L’Allemagne sort le bazooka budgétaire
Le contexte géopolitique et économique actuel pousse Berlin à revoir sa stratégie. La guerre en Ukraine, la nécessité de moderniser les infrastructures, la transition énergétique et la compétitivité industrielle imposent une nouvelle approche. Le « frein à la dette », qui plafonne le déficit budgétaire à 0,35 % du PIB, sera temporairement contourné pour permettre des dépenses exceptionnelles dans des domaines stratégiques. Les dépenses de défense, de renseignement, de protection civile, d’aide à l’Ukraine et de transition énergétique seront exclues de cette règle stricte.
par Serge Besanger
Professeur à l’ESCE International Business School, INSEEC U Research Center, ESCE International Business School dans The Conversation
Le fonds spécial de 500 milliards d’euros poursuit plusieurs objectifs majeurs. Il vise la modernisation des infrastructures – transport, énergie et numérique –, tout en soutenant le développement des énergies renouvelables et l’amélioration des infrastructures de stockage. Un autre volet essentiel concerne l’appui aux Länder, avec une enveloppe de 100 milliards d’euros qui leur est spécifiquement destinée. Enfin, et surtout, une part significative du fonds est consacrée au renforcement de la Bundeswehr, notamment par l’accélération des commandes pour l’industrie de défense, dans un contexte géopolitique de plus en plus instable.
Longtemps réticente à accroître ses dépenses militaires, l’Allemagne revoit aujourd’hui sa posture stratégique en Europe. Berlin cherche à combler son retard tout en restant en deçà des ambitions affichées par certains de ses alliés, comme la Pologne, qui vise 4,7 % du PIB pour sa défense en 2025 et 5 % à terme. Ce changement de cap est largement motivé par la montée des tensions internationales et le désengagement progressif des États-Unis du théâtre européen.
La transition énergétique : toujours d’actualité, mais…
L’Allemagne doit gérer les conséquences de sa transition énergétique, ou Energiewende, avec sa sortie précipitée du nucléaire et sa dépendance au gaz russe. Son plan d’investissement prévoit une diversification accrue des sources d’énergie vers davantage d’éolien terrestre et offshore, de solaire photovoltaïque, d’hydrogène vert et de biomasse. Il est prévu de renforcer les infrastructures électriques en construisant de nouvelles lignes à haute tension : le « SüdLink » des parcs éoliens du nord vers les régions industrielles du sud et le « NordLink » connectant l’Allemagne à la Norvège.
En réponse à la crise énergétique, le gouvernement allemand avait instauré un plafonnement temporaire des prix du gaz, de la chaleur et de l’électricité. Il avait également approuvé une réduction significative des taxes sur l’électricité, les faisant passer de 1,537 centime par kWh à 0,05 centime en 2024 et 2025. Cette diminution visait à alléger les charges pesant sur les entreprises et à renforcer leur compétitivité. Par ailleurs en décembre 2024, le cabinet allemand avait approuvé une subvention de 1,3 milliard d’euros destinée à réduire les coûts du réseau électrique en 2025.
La politique industrielle allemande doit affronter un risque de recul de ses exportations, tant vers une Europe en stagnation que vers une Chine en récession, quatrième marché à l’export – un peu moins de 7 % des exportations, en baisse de 9 % en 2023. Elle pourrait également être confrontée à un ralentissement des États-Unis, premier client de l’Allemagne – plus de 10 % de exportations –, dont la dynamique de croissance a, jusqu’à présent, été soutenue.
Des aides spécifiques ont été mises en place pour les industries à forte consommation d’énergie, afin de compenser les coûts liés à la protection du climat. Les conservateurs allemands prévoient de soutenir activement les industries vertes, en mettant un accent particulier sur la production de batteries et le développement des véhicules électriques. En parallèle, ils entendent alléger la fiscalité des entreprises, une mesure accompagnée d’une simplification administrative.
Inspiration keynésienne… sous contrainte ordolibérale
L’assouplissement du « frein à la dette » marque une inflexion dans la politique budgétaire, mais Berlin demeure opposé à toute relance incontrôlée. Cette stratégie semble s’inspirer d’une approche keynésienne, consistant à stimuler l’économie par la dépense publique. Elle demeure néanmoins bridée par la tradition ordolibérale allemande, qui prône la stabilité budgétaire et une intervention minimale de l’État.
En France, la référence à l’ordolibéralisme reflète souvent, en filigrane, une méfiance envers une Allemagne perçue comme rigoureuse, centrée sur ses propres intérêts et attachée à une stricte discipline budgétaire. Une image qui alimente certains stéréotypes…
Toutefois, cette lecture a aussi pour effet de déresponsabiliser les partenaires de l’Allemagne quant aux choix politiques adoptés collectivement. Dans ce contexte, les investissements prévus par le futur chancelier Merz seront « ciblés et mesurés » afin de préserver tant la viabilité des finances publiques allemandes, que celles de l’Union européenne dans son ensemble. Le succès de son projet dépendra de sa capacité à équilibrer croissance et discipline budgétaire, dans un contexte de plus en plus incertain.
Côté français, l’influence des théories de Keynes reste prépondérante, avec une foi marquée dans le multiplicateur keynésien, selon lequel une augmentation de la demande publique stimulerait mécaniquement la croissance économique. À l’inverse, l’Allemagne s’inscrit depuis longtemps dans une tradition de discipline budgétaire et de rigueur fiscale. Marqués par l’ordolibéralisme, aussi bien les conservateurs que leurs partenaires sociaux-démocrates (SPD) considèrent que l’État ne doit pas « manipuler » la dette en accroissant ses dépenses dans l’espoir d’un effet bénéfique sur l’économie.
Si le nouveau programme d’investissement est accueilli favorablement, il serait toutefois illusoire d’espérer une relance économique allemande vigoureuse reposant sur des dépenses publiques massives, tant que cette doctrine ordolibérale demeure dominante…
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