Défense européenne : des budgets beaucoup trop limités

 Défense européenne : des budgets beaucoup trop limités

Même avec les 50% d’augmentation des budgets de défense exigés par Donald Trump, l’Union européenne sera loin d’avoir les capacités de défense pour dissuader, au sens de l’OTAN, les ambitions de la Russie de Vladimir Poutine. Par le groupe de réflexions Mars*.

Même avec une augmentation de 50% des budgets consacrés à la défense (3% du PIB) la marche en capacités défensives est trop haute. Quel Premier ministre, dans la France actuelle, serait capable de faire voter un budget militaire à 75 milliards d’euros ? Seule une stratégie de dissuasion nucléaire conforme à nos engagements de non-prolifération [5] permettrait, en complémentarité de forces conventionnelles contribuant à l’établissement d’un dialogue dissuasif, de garantir l’intégrité territoriale de l’Europe.

Et pourtant, de quoi croyez-vous qu’il sera question aux sommets de l’UE et de l’OTAN en juin prochain ? De repenser la dissuasion nucléaire à l’échelle européenne ? Pas du tout. Chacun ira de sa petite surenchère pour complaire à l’oncle Donald. Dans l’espoir que, finalement, il maintienne le parapluie nucléaire américain au-dessus de l’Europe dans le cadre d’un dialogue stratégique russo-américain renouvelé dont les Européens seront nécessairement exclus.

Si les États européens formaient ensemble une puissance militaire crédible, il existerait un véritable « pilier européen de l’OTAN ». Guidée par une doctrine strictement défensive, l’OTAN « européanisée » resterait une alliance politique assise d’une part sur une dissuasion nucléaire nécessairement découplée des intérêts américains (pour rester crédible : l’oncle Sam ne renoncera jamais aux hamburgers de Manhattan pour les beaux yeux des Hambourgeoises), d’autre part sur une planification militaire (et des états-majors pour les élaborer et les mettre en œuvre) destinée à manœuvrer des moyens aéroterrestres et aéronavals suffisants, disponibles, entraînés et redondants (c’est-à-dire relevables).
A cet égard, l’OTAN aura besoin de tous, et que chacun accroisse réellement les moyens placés à la disposition de l’alliance, au lieu de jouer les passagers clandestins, comme c’est encore largement le cas aujourd’hui. Cela signifie que l’épaulement stratégique de la dissuasion nucléaire ne dépend plus d’une force de projection fictive (NRF,Nato Response Force) armée par rotation, mais de forces présentes en permanence sur toute la longueur de la ligne de front potentielle, sur une profondeur opérative suffisante (300 km, et non un simple cordon tactique).

Imagine-t-on seulement ce que cela représente en termes de « masse » ? Comment densifier une zone de contact de près d’un million de km² quand une « puissance » comme la France n’est même plus capable de mettre en ligne deux brigades à la fois ? La Pologne fait de son mieux pour mettre en ligne, à terme, une demi-douzaine de divisions, ce qui permettra de couvrir le corridor de Suwalki. Mais ailleurs ?

L’Europe, un nain géopolitique

Après 35 années de négligence, l’investissement nécessaire est tel qu’il paraît hors de portée. On ne rattrape pas 35 années de désinvestissements en quelques mois. C’est l’affaire d’une génération. A supposer qu’elle le veuille vraiment, l’Europe dans son ensemble n’a plus les moyens de se défendre militairement, ni économiquement, ni industriellement, ni démographiquement. Est-il raisonnable dans ces conditions de continuer à entretenir l’hostilité du voisin russe ? N’est-il pas temps de repenser la sécurité collective de l’Europe avec la Russie et non plus contre elle ? La guerre d’Ukraine aura montré, au terme d’une tragédie qui aura duré plus de 11 ans, que la promesse faite à Kiev n’était pas tenable. N’est-il pas temps de l’admettre, plutôt que de continuer à communiquer sur l’envoi de troupes au sol auquel personne ne croit ? L’Europe est un nain géopolitique qui n’a pas les moyens de ses ambitions.

L’Europe a perdu sa crédibilité en suivant aveuglément l’idéologie néo-conservatrice. On sait le prix que la France a dû consentir pour résister lors de la désastreuse intervention en Irak d’un Occident qui y a englouti tout ce qui lui restait d’influence sur le reste du monde. Puis la France sarkosyste a suivi le mouvement, tel le chien crevé au fin de l’eau. Depuis, la voix de la France ne porte plus. L’UE est un ventre mou sans colonne vertébrale, mais la France depuis près de 20 ans ne semble pas avoir davantage de convictions.

Russie, une corruption inimaginable

Dans le même temps, la Russie a capitalisé sur les erreurs occidentales tout en modernisant ses forces armées. Le régime russe, lui, n’a pas changé. Héritier de l’oligarchie qui a précipité la chute de l’Union soviétique en se partageant ses dépouilles, il a réinstauré une verticalité du pouvoir qui a su se rendre populaire dans le contexte d’anarchie qui prévalait à la fin des années 1990. Derrière la façade d’un pouvoir fort, c’est la corruption qui règne à tous les étages de cette verticalité, à un point inimaginable dans nos pays européens.

L’invasion ratée de l’Ukraine a permis à la corruption de franchir de nouveaux caps dans l’inhumanité. La guerre est devenue une entreprise très lucrative pour toute une caste de profiteurs, non seulement dans le détournement (traditionnel) des fonds publics destinés à équiper les forces, mais aussi désormais dans la captation des primes des soldats (qui, rappelons-le, sont tous censés être des volontaires) envoyés au front et à la mort pour qu’ils ne viennent pas se plaindre. Quant à leurs ayants droit, nombreux sont ceux qui se voient opposer une fin de non-recevoir, le corps n’ayant pas été retrouvé et le soldat ainsi considéré comme disparu, voire suspecté d’avoir déserté.

A vrai dire, du point de vue de la corruption, le contexte en Ukraine n’est pas beaucoup plus brillant, mais au moins, le régime donne l’impression de vouloir lutter contre ce fléau. Alors qu’en Russie, le pouvoir de la propagande et de la répression est tel qu’il est impossible de le dénoncer.

Tout cela pour dire qu’il n’y a nulle illusion à entretenir sur le régime russe et qu’espérer un changement de régime est une funeste utopie. Il faut vivre avec cet immense voisin envahissant, si différent de nous, sans s’en faire un ennemi idéologique. Car nous n’avons tout simplement pas les moyens de notre hostilité à son encontre. Lui, en revanche, par la simple illusion de sa puissance militaire supposée, est capable d’impulser des changements de gouvernement, voire de régime, chez ses proches voisins, voire demain chez des voisins moins proches. Est-ce cela que nous voulons ?

De toute façon, l’Europe étant, seule, absolument incapable d’assumer sa propre défense face à une Russie dont il faudra toujours se défier (sans pour autant la provoquer), elle consentira désormais à payer le « juste prix » du protectorat américain. Quand le président Costa écrit que «l’Europe doit assumer une plus grande responsabilité pour sa propre défense (…), ce faisant, elle deviendra également un partenaire transatlantique plus fort, y compris dans le cadre de l’OTAN »,c’est cela qu’il faut comprendre : cela coûtera plus cher aux Européens et rééquilibrera la balance commerciale avec le protecteur américain. Les troupes américaines vont partir, mais les Européens rachèteront leurs capacités. A charge pour eux de les armer par du personnel compétent : ce n’est pas gagné.

La prochaine guerre froide a toutes les chances d’être gagnée par la Russie si nous continuons la même politique obtuse et absurde. Avec le désengagement américain, le régime russe jouera la surenchère stratégique à la façon de Reagan dans les années 1980 : contraindre l’adversaire à une course aux armements dont il n’a plus les moyens.

Europe de la défense : 750 milliards d’euros par an

Le ministre français des armées, Sébastien Lecornu, fidèle à l’héritage « gaullo-messmérien », l’a parfaitement compris et exprimé on ne peut plus clairement dans ses vœux du 7 janvier : mieux vaut ne rien faire que mal faire. Il aurait pu ajouter : « et surtout ne pas nuire ». Car les initiatives des institutions de l’UE ne font que parasiter un effort de défense qui reste, en dernier ressort, de la seule responsabilité des États. Toutes les ressources doivent donc être consacrées à constituer ce « pilier européen de l’OTAN », seul capable de faire face aux défis stratégiques à venir. Et cela va nous coûter suffisamment cher pour que l’UE n’y ajoute pas des dépenses improductives.

On commence à voir fleurir le chiffre de 3,7% du PIB, «soit 750 milliards d’euros par an pour l’ensemble des pays européens membre de l’OTAN »,nouveau « totem » qui pourrait être officialisé en juin, et dont certains commentateurs ont déjà averti des limites [6]
: loin de toute considération capacitaire, il s’agirait tout bonnement du niveau de dépenses (converti en commandes à l’industrie américaine) susceptible de satisfaire l’administration Trump. C’est aussi implicitement ce que suggère Antonio Costa quand il se demande« Comment renforcer et approfondir encore les partenariats existants ? »

Les 27 parlements nationaux accepteront-ils de doubler ainsi l’effort de défense pour compenser l’excédent allemand (et italien) aux Etats-Unis ? Il est permis d’en douter. Dans l’atmosphère de fin de règne qui pollue la France en ce début 2025, la défense n’a été évoquée à aucun moment lors du discours de politique générale du Premier ministre François Bayrou le 14 janvier. Vous avez dit responsable ?

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[5]

Le TNP est un tabou à ne pas briser ; cf. LONGUET Samuel, « Et si l’Ukraine se dotait de l’arme nucléaire ? Une proposition à la fois simpliste et dangereuse », Éclairage du GRIP, 27 décembre 2024.

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