L’Europe vassalisée par les États-Unis
Les Big Tech façonnent toujours plus notre quotidien, bien au-delà de leur valorisation financière exceptionnelle. Dans ce contexte, l’économiste Julien Pillot, chercheur à l’Inseec, décrypte comment leur domination sur des infrastructures essentielles et des technologies clés leur confère un pouvoir sans égal, rendant complexe toute tentative de régulation. D’autant plus que le retour de Donald Trump à la Maison Blanche se place sous le signe de l’alliance entre géants de la Tech et pouvoir politique, ce qui redessine les enjeux de souveraineté et de démocratie.
par Julien Pillot
Enseignant-Chercheur en Economie, INSEEC Grande École dans The Conversation
Dans quelle mesure la valorisation financière exceptionnelle des Big Tech affecte-t-elle leur capacité à faire face aux contraintes légales ?
Julien Pillot : Il ne faut pas s’y tromper : les Big Tech tirent moins leur puissance de leur valorisation exceptionnelle que du caractère incontournable de certaines de leurs infrastructures, technologies et services. Songeons aux données de santé des Français qui ont été confiées à Microsoft, ou aux données relatives à la maintenance et la gestion des pièces d’usure du parc nucléaire français confiées à Amazon… L’Italie, de son côté, négocie avec SpaceX la mise en place d’un système de télécommunication satellitaire essentiellement dédié aux services de l’État, y compris dans des domaines aussi sensibles que le militaire, la diplomatie ou la protection civile. Ce qui prête à sourire quand on sait que cette négociation intervient juste quelques jours après le lancement du projet de constellation Iris2, réseau satellitaire propriétaire devant offrir aux États membres de l’Union européenne (UE) des services de connectivité sécurisés.
Les Big Tech ont également la main sur des technologies clés dans l’intelligence artificielle (IA), ou des infrastructures essentielles à l’image des câbles sous-marins…
J.P. : Effectivement. Outre de heurter le discours de façade autour de la construction d’une souveraineté numérique européenne, ces quelques exemples montrent surtout une fascination pour les Big Tech nord-américaines – pour ne pas dire une certaine soumission. Il faut reconnaître l’efficacité de leurs solutions, mais cela ne saurait excuser la grande passivité de l’Union européenne qui, faute d’avoir su mener avec force une véritable politique industrielle dans le numérique, s’est laissé vassaliser par les États-Unis et ses champions de la Tech.
Comment, dans ces conditions, les États peuvent-ils se montrer fermes dans l’application de l’arsenal juridique – pourtant bien fourni en Europe en ce qui concerne le numérique ?
J.P. : Les sanctions financières qui sont régulièrement prononcées à leur endroit pour non-conformité aux règlements européens, ou dans le registre de l’antitrust, ne semblent en effet pas particulièrement dissuasives. Seuls le seraient des remèdes comportementaux, qui entraveraient la capacité de ces entreprises à maintenir leurs pratiques en l’état et/ou exercer pleinement leur pouvoir de marché, ou plus encore des bannissements temporaires ou définitifs du marché européen. Ce que prévoit, par exemple, le Digital Services Act (DSA) pour les entreprises convaincues d’infractions répétées. On verra si l’UE ira jusqu’à bannir X de son marché intérieur. Quand on voit comment le commissaire européen Thierry Breton a été lâché par l’exécutif européen après avoir rappelé publiquement à Elon Musk ses responsabilités au titre du DSA, nous sommes légitimement en droit d’en douter…
Comment les stratégies de monétisation uniques des géants de la Tech influencent-elles leur rapport aux lois et réglementations ?
J.P. : En dehors de l’agenda politique des grands leaders de la Tech, on touche là au cœur du problème : ils tirent à la fois leur revenu et leur influence de la collecte et l’exploitation massive de données personnelles. Or, on peut voir que le revenu moyen par utilisateur (ARPU) est maximal dans les zones où la réglementation autour de la protection de la vie privée est la moins stricte. Ce qui peut aisément se comprendre : moins les données sont anonymes et plus les données sont sensibles, et plus elles ont de la valeur pour celui qui va les exploiter.
Il ne faut pas s’y tromper : derrière le discours idéologique autour de la disparition volontaire de la vie privée avec Internet qu’aiment à claironner les géants de la Tech, et leurs intenses campagnes de lobbying, il y a d’abord une histoire de gros sous. Mais l’histoire de s’arrête pas là. Bien des pratiques de marché des géants de la Tech sont aujourd’hui dans le viseur des autorités de concurrence car (potentiellement, pour les affaires encore en cours d’instruction) constitutives d’abus de position dominante. Sans entrer dans un inventaire à la Prévert, on comprend bien que ces entreprises ont pu prospérer sur l’absence de régulation, sur la lenteur de nos procédures antitrust, et osons le dire, quelques réticences à encadrer trop sévèrement cette sphère numérique pourvoyeuse d’emplois, de croissance et d’outils forts pratiques à l’usage.
Qu’est-ce qui peut changer avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, avec notamment la nomination d’Elon Musk dans son équipe ?
J.P. : Je me souviens de l’époque où on m’interrogeait sur les raisons qui poussent Elon Musk à acheter Twitter. Je répondais toujours :
« Personne ne met 44 milliards de dollars sur la table pour acheter une entreprise structurellement déficitaire si ce n’est pas pour en faire un énorme levier d’influence. »
Et c’est exactement ce qu’il s’est passé. Twitter, devenu X, a été transformé pour servir un dessein politique, mais aussi culturel, voire civilisationnel, illibéral et conservateur.
Sous couvert de libérer toutes les paroles, et de redonner aux utilisateurs le pouvoir de contrôler la qualité du contenu partagé à travers les signalements et les « notes communautaires » (« community notes »), il s’est surtout agi de mettre l’algorithme au service de la diffusion de contenus volontairement clivants et choquants, car les plus susceptibles de générer de l’engagement. Le vrai problème est donc désormais le risque que, dans un contexte de défiance envers les élites et les médias traditionnels, les faits soient ramenés au même niveau que les opinions. Pire, avec le concours des algorithmes, dont l’opacité est toute sauf fantasmée, les opinions majoritaires peuvent s’établir en faits. Avec tous les risques de manipulation et ingérence que l’on peut redouter de la part d’entreprises qui ne font pas grand cas de la démocratie.
Il devient donc de plus en plus difficile, dans un contexte de coexistence de centaines de vérités alternatives, de faire vivre ensemble une communauté nationale et un projet démocratique…
J.P. : On voit d’ailleurs à quel point, depuis l’élection de Donald Trump, les choses sont en train de se mettre en place du côté de la Tech nord-américaine. D’un côté, Musk poursuit ses provocations et ingérences tous azimuts pour déstabiliser, notamment en Europe, les gouvernements trop progressistes à ses yeux. Quant à Mark Zuckerberg, le patron de Meta (Facebook, Threads, Instagram, WhatsApp), il vient de diffuser une vidéo dans laquelle il affirme saisir l’opportunité de l’élection de Trump pour stopper le (coûteux) programme de fact-checking et lutter contre la censure, au bénéfice de ses utilisateurs… mais aussi de la nouvelle administration. Il en profite d’ailleurs pour tacler violemment l’UE en déclarant par exemple :
« L’Europe dispose d’un nombre croissant de lois, institutionnalisant la censure et rendant difficile la construction de projets innovants. »
On peut conclure par conséquent que l’élection de Donald Trump constitue un point de bascule majeur…
J.P. : Effectivement, car il n’hésitera pas à user de tous ses leviers, économiques, diplomatiques et militaires, pour mettre la pression aux pays tiers, alliés ou non, et protéger les intérêts des entreprises nord-américaines, à plus forte raison qu’elles servent à asseoir sa gouvernance et son idéologie. De ce fait, au-delà des seules considérations juridiques, il sera peut-être difficile de trouver suffisamment d’appui à la Commission européenne pour affronter Donald Trump et ses alliés numériques frontalement sur le terrain de l’antitrust et de la régulation.
Ce serait un aveu de faiblesse, mais surtout une formidable erreur. Car, chaque seconde perdue dans ce combat, renforce le capitalisme de surveillance, faisant la part belle aux influenceurs en tout genre, et à la prédation de ressources, notamment énergétiques et métalliques, pour alimenter leurs si gourmands serveurs et intelligences artificielles.
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