Métavers : Illusion ou réalité ?
Un article de Sciences et Avenir
L’irruption des mondes virtuels dans nos vies paraît inévitable, et leurs impacts considérables : sur les ressources minières et énergétiques, sur l’environnement, sur nos personnalités… De quoi inciter à l’anticipation.
Qu’il nous fasse rêver ou nous désespère, qu’on le désire ou non, il faut se faire une raison, le métavers est en marche. Et ce bouleversement annoncé tout droit inspiré de la science-fiction de ces cinquante dernières années aura un coût… que cette même science-fiction s’est d’ailleurs acharnée à anticiper ! Des bidonvilles métropoles recouvrant la Terre dans Ready Player One aux individus qui préfèrent l’illusion à la réalité – la fameuse « pilule bleue » dans Matrix -, nous sommes prévenus : cette fusion plébiscitée entre virtuel et réel aura un impact sur notre environnement, nos rapports sociaux, nos addictions et jusque sur notre cognition.
BESOINS EN INFRASTRUCTURES
En termes d’environnement, la tendance est claire « Le métavers impliquera le plus grand besoin computationnel de l’histoire humaine », assène le prospectiviste américain Matthew Ball, dans un essai de référence sur le sujet. Les mondes persistants, immersifs et actualisés en temps réels requièrent en effet des ressources inédites en termes de stockage de données, de calcul et de communication. « Ce qui reposera forcément sur des infrastructures pléthoriques », abonde Indira Thouvenin, chercheuse en réalité virtuelle à l’Université de technologie de Compiègne (UTC).
De quoi imaginer des milliers de kilomètres carrés de centres de données ? Le cloud gaming préfigure déjà ces besoins. Cette offre de plus en plus populaire permet de jouer à des jeux vidéo sur n’importe quel terminal, y compris en mobilité, en exécutant les tâches sur de puissants serveurs à distance, qui renvoient au joueur la seule vidéo en direct via internet. Pour son casque de réalité augmentée Hololens 2, Microsoft développe lui aussi un service cloud. Mais les data centers, énormes usines de serveurs ultra-optimisées, ne suffiront pas à soutenir la demande : malgré leur massification croissante, ils restent trop lointains. Des industriels planchent donc déjà sur l’edge computing, qui consiste à déporter des serveurs au plus près des utilisateurs, pour réaliser certains des calculs les plus lourds en un temps acceptable. Des mini data centers de proximité pourraient ainsi fleurir dans chaque quartier.
Le métavers s’appuiera aussi sur des réseaux de communication toujours plus performants. « La 5G telle que déployée actuellement, sur la bande de fréquence de 3,5 MHz, n’offre pas la latence inférieure à 20 millisecondes nécessaire à des expériences de réalité virtuelle vraiment fluides. Ce sera le rôle de la future bande 5G de 26 MHz et, à terme, de la 6G », pointe Dominique Boullier, chercheur spécialisé en usages numériques à Sciences Po. La 6G promet d’ailleurs de soutenir les technologies holographiques. Or ces réseaux recourront à des ondes électromagnétiques du domaine millimétrique, caractérisées par une très courte portée, de l’ordre de la centaine de mètres – contre une portée de 2 à 5 km pour les ondes 4G… Ce qui implique nécessairement une multiplication massive des antennes relais. Enfin, à terme, les flux de données pourraient aussi transiter par les nouvelles constellations de micro-satellites, conçues spécifiquement dans le but d’amener le haut débit aux zones les plus reculées de la planète. La société Starlink prévoit à elle seule de lancer en tout et pour tout quelque 42 000 microsatellites en orbite basse terrestre ; d’autres entreprises, comme Amazon, préparent leurs propres constellations.
20 mois
C’est la durée moyenne d’utilisation d’un smartphone en France, avant qu’il ne soit renouvelé. Les 18-29 ans ont possédé près de 5 téléphones mobiles dans leur vie.
QUEL EST L’IMPACT ENVIRONNEMENTAL DU METAVERS ?
Les infrastructures terrestres, spatiales, individuelles et partagées vont donc se multiplier. Or leur impact est lourd : selon l’organisation The Shift Project, la part du numérique dans les émissions mondiales de gaz à effets de serre était de 3,5 % en 2019, et en croissance préoccupante, de +6 % par an. Ce qui est jugé incompatible avec l’objectif d’un réchauffement planétaire moyen limité à 2°C. « En l’absence de réinvention des comportements, le déploiement des nouvelles générations de réseaux et le développement des usages associés – internet des objets, IA, edge computing, cloud gaming – accentueront cette tendance », note l’organisation dans un rapport publié en mars 2021. L’impact du numérique pourrait ainsi grimper à 7 %, c’est-à-dire doubler, dès 2025.
Cette hausse exponentielle s’explique en partie par l’effet rebond, qui veut que lorsque l’offre augmente, les usages explosent mécaniquement : l’arrivée de la 4G a par exemple généralisé le visionnage vidéo sur smartphone, inenvisageable auparavant. Reste que, pour les chercheurs, le plus préoccupant ne réside pas dans la débauche à venir de serveurs et d’antennes-relais, mais… dans la multiplication des terminaux utilisateurs. « Ils causeront 60 à 70 % de l’impact environnemental du numérique », révèle Frédéric Bordage, expert en numérique durable chez GreenIT. Car aux smartphones et PC que chacun possède aujourd’hui, pourraient s’ajouter les dispositifs de réalité virtuelle et augmentée, sans compter des gadgets connectés en tous genres. « Or ces équipements grand public se caractérisent par un taux de renouvellement très rapide », surenchérit l’expert.
Problème : la fabrication de ces objets consomme des quantités monstrueuses de matières premières ; la carte mère d’un smartphone nécessite par exemple l’extraction de 500 kg de matière. « On peut estimer que le bilan sera comparable pour les casques VR, bien qu’aucune analyse de cycle de vie n’ait été produite à ce jour », note Frédéric Bordage. Le chercheur l’assure : « Cet épuisement des ressources lié au numérique est encore plus préoccupant que sa contribution au réchauffement global. » Sont en particulier concernés les dizaines de métaux dits stratégiques (lithium, cobalt, gallium, tungstène…), de plus en plus considérés comme le pétrole du XXIe siècle. Car selon une étude de l’Institut géologique des États-Unis et du cabinet McKinsey, les réserves rentables d’une vingtaine de métaux dont l’or, le plomb, l’argent ou le nickel sont inférieures à trente ans. Certes, la systématisation du recyclage des déchets électroniques, ou la découverte de nouveaux gisements retarderont peut-être cette échéance. Mais pas indéfiniment. « Le numérique est une ressource non renouvelable que nous devrions réserver aux usages indispensables », conclut Frédéric Bordage.
LE METAVERS : UNE « INVENTION MALÉFIQUE » ?
Reste donc à se demander si le méta-vers en vaut la chandelle, si l’humanité ne risque pas de s’épuiser, et la Terre avec elle, dans cette chimère numérique… Jaron Lanier, l’un des pionniers en la matière, a son idée : « La réalité virtuelle pourrait être l’invention la plus maléfique de tous les temps », écrit-il dans son livre Dawn of the New Everything, publié en 2017. L’expert craint que cette technologie immersive ne renforce, à terme, les risques psychosociaux liés aux réseaux sociaux, qu’il compare à des « hypnotiseurs de masse », un nouvel opium du peuple, en quelque sorte.
Attention : cette question d’un danger, notamment addictif, lié au numérique ne fait pas consensus chez les chercheurs. La Classification internationale des maladies de l’OMS ne reconnaît aujourd’hui qu’un possible « trouble » associé à son usage.
« Il est difficile de parler d’addictionau sens pathologique, car aucune modification des processus biochimiques dans le cerveau, comme dans le cas des substances psychotropes, n’a été démontrée », expose Séverine Erhel, chercheuse en psychologie cognitive à l’université de Rennes. Aussi, le lien de causalité n’est pas établi. « On ne sait pas si les réseaux sociaux et les jeux vidéo provoquent des troubles chez certaines catégories de populations, ou si ces dernières souffrent de difficultés psychologiques ou de troubles préalables », éclaire la spécialiste.
Toujours est-il que les éditeurs de jeux vidéo et les grands réseaux sociaux sont passés maîtres dans l’art de capter l’attention grâce à des interfaces agréables, intuitives, fluides… Une « expérience utilisateur » qu’optimisent des services entiers de psychologues et de sociologues. Or « la frontière entre fournir une expérience agréable et rendre l’utilisateur accro est parfois fine », reconnaît Stéphane Natkin, chercheur émérite du Cnam. Certains mécanismes, appelés « dark patterns » , sont de plus en plus dénoncés pour leur efficacité insidieuse (voir encadré, page suivante).
Il y a des signaux d’alerte : en 2019, une étude portant sur plus de 6 000 ados de 12 à 17 ans, menée par des chercheurs de l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis, concluait que ceux qui passaient plus de 3 heures par jour sur les réseaux sociaux étaient davantage sujets à la dépression, l’anxiété ou la solitude. Révélés par la lanceuse d’alerte Frances Haugen, des documents internes à l’entreprise Méta, ex-Facebook, estiment que 13 % des jeunes Britanniques qui ont eu des pensées suicidaires les attribuent à Instagram.
Sédentarité : attention danger !
La sédentarité est devenue la norme chez de trop nombreux adolescents. Selon une expertise de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) publiée en novembre 2020, 66 % des 11-17 ans français présentent un risque sanitaire préoccupant, caractérisé par plus de deux heures d’écran et moins d’une heure d’activité physique par jour. Et pour près de la moitié d’entre eux (49 %), le risque est même considéré très élevé (plus de 4 h 30 d’écran et/ou moins de 20 minutes d’activité physique quotidiennement). Or ce phénomène est une véritable bombe à retardement sanitaire : la sédentarité est en effet associée à des risques accrus de maladies telles que l’obésité, le diabète, les pathologies cardio-vasculaires ou encore les états anxieux et dépressifs.
COMPORTEMENTS COMPULSIFS
L’autre source d’inspiration du métavers, l’usage des jeux vidéo, n’est pas en reste : « Les comportements problématiques liés touchent 2 à 3 % de la population mondiale, selon l’OMS, avec une plus forte prévalence sur la tranche 18-25 ans », expose Séverine Erhel. Les comportements sont définis comme excessifs et compulsifs lorsqu’ils nuisent à l’état psychologique du joueur – sentiment de culpabilité, dépression ; ou qu’ils perturbent ses interactions sociales élémentaires – solement, fuite du réel. Mais la psychologue nuance : « Il faut distinguer passion et usage compulsif. Certaines personnes peuvent jouer 20 heures par semaine et se sociabiliser presque exclusivement en ligne, sans que cela soit gênant pour elles. » Comment les nouveaux usages liés au métavers viendront-ils s’imbriquer dans ce constat actuel ? Quid des répercussions d’une démocratisation de la réalité virtuelle, par exemple ? Les études pertinentes sur ses effets psychosociaux sont encore rares ; les premiers éléments suggèrent néanmoins qu’elle peut avoir un impact comportemental. Mais les répercussions ne sont pas que négatives : les travaux de Mel Slater, à l’université de Barcelone, ont montré que le fait de s’incarner dans un autre corps, d’un genre ou d’une couleur de peau différents, pouvait faire évoluer positivement les préjugés sociaux ! « Certains usages de la réalité virtuelle ont aussi un effet démontré dans les thérapies contre le syndrome post-traumatique ou les phobies », commente Laure Leroy, chercheuse à l’université Paris 8.
De là à supposer que, à l’inverse, des situations négatives comme le harcèlement ou les violences, vécues en réalité virtuelle dans le métavers, pourraient s’avérer particulièrement traumatisantes, il n’y a qu’un pas… que les chercheurs ne pourront pas étudier en amont. Cela car les barrières éthiques empêchent la conception d’expériences potentiellement nocives pour les sujets. « En l’absence de certitude, la question d’avertir l’utilisateur sur les effets potentiels se pose clairement », conclut l’Anses dans une expertise sur les conséquences sanitaires de la VR publiée en juin. Tous les avertissements du monde ne suffiront pas. C’est une fois le pied bien posé dans le métavers, pendant sa construction et à chaque étape de son exploration, que ses effets, bons et mauvais, se préciseront. Après le Far-West américain, après les premières expéditions spatiales, l’humain saute à nouveau dans l’inconnu. Préparez-vous à la conquête du virtuel.
« Nous devons réfléchir à la gouvernance du métavers »
Entretien avec Dominique Boullier, chercheur à Sciences Po, spécialiste des usages numériques.
Science & Vie : Peut-on vraiment encadrer le métavers ?
Dominique Boullier : Internet s’est développé si vite que les gouvernements n’ont pas pu instaurer de véritable gouvernance mondiale. Force est de constater que l’idéal très décentralisé des débuts s’est transformé en une semi-hégémonie des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Avec ce métavers, dont l’avènement est clairement annoncé, nous avons l’occasion de reprendre les choses en main. La Chine le fait de manière brutale en limitant les jeux vidéo à une heure par jour et en mettant au pas ses géants du numérique. Sans aller jusque-là, les gouvernements européens pourraient imposer un cahier des charges.
S&V : Serait-il possible d’y prévenir la propagation virale de contenus sensationnels, parfois toxiques, ou encore les comportements ou usages à risque ?
D. B. : Il est tout à fait possible d’imposer des garde-fous algorithmiques. Par exemple, des tableaux de bord informant les utilisateurs sur leurs comportements : temps passé sur l’application, nombre de publications et de réactions dans la journée… Quitte à implémenter des alertes lorsqu’ils deviennent excessifs ou obsessionnels. À l’extrême, on pourrait définir des seuils d’activité au-delà desquels les comptes sont bloqués pour la journée.
S&V : Encore faut-il que les entreprises acceptent. Or les ambitions de Meta (ex-Facebook) semblent hégémoniques…
D. B. : Oui, Mark Zuckerberg rêve à l’évidence d’un modèle très fermé. Il n’a annoncé aucun consortium pour rassembler divers acteurs et réfléchir aux futurs standards du métavers. Même Google l’avait fait sur certains aspects de ses travaux en IA ou sur Android.
S&V : Meta est-il le mieux placé pour réaliser le métavers ?
D. B. : Il a pris de l’avance. Il y travaille depuis 2012 avec l’achat de la société Oculus VR, devenue leader incontestable sur les casques. En dehors du hardware, il bénéficie d’une base de 3 milliards d’utilisateurs quotidiens sur ses réseaux sociaux Facebook et Instagram, et ses messageries Messenger et Whatsapp. Il a aussi un pied dans le jeu vidéo via l’Occulus Quest Store, et développe son écosystème via sa plateforme Horizon pour la visio et le travail (Workrooms), le jeu (Worlds) ou encore la sociabilisation (Home)…
S&V : De quoi s’attendre à toujours plus de captation de nos données personnelles ?
D. B. : 98 % des revenus de Facebook proviennent de la publicité. Ce qui explique au passage le fait que le réseau optimise ses algorithmes pour maximiser le temps d’attention des utilisateurs. Les technologies immersives vont générer des données toujours plus fines sur nos habitudes et nos déplacements, réels et virtuels, ce qui permettra de modéliser et prédire nos comportements comme jamais. Une occasion extraordinaire de faire du placement publicitaire plus intelligent.
Le chercheur Dominique Boullier.
Pour inciter les individus à demeurer dans le virtuel, de nombreux mécanismes créant une dépendance ont été mis au point. Florilège…
– Les loot boxes : ces coffres achetés dans certains jeux vidéo délivrent une récompense aléatoire, reproduisant quelques effets addictifs des machines à sou.
– Le Fomo (« fear of missing out » ) : les jeux qui ne s’arrêtent jamais provoquent chez le joueur déconnecté une peur de louper des événements importants.
– L’ »effet Ikea » : la possibilité de « fabriquer » un profil virtuel ou un avatar accroît le sentiment de possession et d’incarnation… mais aussi la réticence à s’en séparer.
– Les notifications : elles stimulent les circuits de la récompense dans notre cerveau, produisant une libération de dopamine, un messager chimique du plaisir.
– Le « scrolling infini » : la possibilité de faire défiler de nouveaux contenus à l’infini favorise une utilisation prolongée, et compulsive, des réseaux sociaux.
Fibre: Comment mettre fin à la pagaille ?
Fibre: Comment mettre fin à la pagaille ?
ENTRETIEN. Alors que de nombreux raccordements d’abonnés à la fibre se passent mal, Philippe Le Grand, le président d’InfraNum, qui rassemble les industriels du secteur, dévoile un nouveau plan pour améliorer la qualité des interventions. Il permettra de sanctionner les sous-traitants des opérateurs qui ne travaillent pas dans les règles de l’art. (la Tribune)
LA TRIBUNE – Le déploiement de la fibre fait aujourd’hui l’objet de sévères critiques. Beaucoup d’abonnés se plaignent de ne pouvoir être raccordés correctement, quand d’autres sont parfois sauvagement débranchés par des techniciens indélicats… Chez InfraNum, qui rassemble l’essentiel des industriels de la filière, que comptez-vous faire pour améliorer la situation ?
PHILIPPE LE GRAND - Nous avons pris le sujet à bras le corps. Laure de La Raudière, la présidente de l’Arcep, et Cédric O, l’ancien secrétaire d’Etat au Numérique, nous ont notamment demandé, il y a un peu plus d’un mois, de régler le problème. La pression est tellement forte que nous ne pouvions pas passer à côté. Nous présentons aujourd’hui un plan visant à améliorer la qualité des raccordements des abonnés à la fibre. Nous l’avons travaillé avec les opérateurs d’infrastructures, les opérateurs commerciaux et les intégrateurs [les sous-traitants, Ndlr]. Le principe général est de replacer l’opérateur d’infrastructures, le donneur d’ordre, comme garant de la qualité des réseaux. Ce qui n’est pas le cas avec le mode STOC (1), le processus qui encadre les raccordements des clients. Nous voulons remettre l’opérateur d’infrastructures au centre du jeu. Pour ce faire, notre plan repose sur trois axes. Nous allons d’abord créer une labellisation des intervenants sur les réseaux. Il faut être certain que ceux-ci soient correctement formés, bien équipés, et qu’il suivent les règles de l’art. Dans le cas contraire, ils seront déréférencés et sortis du jeu. Nous souhaitons également mettre un terme à certains actes inadmissibles et intolérables, comme les câbles coupés ou les écrasements volontaires de lignes… L’autre axe du plan concerne le contrôle des travaux. Les opérateurs d’infrastructures doivent pouvoir diligenter des enquêtes en temps réel sur les interventions. L’idée, c’est que les opérateurs commerciaux les préviennent en amont des opérations à venir. Nous commencerons, ici, dans les régions où il y a le plus d’incidents. Le simple fait que les sous-traitants sachent qu’ils peuvent être contrôlés devrait améliorer les choses. Le troisième axe du plan vise, lui, à mettre le compte-rendu d’intervention au centre de la relation contractuelle entre l’opérateur d’infrastructures et l’opérateur commercial, et de facto entre l’opérateur commercial et son sous-traitant. Ce compte-rendu doit être fourni, complet. Il contiendra des informations techniques qui n’existent pas encore, lesquelles attesteront de la bonne réalisation des raccordements. Les photos des interventions sont essentielles. Elles permettront de vérifier, avant et après, s’il y a eu des câbles coupés, débranchés. Ou encore si des points de mutualisation [à partir desquels les opérateurs commerciaux tirent les lignes pour raccorder les abonnés, Ndlr] ont été saccagés, si leurs portes ont été forcées… Notre plan ambitionne, en clair, de sanctionner tout travail mal fait.
Quand sera-t-il opérationnel ?
Nous le présentons ce mercredi après-midi devant l’Avicca, une association rassemblant les collectivités impliquées dans le numérique. J’espère qu’il va rassurer tout le monde. Pour que ce plan soit mis en œuvre, il doit se traduire par des engagements bilatéraux entre tous les opérateurs d’infrastructures et commerciaux. Nous voulons aller très vite. Nous souhaitons qu’il soit totalement opérationnel au mois de septembre.
Ces mesures seront-elles vraiment suffisantes pour en finir avec les malfaçons de certains sous-traitants ? Certains sont, en bout de chaîne, accusés de recourir à des autoentrepreneurs ou à des travailleurs immigrés, mal payés et peu formés, qui sèment la pagaille dans les réseaux…
Ce que vous évoquez, c’est l’ubérisation de la chaîne de sous-traitance. Il s’agit du fait qu’un intermédiaire prenne l’essentiel de la marge et sous-traite au moins-disant. Avec notre plan, nous comptons passer d’un système d’ubérisation à un système d’industrialisation. Cela ne signifie pas que les petites sociétés n’auront plus le droit d’intervenir sur les réseaux. Mais toutes devront avoir suivi un parcours de formation, et avoir démontré leur capacité à travailler correctement. Sinon, encore une fois, elles prendront la porte.
Beaucoup de sous-traitants se plaignent de ne pas être assez bien rémunérés. Certains sous-traitants de rang 2 qui travaillent sur les réseaux d’Orange pestent, notamment, contre les nouveaux prix pratiqués par l’opérateur historique, de loin le premier donneur d’ordre du secteur… Qu’en dites-vous ?
Il y a une compression des prix. C’est vrai. Mais il faut faire attention à ce qu’on dit, parce que cette baisse n’est pas toujours si violente que ça. Ce que je déplore, c’est la brutalité de l’évolution des tarifs d’Orange telle qu’elle a été conduite ces derniers mois. Ce n’est pas acceptable. Ce qui nous préoccupe, c’est que le sous-traitant de rang 2 qui va intervenir sur le chantier puisse vivre décemment de son travail. Or ce n’est pas possible s’il est payé 70 euros pour une demi-journée d’intervention… C’est donc de là qu’il faut partir. Il faut déterminer quel est le prix minimum à payer pour une intervention en bout de chaîne, et faire remonter cette information aux sous-traitants de rang 1, jusqu’à Orange. C’est de cette manière qu’on déterminera au mieux les tarifs des prestations. Le travail à perte ne doit pas être autorisé. Cela dit, je me garde de critiquer Orange. Son modèle économique est sous forte pression, et il a, lui aussi, ses contraintes. Il reste l’opérateur commercial qui investit le plus dans la fibre en Europe.
Que comptez-vous faire, concrètement, au niveau d’InfraNum, pour aider les sous-traitants ?
Nous allons travailler sur la question du partage de la valeur au sein de la filière. C’est l’étape d’après, notre prochain chantier. En parallèle d’une analyse concernant la viabilité économique des acteurs en bout de chaîne, nous souhaitons mettre en place une indexation des contrats sur l’augmentation du coût de la vie. Cela se fait dans tous les autres secteurs d’infrastructures. Il s’agit d’une demande forte des intégrateurs et des sous-traitants. Ils souffrent aujourd’hui de l’inflation, et en particulier de la hausse du prix de l’essence pour se rendre sur leurs lieux d’intervention. Leurs contrats doivent en tenir compte. Cela me paraît tout à fait normal. Mais si les sous-traitants en bout de chaîne doivent pouvoir vivre correctement, il en va de même pour les opérateurs commerciaux. Ces derniers sont confrontés à la domination des GAFAM [Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft, Ndlr], qui captent l’essentiel de la valeur. Il est essentiel que ces grandes plateformes contribuent à l’économie des réseaux, dont elles sont les principaux utilisateurs. Je suis favorable à ce que les opérateurs commerciaux puissent facturer l’utilisation des réseaux aux GAFAM. Cela doit être encadré par des règles de non-discrimination. Il faudra aussi, bien entendu, qu’on veille à la neutralité du Net.
L’Union européenne s’est récemment saisie de ce dossier. Bruxelles appelle à ce que les géants américains du Net, qui utilisent plus de la moitié de la bande passante, contribuent financièrement au déploiement des réseaux télécoms…
Je soutiens totalement cette initiative. Sinon qu’allons-nous faire ? Augmenter les prix des abonnements téléphoniques et Internet de 10 euros pour enrichir encore, au final, les GAFAM ? Parce ce sont eux qui, au final, profitent de tout cet argent… Nous sommes confrontés à un problème structurel. C’est une question de justice.
Considérez-vous que la forte concurrence en France, qui rogne les marges des opérateurs en les obligeant à pratiquer des prix parmi les plus bas d’Europe, a fini par plomber la filière et ses sous-traitants ?
Force est de constater que si la concurrence a permis de doper les investissements, elle a également paupérisé le secteur. Les prix bas ont profité au consommateur. Il a gagné du pouvoir d’achat, et on ne peut que s’en réjouir. Mais l’économie des réseaux en souffre. Aujourd’hui, les prix sont clairement trop bas. Soit on les relève, soit on trouve d’autres sources de revenus. C’est tout l’enjeu, justement, de notre combat contre les GAFAM…
La volonté du gouvernement d’accélérer le déploiement de la fibre n’a-t-elle pas, aussi, déstabilisé la filière, qui a eu du mal à se structurer et à trouver suffisamment de main-d’œuvre qualifiée ?
Il est vrai que nous sommes allés très vite. Nous avons encore raccordé 5,6 millions de lignes en 2021. En 2022, nous projetons au moins 4 millions. A la fin de l’année – c’est-à-dire un peu plus de dix ans après le début du chantier -, plus de 80% des Français bénéficieront de la fibre. C’est énorme. Tout le monde travaille à plein régime, tambour battant, pour tenir le rythme un peu fou du plan France Très haut débit. La qualité en a pâti. Nous n’imaginions pas, pour autant, que les malfaçons seraient si nombreuses, et que leur impact serait aussi important. Mais ce sont d’abord les élus locaux qui voulaient avoir la fibre rapidement. Et non les industriels, qui auraient, de loin, préféré que le déploiement s’étale davantage dans le temps, pour bénéficier de plus de stabilité et de visibilité… Le gouvernement a choisi de suivre les demandes des élus locaux et des collectivités. L’industrie, elle, s’est mise au diapason. Malgré les difficultés, ce chantier reste une belle réussite. La fibre constitue un atout formidable pour le pays et la vitalité de l’économie.
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1. Le mode STOC (« sous-traitance opérateur commercial ») est le dispositif qui s’applique pour le raccordement final des abonnés à la fibre. Dans cette logique, l’opérateur d’infrastructures laisse ces interventions aux opérateurs commerciaux Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free, lesquels font appel à différents sous-traitants p