?
  • Les structures : des vecteurs de liens incompatibles entre eux compliquent, voire interdisent l’intégration des cas particuliers que sont toujours les pionniers. Qui sait installer une organisation valide en toutes circonstances ?
  • La dynamique : des engrenages sociaux auto entretenus parasitent en cachette les relations au point d’obstruer une partie de l’entendement. Qui sait réajuster en continu les équilibres entre le formel et l’informel, le dit et le non-dit ?
  • Le sens : des contresens entre le déclaratif d’une vision théorique et le ressenti d’un vécu en pratique enrayent l’esprit critique et la faculté d’évaluer toute nouveauté. Qui sait conjuguer sans erreur le souhaitable et le possible ?
  • Les comportements : des relations pas toujours adultes avec tout le monde engendrent des réactions parfois irresponsables. Qui contrôle les mécanismes d’interaction au point de parvenir à ce que tout le monde s’entende ?
  • Le contrat social : une sélection mal définie et donc aléatoire des acteurs, pratiques et projets donne du pouvoir à des personnes qui se servent plutôt qu’elles ne servent. Qui sait transcender tous les intérêts particuliers dans l’intérêt général ?

Chacun de ces éléments est une source de freins qui active l’enchainement des autres. Le collectif est alors ralenti, voire empêché par l’une quelconque de ses diverses parties prenantes, puis par toutes, embarquées qu’elles sont dans une même interaction globale que personne ne contrôle. L’absorption collective des idées nouvelles devient alors de plus en plus compliquée. L’ensemble parait n’être plus qu’une foule ivre, incapable d’éclairer ses décisions pour vraiment maîtriser son destin. Ceux qui ne se résolvent pas à prendre acte de cette logique sociale pensent que quelques-uns dirigent le bateau en secret, alors qu’ils ne font qu’essayer de sauver leurs propres meubles. Pour eux, des conspirateurs manipulent la société, alors qu’elle évolue d’elle-même, au gré des événements vaguement intuités et anticipés par certains.

 

Mais, dans les sphères économique, politique ou sociale, tout manager expérimenté a pu mesurer la prégnance de ces phénomènes. Pour la plupart, ces obstacles épars peuvent sembler insurmontables. Pourtant, il est possible d’éclairer à la fois les blocages à l’œuvre et les orientations souhaitables. C’est la maîtrise des Modèles de l’intelligence sociale © qui accélère le repérage des causes de blocages et des leviers de la transformation positive :

  • La Grille d’analyse du lien social définit le fonctionnement des acteurs, des systèmes et des jeux d’acteurs.

➔ Échelle de la complexité et boussole de renforcement des performances futures.

  • Les 9 principes fondamentaux du dialogue organisent les modalités des interactions sociales propices au partage organisé de l’information.

➔ Clés du développement de comportements adultes, responsables, solidaires.

  • La Cohérence globale du sens concilie et aligne le sens souhaitable et le sens possible.

➔ Correctifs prioritaires pour développer l’adhésion au quotidien.

  • Les spirales sociales accordent les structures organisationnelles et les réflexes culturels.

➔ Détection des leviers d’une dynamique de transformation vertueuse.

  • Le Management de l’Organisation par l’Identité (M.O.I) optimise tous les vecteurs de liens avec les acteurs internes pour faire converger leurs énergies.

➔ Concordance méthodique de la gestion des ressources humaines.

  • Le Partage des valeurs fonde l’implication de chaque partie prenante dans des projets convergents.

➔ Clefs d’implication de tous dans un projet commun global.

  • La Grille d’analyse de l’identité collective établit l’éthos qui rattache les codes relationnels, les liens au territoire, le parcours historique et le projet collectif.

➔ Réécrire le récit, le narratif qui conjugue la vision et le réel.

  • L’apogée des sociétés révèle l’état de maturité du contrat social, du profil des dirigeants, de la gouvernance, du lien social et des performances.

➔ Paradigme de renouvellement de l’ensemble.

Tous corrélés par une déclinaison thématique de l’échelle de la complexité, ces modèles favorisent le dépistage des sources de discordances et la localisation des leviers de performance à long terme.

 

Ce corpus intellectuel et opérationnel constitue l’intelligence sociale, clé de la connaissance et de l’activation du lien social au service de la recherche de l’intérêt collectif et général.

L’intelligence sociale, comment ça marche ?

L’intelligence sociale s’appuie sur la reconnaissance de l’existence des mécanismes psychologiques, sociologiques, ethnologiques et philosophiques qui influencent à bas bruit, en positif ou négatif, toutes les relations sociales. Les Modèles de l’intelligence sociale organisent l’étude et la maîtrise des phénomènes relationnels au sein d’un collectif et entre des groupes :

  • Recense et décomposer les forces et les faiblesses des personnes, des organisations et des liens qu’elles entretiennent, leur histoire, leur nature et leur qualité afin de donner un schéma et des clés de compréhension de leur fonctionnement.
  • Structurer l’effort de découverte, de compréhension et d’appropriation des racines et des mécanismes de développement de la cohésion sociale et de la performance globale. Sa maîtrise permet d’adopter comme mode opératoire le dialogue continu et la réflexion collective.
  • Prendre en compte les caractéristiques individuelles ou propres à un groupe, en dissociant les enjeux un à un.
  • Définir et proposer les opérations correctives des modes relationnels, organisationnels et de gouvernance qui permettent de tisser des liens durables, cohérents et convergents entre toutes les parties prenantes et interlocuteurs passés, présents et futurs,

L’intelligence sociale, à quoi ça sert ?

In fine, appliquer les Modèles de l’intelligence sociale consiste à réunir les conditions de l’engagement des énergies dans une projet commun à long terme :

  • Identifier la cause et les processus spécifiques de transformation.de comportements différenciés ;
  • Repérer, analyser et renforcer les savoir-être ensemble des personnes physiques et morales ;
  • Développer la créativité, l’innovation, l’adhésion, la motivation, l’engagement ;
  • Asseoir une culture de responsabilité et de solidarité économique et sociale ;
  • Projeter les acteurs dans un développement vraiment durable, tant sur les plans individuel, collectif et planétaire ;
  • Développer les performances personnelles et collectives à long terme.

 

L’intelligence sociale, le nouvel enjeu économique, politique et social

Dans la société et dans l’entreprise, l’enjeu économique et politique devient donc la maîtrise de tous au profit de tous : c’est l’intelligence sociale d’une personne ou d’un groupe de personnes qui maintien et développe simultanément la cohésion sociale et la performance durable.

L’absence d’intelligence sociale est la cause profonde de la contre-performance durable, de l’affaissement, de la disparition. Il est temps de changer de profil de dirigeant : le plus apte n’est pas le plus grand expert, qui détient seul les solutions, mais celui ou celle qui sait faire accoucher les meilleures solutions par l’ensemble du corps social. L’intelligence sociale est la clé de la Renaissance, du Rassemblement, de l’Union ou de la Reconquête, comme de toute les organisations politiques, économiques et sociales.

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NOTES

(*)  L’Odissée, l’Organisation du Dialogue et de l’Intelligence Sociale dans la Société Et l’Entreprise, est un organisme bicéphale composé d’un centre de conseil et recherche (l’Odis) et d’une ONG reconnue d’Intérêt général (les Amis de l’Odissée) dont l’objet consiste à « Faire progresser la démocratie dans tous les domaines et partout dans le monde ».

Depuis 1990, l’Odissée conduit l’étude interactive permanente Comprendre et développer la Personne, l’Entreprise, la Société. Dès 1992, elle a diffusé un million de Cahiers de doléances, ce qui l’a conduit à organiser des groupes de travail regroupant des acteurs des sphères associative, sociale, politique, économique qui ont animé des centaines d’auditions, tables rondes, forums, tours de France citoyens, démarches de dialogue territorial et à l’intérieur des entreprises.

 

Numérique : les priorités

Numérique : les priorités

 

Les Priorité du quinquennat par William Martin-Genier, co-fondateur de GIN PROD (Dans la « Tribune »)

 

Les Français ont renouvelé leur confiance en Emmanuel Macron le mois dernier, avec plus de 58% des voix. Ce second mandat doit impérativement marquer un tournant dans la stratégie numérique du gouvernement. Si les ambitions de souveraineté numérique et de métavers européen sont des idées utopistes et lointaines, il n’en est pas de même pour de nombreuses démarches du quotidien des Français, qui doivent être des priorités concrètes et immédiates.

1. L’éducation

L’école publique, socle de l’avenir même de notre pays, est encore trop peu préparée : manque de moyens, parc informatique obsolète ou pas toujours au point. Les démarches les plus basiques, comme la demande d’attestation de diplôme ou un simple changement d’adresse en cours de scolarité, en passant par les autorisations de sortie, doivent être rendues possibles en un clic, en ligne, pour simplifier les requêtes et éviter la fraude. Afin de réduire les inégalités de l’accès à l’information et lutter contre l’endoctrinement, chaque élève de l’enseignement public doit recevoir une tablette récente avec l’accès à des applications gratuites : kiosque numérique, bibliothèque en ligne… Et pourquoi pas un abonnement data offert pour les plus défavorisés. La fracture numérique et l’égalité des chances dès le plus jeune âge doivent être la priorité du prochain ministre de l’Éducation nationale, qui devra être un jeune, issu du numérique.

2. La jeunesse

Créer un espace de confiance pour les jeunes, et non d’anxiété sociale ou de cyber-harcèlement, est un véritable défi à relever. 20% des jeunes affirment avoir déjà été confrontés à une situation de cyber-harcèlement (étude e-Enfance). L’interdiction du téléphone à l’école équivaut à mettre un pansement sur une jambe de bois. Car la vie digitale n’est pas compartimentée comme dans un espace tangible. Il est nécessaire de tendre vers la création d’une plateforme d’accompagnement pour les jeunes en difficulté (familiale, scolaire, psychologique, sociale), avec un accès direct à des professionnels, sans besoin de passer par un référent externe (parent ou un médecin traitant, comme c’est le cas actuellement avec MonPsy).

3. La médecine

La crise liée au Covid a irréfutablement accéléré la transition numérique du domaine sanitaire. En 2020, plus de 4,5 millions de télé-consultations ont été effectuées. La plateforme Doctolib enregistre aujourd’hui plus de 60 millions d’utilisateurs. La sécurisation des données sera un enjeu primaire dans le domaine médical : dossier médical partagé conçu par le gouvernement, ordonnances stockées sur Doctolib, logiciels spécialisés pour les hôpitaux; il faudra s’assurer que les informations confidentielles ne deviennent pas la cible de cyber-attaques à différentes fins.

L’investissement dans la prévention est capital : la mise en place de cabines de télé-consultation dans les nombreuses zones de déserts médicaux sera nécessaire. Elles ne remplacent en rien un médecin, mais permettent au minimum de réduire le temps entre deux consultations. Plus de 7 millions de personnes vivent dans une commune où l’accès à un médecin généraliste est limité, soit plus d’un dixième de la population.

4. Le handicap en ligne/accessibilité

Sur les 250 démarches phares de l’État, un peu moins de la moitié est accessible aux personnes handicapées. Le gouvernement devrait développer dans le cadre de sa Charte d’accessibilité de la communication une application mobile globale accessible aux personnes malvoyantes ou sourdes, grâce notamment au retour haptique et la caméra TrueDepth, et ne pas se contenter d’options de contrastes ou de zoom sur certains sites de ministères ou secrétariats.

5. La justice et l’intérieur

Afin d’accélérer la justice et désengorger les services de prise de plainte, il est urgent de rendre possible la saisine des différentes juridictions en ligne.

Le tribunal le plus proche des citoyens, celui de proximité, ne peut toujours pas prendre de plaintes sur le site du ministère. Ce n’est pas digne de la sixième puissance mondiale ! Les demandes d’aides juridictionnelles doivent encore se faire sur un formulaire papier. Les procédures dans leur intégralité, au judiciaire ou au conseil de Prud’hommes, du dépôt de plainte à l’appel, ne peuvent être réalisées que par courrier…

Le numérique sera un des enjeux majeurs de ce quinquennat. Les préoccupations actuelles des Français ne doivent pas être oubliées, le digital doit être un point d’ancrage et de confiance pour faciliter et non complexifier le quotidien des citoyens de tous horizons.

William Martin-Genier

Métavers : Illusion ou réalité ?

Métavers : Illusion ou réalité ?

Un article de Sciences et Avenir

L’irruption des mondes virtuels dans nos vies paraît inévitable, et leurs impacts considérables : sur les ressources minières et énergétiques, sur l’environnement, sur nos personnalités… De quoi inciter à l’anticipation.

Qu’il nous fasse rêver ou nous désespère, qu’on le désire ou non, il faut se faire une raison, le métavers est en marche. Et ce bouleversement annoncé tout droit inspiré de la science-fiction de ces cinquante dernières années aura un coût… que cette même science-fiction s’est d’ailleurs acharnée à anticiper ! Des bidonvilles métropoles recouvrant la Terre dans Ready Player One aux individus qui préfèrent l’illusion à la réalité – la fameuse « pilule bleue » dans Matrix -, nous sommes prévenus : cette fusion plébiscitée entre virtuel et réel aura un impact sur notre environnement, nos rapports sociaux, nos addictions et jusque sur notre cognition.

 

BESOINS EN INFRASTRUCTURES

En termes d’environnement, la tendance est claire « Le métavers impliquera le plus grand besoin computationnel de l’histoire humaine », assène le prospectiviste américain Matthew Ball, dans un essai de référence sur le sujet. Les mondes persistants, immersifs et actualisés en temps réels requièrent en effet des ressources inédites en termes de stockage de données, de calcul et de communication. « Ce qui reposera forcément sur des infrastructures pléthoriques », abonde Indira Thouvenin, chercheuse en réalité virtuelle à l’Université de technologie de Compiègne (UTC).

De quoi imaginer des milliers de kilomètres carrés de centres de données ? Le cloud gaming préfigure déjà ces besoins. Cette offre de plus en plus populaire permet de jouer à des jeux vidéo sur n’importe quel terminal, y compris en mobilité, en exécutant les tâches sur de puissants serveurs à distance, qui renvoient au joueur la seule vidéo en direct via internet. Pour son casque de réalité augmentée Hololens 2, Microsoft développe lui aussi un service cloud. Mais les data centers, énormes usines de serveurs ultra-optimisées, ne suffiront pas à soutenir la demande : malgré leur massification croissante, ils restent trop lointains. Des industriels planchent donc déjà sur l’edge computing, qui consiste à déporter des serveurs au plus près des utilisateurs, pour réaliser certains des calculs les plus lourds en un temps acceptable. Des mini data centers de proximité pourraient ainsi fleurir dans chaque quartier.

Le métavers s’appuiera aussi sur des réseaux de communication toujours plus performants. « La 5G telle que déployée actuellement, sur la bande de fréquence de 3,5 MHz, n’offre pas la latence inférieure à 20 millisecondes nécessaire à des expériences de réalité virtuelle vraiment fluides. Ce sera le rôle de la future bande 5G de 26 MHz et, à terme, de la 6G », pointe Dominique Boullier, chercheur spécialisé en usages numériques à Sciences Po. La 6G promet d’ailleurs de soutenir les technologies holographiques. Or ces réseaux recourront à des ondes électromagnétiques du domaine millimétrique, caractérisées par une très courte portée, de l’ordre de la centaine de mètres – contre une portée de 2 à 5 km pour les ondes 4G… Ce qui implique nécessairement une multiplication massive des antennes relais. Enfin, à terme, les flux de données pourraient aussi transiter par les nouvelles constellations de micro-satellites, conçues spécifiquement dans le but d’amener le haut débit aux zones les plus reculées de la planète. La société Starlink prévoit à elle seule de lancer en tout et pour tout quelque 42 000 microsatellites en orbite basse terrestre ; d’autres entreprises, comme Amazon, préparent leurs propres constellations.

20 mois

C’est la durée moyenne d’utilisation d’un smartphone en France, avant qu’il ne soit renouvelé. Les 18-29 ans ont possédé près de 5 téléphones mobiles dans leur vie.

QUEL EST L’IMPACT ENVIRONNEMENTAL DU METAVERS ?

Les infrastructures terrestres, spatiales, individuelles et partagées vont donc se multiplier. Or leur impact est lourd : selon l’organisation The Shift Project, la part du numérique dans les émissions mondiales de gaz à effets de serre était de 3,5 % en 2019, et en croissance préoccupante, de +6 % par an. Ce qui est jugé incompatible avec l’objectif d’un réchauffement planétaire moyen limité à 2°C. « En l’absence de réinvention des comportements, le déploiement des nouvelles générations de réseaux et le développement des usages associés – internet des objets, IA, edge computing, cloud gaming – accentueront cette tendance », note l’organisation dans un rapport publié en mars 2021. L’impact du numérique pourrait ainsi grimper à 7 %, c’est-à-dire doubler, dès 2025.

 

Cette hausse exponentielle s’explique en partie par l’effet rebond, qui veut que lorsque l’offre augmente, les usages explosent mécaniquement : l’arrivée de la 4G a par exemple généralisé le visionnage vidéo sur smartphone, inenvisageable auparavant. Reste que, pour les chercheurs, le plus préoccupant ne réside pas dans la débauche à venir de serveurs et d’antennes-relais, mais… dans la multiplication des terminaux utilisateurs. « Ils causeront 60 à 70 % de l’impact environnemental du numérique », révèle Frédéric Bordage, expert en numérique durable chez GreenIT. Car aux smartphones et PC que chacun possède aujourd’hui, pourraient s’ajouter les dispositifs de réalité virtuelle et augmentée, sans compter des gadgets connectés en tous genres. « Or ces équipements grand public se caractérisent par un taux de renouvellement très rapide », surenchérit l’expert.

Problème : la fabrication de ces objets consomme des quantités monstrueuses de matières premières ; la carte mère d’un smartphone nécessite par exemple l’extraction de 500 kg de matière. « On peut estimer que le bilan sera comparable pour les casques VR, bien qu’aucune analyse de cycle de vie n’ait été produite à ce jour », note Frédéric Bordage. Le chercheur l’assure : « Cet épuisement des ressources lié au numérique est encore plus préoccupant que sa contribution au réchauffement global. » Sont en particulier concernés les dizaines de métaux dits stratégiques (lithium, cobalt, gallium, tungstène…), de plus en plus considérés comme le pétrole du XXIe siècle. Car selon une étude de l’Institut géologique des États-Unis et du cabinet McKinsey, les réserves rentables d’une vingtaine de métaux dont l’or, le plomb, l’argent ou le nickel sont inférieures à trente ans. Certes, la systématisation du recyclage des déchets électroniques, ou la découverte de nouveaux gisements retarderont peut-être cette échéance. Mais pas indéfiniment. « Le numérique est une ressource non renouvelable que nous devrions réserver aux usages indispensables », conclut Frédéric Bordage.

 

LE METAVERS : UNE « INVENTION MALÉFIQUE » ?

Reste donc à se demander si le méta-vers en vaut la chandelle, si l’humanité ne risque pas de s’épuiser, et la Terre avec elle, dans cette chimère numérique… Jaron Lanier, l’un des pionniers en la matière, a son idée : « La réalité virtuelle pourrait être l’invention la plus maléfique de tous les temps », écrit-il dans son livre Dawn of the New Everything, publié en 2017. L’expert craint que cette technologie immersive ne renforce, à terme, les risques psychosociaux liés aux réseaux sociaux, qu’il compare à des « hypnotiseurs de masse », un nouvel opium du peuple, en quelque sorte.

 

Attention : cette question d’un danger, notamment addictif, lié au numérique ne fait pas consensus chez les chercheurs. La Classification internationale des maladies de l’OMS ne reconnaît aujourd’hui qu’un possible « trouble » associé à son usage.

« Il est difficile de parler d’addictionau sens pathologique, car aucune modification des processus biochimiques dans le cerveau, comme dans le cas des substances psychotropes, n’a été démontrée », expose Séverine Erhel, chercheuse en psychologie cognitive à l’université de Rennes. Aussi, le lien de causalité n’est pas établi. « On ne sait pas si les réseaux sociaux et les jeux vidéo provoquent des troubles chez certaines catégories de populations, ou si ces dernières souffrent de difficultés psychologiques ou de troubles préalables », éclaire la spécialiste.

Toujours est-il que les éditeurs de jeux vidéo et les grands réseaux sociaux sont passés maîtres dans l’art de capter l’attention grâce à des interfaces agréables, intuitives, fluides… Une « expérience utilisateur » qu’optimisent des services entiers de psychologues et de sociologues. Or « la frontière entre fournir une expérience agréable et rendre l’utilisateur accro est parfois fine », reconnaît Stéphane Natkin, chercheur émérite du Cnam. Certains mécanismes, appelés « dark patterns » , sont de plus en plus dénoncés pour leur efficacité insidieuse (voir encadré, page suivante).

Il y a des signaux d’alerte : en 2019, une étude portant sur plus de 6 000 ados de 12 à 17 ans, menée par des chercheurs de l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis, concluait que ceux qui passaient plus de 3 heures par jour sur les réseaux sociaux étaient davantage sujets à la dépression, l’anxiété ou la solitude. Révélés par la lanceuse d’alerte Frances Haugen, des documents internes à l’entreprise Méta, ex-Facebook, estiment que 13 % des jeunes Britanniques qui ont eu des pensées suicidaires les attribuent à Instagram.

Sédentarité : attention danger !

La sédentarité est devenue la norme chez de trop nombreux adolescents. Selon une expertise de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) publiée en novembre 2020, 66 % des 11-17 ans français présentent un risque sanitaire préoccupant, caractérisé par plus de deux heures d’écran et moins d’une heure d’activité physique par jour. Et pour près de la moitié d’entre eux (49 %), le risque est même considéré très élevé (plus de 4 h 30 d’écran et/ou moins de 20 minutes d’activité physique quotidiennement). Or ce phénomène est une véritable bombe à retardement sanitaire : la sédentarité est en effet associée à des risques accrus de maladies telles que l’obésité, le diabète, les pathologies cardio-vasculaires ou encore les états anxieux et dépressifs.

COMPORTEMENTS COMPULSIFS

L’autre source d’inspiration du métavers, l’usage des jeux vidéo, n’est pas en reste : « Les comportements problématiques liés touchent 2 à 3 % de la population mondiale, selon l’OMS, avec une plus forte prévalence sur la tranche 18-25 ans », expose Séverine Erhel. Les comportements sont définis comme excessifs et compulsifs lorsqu’ils nuisent à l’état psychologique du joueur – sentiment de culpabilité, dépression ; ou qu’ils perturbent ses interactions sociales élémentaires – solement, fuite du réel. Mais la psychologue nuance : « Il faut distinguer passion et usage compulsif. Certaines personnes peuvent jouer 20 heures par semaine et se sociabiliser presque exclusivement en ligne, sans que cela soit gênant pour elles. » Comment les nouveaux usages liés au métavers viendront-ils s’imbriquer dans ce constat actuel ? Quid des répercussions d’une démocratisation de la réalité virtuelle, par exemple ? Les études pertinentes sur ses effets psychosociaux sont encore rares ; les premiers éléments suggèrent néanmoins qu’elle peut avoir un impact comportemental. Mais les répercussions ne sont pas que négatives : les travaux de Mel Slater, à l’université de Barcelone, ont montré que le fait de s’incarner dans un autre corps, d’un genre ou d’une couleur de peau différents, pouvait faire évoluer positivement les préjugés sociaux ! « Certains usages de la réalité virtuelle ont aussi un effet démontré dans les thérapies contre le syndrome post-traumatique ou les phobies », commente Laure Leroy, chercheuse à l’université Paris 8.

De là à supposer que, à l’inverse, des situations négatives comme le harcèlement ou les violences, vécues en réalité virtuelle dans le métavers, pourraient s’avérer particulièrement traumatisantes, il n’y a qu’un pas… que les chercheurs ne pourront pas étudier en amont. Cela car les barrières éthiques empêchent la conception d’expériences potentiellement nocives pour les sujets. « En l’absence de certitude, la question d’avertir l’utilisateur sur les effets potentiels se pose clairement », conclut l’Anses dans une expertise sur les conséquences sanitaires de la VR publiée en juin. Tous les avertissements du monde ne suffiront pas. C’est une fois le pied bien posé dans le métavers, pendant sa construction et à chaque étape de son exploration, que ses effets, bons et mauvais, se préciseront. Après le Far-West américain, après les premières expéditions spatiales, l’humain saute à nouveau dans l’inconnu. Préparez-vous à la conquête du virtuel.

« Nous devons réfléchir à la gouvernance du métavers »

Entretien avec Dominique Boullier, chercheur à Sciences Po, spécialiste des usages numériques.

Science & Vie : Peut-on vraiment encadrer le métavers ?

Dominique Boullier : Internet s’est développé si vite que les gouvernements n’ont pas pu instaurer de véritable gouvernance mondiale. Force est de constater que l’idéal très décentralisé des débuts s’est transformé en une semi-hégémonie des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Avec ce métavers, dont l’avènement est clairement annoncé, nous avons l’occasion de reprendre les choses en main. La Chine le fait de manière brutale en limitant les jeux vidéo à une heure par jour et en mettant au pas ses géants du numérique. Sans aller jusque-là, les gouvernements européens pourraient imposer un cahier des charges.

S&V : Serait-il possible d’y prévenir la propagation virale de contenus sensationnels, parfois toxiques, ou encore les comportements ou usages à risque ?

D. B. : Il est tout à fait possible d’imposer des garde-fous algorithmiques. Par exemple, des tableaux de bord informant les utilisateurs sur leurs comportements : temps passé sur l’application, nombre de publications et de réactions dans la journée… Quitte à implémenter des alertes lorsqu’ils deviennent excessifs ou obsessionnels. À l’extrême, on pourrait définir des seuils d’activité au-delà desquels les comptes sont bloqués pour la journée.

S&V : Encore faut-il que les entreprises acceptent. Or les ambitions de Meta (ex-Facebook) semblent hégémoniques…

D. B. : Oui, Mark Zuckerberg rêve à l’évidence d’un modèle très fermé. Il n’a annoncé aucun consortium pour rassembler divers acteurs et réfléchir aux futurs standards du métavers. Même Google l’avait fait sur certains aspects de ses travaux en IA ou sur Android.

S&V : Meta est-il le mieux placé pour réaliser le métavers ?

D. B. : Il a pris de l’avance. Il y travaille depuis 2012 avec l’achat de la société Oculus VR, devenue leader incontestable sur les casques. En dehors du hardware, il bénéficie d’une base de 3 milliards d’utilisateurs quotidiens sur ses réseaux sociaux Facebook et Instagram, et ses messageries Messenger et Whatsapp. Il a aussi un pied dans le jeu vidéo via l’Occulus Quest Store, et développe son écosystème via sa plateforme Horizon pour la visio et le travail (Workrooms), le jeu (Worlds) ou encore la sociabilisation (Home)…

S&V : De quoi s’attendre à toujours plus de captation de nos données personnelles ?

D. B. : 98 % des revenus de Facebook proviennent de la publicité. Ce qui explique au passage le fait que le réseau optimise ses algorithmes pour maximiser le temps d’attention des utilisateurs. Les technologies immersives vont générer des données toujours plus fines sur nos habitudes et nos déplacements, réels et virtuels, ce qui permettra de modéliser et prédire nos comportements comme jamais. Une occasion extraordinaire de faire du placement publicitaire plus intelligent.

Le chercheur Dominique Boullier.

Pour inciter les individus à demeurer dans le virtuel, de nombreux mécanismes créant une dépendance ont été mis au point. Florilège…

– Les loot boxes : ces coffres achetés dans certains jeux vidéo délivrent une récompense aléatoire, reproduisant quelques effets addictifs des machines à sou.

– Le Fomo (« fear of missing out » ) : les jeux qui ne s’arrêtent jamais provoquent chez le joueur déconnecté une peur de louper des événements importants.

– L’ »effet Ikea » : la possibilité de « fabriquer » un profil virtuel ou un avatar accroît le sentiment de possession et d’incarnation… mais aussi la réticence à s’en séparer.

– Les notifications : elles stimulent les circuits de la récompense dans notre cerveau, produisant une libération de dopamine, un messager chimique du plaisir.

– Le « scrolling infini » : la possibilité de faire défiler de nouveaux contenus à l’infini favorise une utilisation prolongée, et compulsive, des réseaux sociaux.

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