par Gérard Mauger,Sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne dans The Conversation
Rappeler avec Karl Marx que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes » passe souvent pour un point de vue du XIXe siècle. Pourtant, au lendemain de la victoire électorale de Donald Trump, nombre d’éditorialistes et d’essayistes se sont avisés que « ce séisme » devait peut-être quelque chose au sentiment de déréliction de « la classe ouvrière blanche et latino » aux USA et que « le sentiment de relégation des milieux populaires et de déclassement des classes moyennes » en France pourrait bien y produire les mêmes effets. En juin dernier, le RN a déjà obtenu 33,2 % des suffrages aux éléctions législatives et 143 députés. Si le lien entre partis politiques et classes sociales (« le vote de classe ») est loin d’aller de soi, il se pourrait que la condition de classe reste une variable pertinente pour rendre compte des suffrages.
Depuis plusieurs décennies, une bonne partie de la sociologie anglo-saxonne semble néanmoins convaincue de la désuétude du concept de classe sociale. Du Daniel Bell à Terry N. Clark et Seymour M. Lipset, les théoriciens de la « société post-industrielle » ont souligné l’importance prise par les interventions de l’État et les « métamorphoses » qu’elles induisent de « la question sociale », la place croissante du savoir dans la production (d’où résulte l’extension d’une « classe moyenne » qui inclut désormais techniciens et cadres), l’émergence de nouveaux mouvements sociaux « post-matérialistes » et l’individualisation des modes de vie.
Si discutables que soient ces « constats », il est vrai que cette thèse de l’extinction des classes sociales a rencontré un ensemble de phénomènes qui permettent de comprendre l’écho qu’elle a pu trouver : les transformations de la morphologie sociale associées à la « mondialisation » et au déclin du prolétariat industriel à la fois délocalisé et précarisé, l’effondrement du « socialisme réel » avec la chute du mur de Berlin, le déclin du marxisme dans le champ intellectuel et, en France, l’écroulement du « parti de la classe ouvrière » dans le champ politique, le Parti communiste français, l’affaiblissement du syndicalisme, l’offensive idéologique et politique « néolibérale », l’emprise croissante de l’individualisme méritocratique et de l’intérêt accordé aux clivages de « genre » ou de « race » qui traversent les classes sociales.
En France, trois visions du monde social, distinctes mais compatibles, ont contribué à détruire la croyance en l’existence des classes sociales.
La première souligne l’extension indéfinie de la « classe moyenne » occupant progressivement tout l’espace et ne laissant à ses marges que quelques privilégiés (les « élites ») et quelques laissés pour compte (les « exclus »). Faisant valoir « la moyenne » contre les inégalités constatées, cette vision était assurée de rencontrer l’adhésion de tous ceux qui, voulant échapper au « bas » de la hiérarchie sociale sans afficher la prétention de s’inscrire « en haut », déclarent une appartenance peu compromettante à « la moyenne ».
La deuxième représentation – celle, par exemple, d’Anthony Giddens ou d’Ulrich Beck dont les thèses ont été largement diffusées dans les champs universitaires, médiatiques, politiques souligne « l’individualisation » du monde social. Elle emporte l’adhésion des classes dominantes convaincues de leur inaltérable singularité et l’approbation de la petite bourgeoisie qui lui est traditionnellement acquise, mais elle peut également trouver l’assentiment de membres des classes populaires dont la scolarisation de masse et le management participatif contribuent à défaire le sens du collectif.
Enfin, les « nouveaux mouvements sociaux » post-soixante-huitards, réactivés au cours des deux dernières décennies, ouvrant de « nouveaux fronts » par rapport au conflit bourgeoisie/prolétariat de la vulgate marxiste – hommes/femmes, hétérosexuels/homosexuels, français/immigrés, etc. –, ont tracé de nouvelles frontières de « genre », d’orientation sexuelle, d’« origine », au sein des classes sociales, le mot d’ordre d’« intersectionnalité » s’étant substitué au fil du temps à celui de « contre-culture ».
Ces représentations ont contribué au progrès d’une vision « class blind » (« aveugles aux classes sociales ») du monde social.
Mais, cet effacement méconnaît la croissance des inégalités et la mobilisation (inégale) de classes sociales identifiables « objectivement ». À l’échelle mondiale, on peut rappeler la mise en évidence par Thomas Piketty du décrochage des plus hautes rémunérations et, plus encore, de la concentration extrême des patrimoines. Ainsi, au cours de la période 1980-2016, les 1 % les plus riches du monde ont capté 27 % de la croissance mondiale du revenu, contre 13 % pour les 50 % les plus pauvres.
À l’échelle de l’hexagone, Alain Bihr et Roland Pfefferkorn ont mis en évidence le retournement depuis la fin du XXe siècle de la tendance à la réduction des inégalités entre catégories sociales et montré comment ces inégalités cumulent leurs effets et tendent à se reproduire d’une génération à la suivante. En 2012, 50 % des ménages détenaient 5 % du patrimoine et 10 %, 55 %. Parallèlement, la pauvreté s’étend.
En ce qui concerne la distribution du capital scolaire, si le taux de bacheliers dépasse désormais 80 % d’une génération, encore faut-il préciser de quel bac il s’agit : en 2023, il s’agit du « bac général » pour 54,36 % de l’effectif, du « bac technologique » pour 20,23 % et du « bac professionnel » pour 25,41 %.
De même, l’augmentation des effectifs de l’enseignement supérieur qui en résulte n’a pas aboli les hiérarchies sociales et disciplinaires : elle les a seulement différées et brouillées. Non seulement ces inégalités économiques et culturelles se creusent, mais elles tendent à se reproduire. La mesure des inégalités de toutes sortes conduit ainsi à tracer les contours de classes sociales ainsi des classes « possibles », sinon « probables », dont la mobilisation suppose un « travail politique ».
Warren Buffett, l’un des hommes les plus riches du monde, affirmait au début du siècle : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et nous sommes en train de la gagner ». Par ailleurs, contrairement à une croyance répandue, les classes populaires (ouvriers et employées) représentent toujours à peu près la moitié de la population active. Leur situation salariale reste stable : aujourd’hui comme il y a vingt ans, un ouvrier ou une employée gagnent 2,5 à 3 fois moins qu’un cadre.
La massification de l’enseignement secondaire n’a pas vraiment atténué les inégalités de perspectives scolaires en fonction de la classe sociale d’origine. De sorte que la présence « objective » de classes sociales ne saurait être ignorée dans le champ des sciences sociales et que leur « retour », sous telle ou telle forme, dans le champ politique ne peut être exclu.
Entre « classe sur le papier » et « classe mobilisée », les classes sociales apparaissent comme des configurations sociales à bords flous, traversées par de multiples clivages, constamment en cours d’organisation, de désorganisation et de réorganisation, sinon de mobilisation (comme celle des « gilets jaunes »).
Ainsi peut-on ébaucher en confrontant un cadre théorique qui n’a pas cessé d’évoluer de Marx à Bourdieu aux données statistiques disponibles et aux enquêtes ethnographiques de toutes sortes, un tableau des classes sociales à l’échelle de l’hexagone et montrer ce que la morphologie actuelle de chacune de ses composantes – bourgeoisie, petite-bourgeosie et classes populaires – et ce que leurs rapports doivent aux transformations des 50 dernières années.
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