Black Friday: désespérant pour l’environnement ?
La déferlante du Black Friday a une nouvelle fois, frappé la France. Cette tradition importée des États-Unis il y a une dizaine d’années par le géant du commerce en ligne Amazon, veut que, le dernier vendredi du mois de novembre, de nombreuses enseignes proposent d’importantes promotions sur leurs produits. Si ce phénomène permet à des ménages à faible pouvoir d’achat de s’équiper – et il semble que cette année, en réponse à l’inflation, les consommateurs aient été plus que d’habitude à la recherche de bonnes affaires -, cette journée est aussi devenue le premier symbole d’une surconsommation terrifiante. Par Florentin Letissier, Adjoint à la Maire de Paris en charge de l’Économie Sociale et Solidaire, l’économie circulaire et la contribution à la trajectoire zéro déchet (*)-dans « la Tribune »
Nous gardons évidemment en tête les images des mouvements de foule à l’ouverture des magasins – ce qui conduit certains à parler plutôt de « Mad Friday ». D’ailleurs, les Français ont en moyenne dépensé 416 euros au Black Friday l’année dernière, en augmentation par rapport à 2022 (1). Une catégorie de produits est tout particulièrement concernée par ce phénomène : celle de l’électroménager. En 2022, elle se hisse à la 2e place des ventes du Black Friday, et enregistre la plus forte hausse des intentions d’achats, parmi toutes les catégories confondues (2).
Durant toute leur durée de vie pourtant, les équipements électroménagers, électriques et électroniques (les « 3E ») ont un impact sanitaire et écologique des plus forts : de la production au démantèlement, en passant par la distribution et la consommation. D’autant plus qu’avec le développement des technologies, l’expansion du numérique et la généralisation du télétravail, la production et les ventes d’équipements électroniques n’ont cessé de croître. Sur le territoire de Paris et du Grand Paris, ils représentent une dépense d’environ 3,7 millions d’euros par an (3), et sont évidemment majoritairement importés, ce qui tend à invisibiliser aux yeux du grand public leurs impacts environnementaux et sociaux pourtant bien réels. Arrêtons-nous un instant la production de ces équipements : la plupart de nos appareils électroménagers sont aujourd’hui dotés de puces électroniques, fabriquées avec des métaux stratégiques tels que le gallium (l’une des « terres rares »). Stockés dans des couches du sous-sol, leur extraction requiert beaucoup d’énergie, devient une source de tensions géopolitiques majeure avec la Chine – qui détient 60% du marché mondial des terres rares – où elle est pratiquée, et est le plus souvent réalisée dans des conditions sociales et environnementales désastreuses (4). Pour extraire un kilo de gallium, indispensable aux téléphones équipés de la 5G, il faut casser 50 tonnes de roche ! En fin de vie, la surproduction et la surconsommation à grands coups de marketing et d’obsolescence programmée conduisent à une production mondiale de déchets d’équipements électriques et électroniques qui devrait atteindre 75 millions de tonnes en 2030 (5).
Malgré des avancées en France avec la densification des points de collecte, l’indice de réparabilité et l’arrivée d’un indice de durabilité, les solutions alternatives – la réparation, le réemploi et le recyclage – sont soit lacunaires soit méconnues, et encore trop rarement solidaires. Pourtant, nous avons cruellement besoin de sobriété, de politiques locales d’économie circulaire, et d’une politique ambitieuse de réindustrialisation de l’ensemble de la filière. Diminuer fortement l’achat d’équipements neufs et améliorer drastiquement leur réemploi et recyclage au plus près des lieux de consommation sont des urgences. Un Français génère en moyenne 300 kg de déchets par an pour ses usages numériques (6), et le mode de vie des Parisiens et des Parisiennes ne déroge pas à la règle de cette consommation à outrance, qui va de nos télévisions toujours plus grandes dans chaque foyer, aux écrans publicitaires qui inondent l’espace public.
Outre la sobriété, pour faire face à notre dépendance aux minerais critiques et stratégiques nécessaires à la transition écologique (en particulier aux batteries des véhicules électriques), nous devons nous poser la question de l’exploitation du sous-sol minier européen et français. Des projets liés au lithium ont vu le jour en Alsace et dans l’Allier. Ils doivent nécessairement obéir à des critères sociaux et environnementaux extrêmement exigeants, et tenir rigoureusement compte de l’avis de la population du territoire. Un débat public transparent et non-biaisé par les intérêts économiques d’entreprises doit être organisé et chaque projet doit être validé par un référendum local. Cette question n’est pas simple, mais elle doit être traitée : nous ne pouvons plus ignorer l’impact à l’autre bout du globe de la production des composants de nos appareils électroniques du quotidien. Assumons donc d’en produire une partie en Europe.
Pour cela, nous, collectivités territoriales métropolitaines, devons agir à notre échelle pour faire de nos villes les mines de demain, non pas naturelles, mais urbaines, où les composants de nos déchets électroniques deviennent les ressources pour de nouvelles productions qui gagneront en sobriété et en proximité. Aujourd’hui, un téléphone est changé en moyenne tous les deux ans alors que ce sont près de 100 millions de téléphones (7) qui dorment dans nos tiroirs. Ces ressources sont un puissant levier d’action pour nous, point de départ d’une filière d’économie circulaire et solidaire à reconstruire.
Cet objectif ne pourra être atteint qu’avec la mobilisation de toute la filière, associant à la fois les acteurs publics et privés. La Ville de Paris y prend toute sa part, notamment en accompagnant les acteurs historiques du réemploi solidaire à relocaliser des activités de réparation et de reconditionnement à grande échelle sur le territoire parisien. C’est le cas de la Fédération Envie, créée il y a 40 ans avec cette idée visionnaire : développer la réparation des équipements électroménagers afin de lutter contre l’obsolescence programmée, tout en formant des personnes éloignées de l’emploi dans des parcours d’insertion.
Le Black Friday a quelque chose de désespérant. Il crée des besoins, incite à des dépenses inutiles et contribue à la destruction de la planète. Il y a toutefois des raisons d’espérer et des alternatives. Le Green Friday de consommation responsable, porté par Altermundi et Envie, en est un excellent exemple. La Ville de Paris soutient également le projet d’Envie d’ouvrir un atelier de reconditionnement d’équipements électriques et électroniques dans le 20e arrondissement de Paris, boulevard Davout, à l’horizon 2026. Quand les pouvoirs publics et les entreprises de l’économie sociale et solidaire s’associent, créer des filières de sobriété et d’économie circulaire est possible !
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(1) Article en ligne NéoMag, « Black Friday : les achats d’électroménager plébiscités en 2023 »
(2) Ibid.
(3) UTOPIES et Ville de Paris, « L’économie circulaire transforme la technologie en créant des emplois durables près de chez nous », 2021
(4) Voir l’ouvrage de Guillaume Pitron, « La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique », 2018
(5) International Telecommunication Union (ITU), the Sustainable Cycles (SCYCLE) Programme currently co-hosted by the United Nations University (UNU) and the United Nations Institute for Training and Research (UNITAR), and the International Solid Waste Association (ISWA), The Global E-Waste Monitor, 2020
(6) Y compris électroniques ou liés à l’extraction des matières premières, Ademe 2023
(7) 100 millions de téléphones portables dorment dans les tiroirs des Français au lieu d’être recyclés (francetvinfo.fr)
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(*) Florentin Letissier est Adjoint à la Maire de Paris à l’Économie sociale et solidaire, l’Économie circulaire et la Contribution à la stratégie zéro déchet depuis juillet 2020. Âgé de 38 ans, il enseigne les sciences économiques et sociales en lycée et en classes préparatoires aux grandes écoles dans l’Essonne depuis une dizaine d’années. Originaire de la région nantaise, il est élu pour la première fois dans le 14ème arrondissement de Paris en 2014 et devient alors adjoint à la maire en charge de l’environnement et de l’économie sociale et solidaire. Dans ce cadre, il a notamment mené le projet des Grands Voisins, une installation temporaire d’acteurs de l’économie engagée dans un futur éco-quartier.
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