Défense économique et UE: Pour une taxe carbone aux frontières ?
La directrice du département Innovation et concurrence de l’OFCE, Sarah Guillou, en détaille pour « La Tribune » les potentielles conséquences sur l’économie européenne et les moyens de défense du Vieux Continent.
LA TRIBUNE – Quelles sont les mesures économiques promises par Donald Trump qui auront le plus de conséquences sur l’économie européenne et française ?
SARAH GUILLOU – À court terme, les décisions protectionnistes de hausse de 10% ou 20% des droits de douane sur tous les produits importés aux États-Unis auront un impact immédiat. Cela va clairement perturber les exportateurs européens.
Ces derniers vont devoir soit répercuter les droits sur leurs prix de vente, soit rogner sur leurs marges. Ceux qui ont des marges vont pouvoir maintenir leurs prix constants, mais nombre d’entreprises ne le pourront pas. Cela devrait donc engendrer une hausse des prix des biens européens pour les consommateurs américains. Le risque est que ces derniers se détournent de ces produits quand ils sont substituables par des biens américains.
Les entreprises dont la compétitivité vient surtout du prix. Mais l’Europe ne vend pas beaucoup de biens où seul le prix joue. Elle produit beaucoup de biens de haute qualité qui trouveront toujours des acheteurs, même avec une hausse de leur prix. C’est le cas du luxe, des avions, de la haute technologie ou encore des produits pharmaceutiques. Certains biens n’ont même pas de concurrents américains ! C’est le cas du cognac, par exemple et de certains équipements allemands. Pour ces produits, ce seront les consommateurs américains qui vont devoir payer plus cher dans un premier temps avant de trouver des substituts. Et ce n’est pas en quatre ans que les capacités de production américaines vont réussir à remplacer entièrement celles des autres pays.
Le 47ᵉ président pourra-t-il faire ce qu’il a promis sur les droits de douane ?
La question est de savoir s’il souhaite vraiment faire ce qu’il a dit ou si c’était juste pour plaire à ses électeurs. Mais s’il est déterminé, Donald Trump aura des pouvoirs plus étendus que lors de son premier mandat grâce à la victoire des républicains au Congrès et au Sénat. Dans le même temps, il sera entouré de moins de conseillers souhaitant le freiner qu’il y a quatre ans. Et sur la scène internationale, il n’est pas non plus ralenti par l’Organisation mondiale du commerce qui est très affaiblie.
Mais, s’ils sont très puissants, les États-Unis ne sont pas totalement indépendants du reste du monde. Nous pouvons donc nous demander si le futur président n’envisage pas de négocier rapidement avec ses partenaires commerciaux. Il a été très véhément contre la Chine, dans ses propos. Il va donc sûrement imposer les 60% de droits de douane promis dès son arrivée au pouvoir. Mais avec l’Europe, la Corée ou le Japon, il est plus difficile de savoir s’il va être aussi brutal. Il a justement besoin de ces partenaires pour sa stratégie contre la Chine.
Le prochain président a souhaité baisser les impôts des entreprises américaines et déréguler de nombreux secteurs. Cela pourrait-il amener les entreprises européennes à délocaliser leur production aux États-Unis ?
Pour que les baisses d’impôts soient très attractives, encore faut-il faire beaucoup de profit. Or ce n’est généralement pas le cas des entreprises qui s’installent dans un nouveau pays. Cela pourrait donc ne pas être si tentant que cela pour les sociétés françaises. En même temps, le marché américain est déjà attirant par sa taille et par les faibles prix de son énergie. Baisser les taxes sur les entreprises rajoutera alors un argument pour délocaliser son activité outre-Atlantique, mais cela ne sera pas si décisif.
Cela va être compliqué d’imposer des normes et des contraintes environnementales en Europe – et les coûts qu’elles représentent pour les industriels – si les États-Unis ne le font pas.
D’autant plus que produire aux États-Unis porte un risque lié au dollar que l’évolution de l’inflation et des taux d’intérêt risque de faire beaucoup bouger. Les mesures du futur président pourraient déprécier le billet vert, quand bien même Donald Trump prône l’inverse. Ce serait alors très mauvais pour les entreprises européennes qui généreraient des dollars aux États-Unis et devraient les rapatrier, en euros, dans leurs sièges en Europe. Le taux de change leur ferait, en effet, perdre une partie de leurs profits.
En revanche, je trouve plus problématique la promesse de dérégulation notamment en matière environnementale. Les normes et les contraintes environnementales en Europe, et donc le coût que cela représente pour les industriels vont encore creuser l’écart de compétitivité industrielle entre les deux continents si la bride est lâchée aux Etats-Unis.
En parlant d’écologie, Donald Trump va-t-il supprimer l’Inflation Reduction Act? Quelles en seraient, alors, les conséquences pour les Européens ?
Il a promis d’éliminer les subventions et les crédits d’impôts pour les producteurs d’énergie renouvelable. Il va donc concrètement stopper le financement de l’IRA. Or ce plan inquiète beaucoup les Européens en raison de l’incitation à délocaliser aux Etats-Unis. C’est donc, sur le papier, une bonne nouvelle pour nous.
Mais, même si l’intérêt fiscal de produire outre-Atlantique disparaît, cela reste toujours beaucoup plus compétitif de s’installer là-bas. Je ne pense pas que la fin de l’IRA changera grand-chose pour les Européens du point de vue des des flux d’investissements.
Existe-t-il des conséquences indirectes du programme de Donald Trump sur l’Europe?
Oui, il y aura tout d’abord un fort effet récessif au niveau mondial. Le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) anticipe une baisse de 2 point de pourcentage de PIB mondial entre aujourd’hui et 2029. Ce n’est pas énorme à première vue, mais il y a un fort risque d’effets en cascade dû aux réactions et aux contre-mesures des différents États face aux mesures de Trump. Et cela pourrait amener à une importante récession. Sans compter qu’il y a aussi un risque de désordre financier si la dette américaine s’envole ou si le dollar chute.
À noter aussi : si la Chine est fortement entravée dans ses échanges avec les États-Unis, elle va chercher d’autres clients pour écouler sa production. Or, l’Europe est son principal client. Donc les sociétés chinoises pourraient décider de baisser leurs prix, à court terme, pour séduire de nouveaux clients. Il y a quelques industries particulièrement menacées comme les constructeurs de voitures, de batteries, d’éoliennes. Mais de manière générale, c’est un vrai problème, car les industriels chinois sont montés en gamme et concurrencent de plus en plus nos propres industries, notamment dans la haute technologie.
Comment l’Europe va pouvoir se défendre face aux États-Unis et à la Chine ?
L’Europe a intérêt à anticiper et à s’unir. La politique commerciale se joue au niveau européen, et l’UE est une puissance commerciale donc nous avons les moyens de présenter une réponse à la hauteur.
Cela pourrait commencer par imposer des droits de douane équivalents à ceux imposés par les Américains à nos produits, ce qui nuirait aux entreprises exportatrices américaines. Cependant, si les Européens décident de mettre en place ce type de représailles, cela risque d’augmenter les coûts de production de nos biens fabriqués avec des pièces ou des matériaux américains.
Nous pourrions utiliser la guerre commerciale contre la Chine pour faire reculer Trump.
Concernant la dérégulation et l’arrêt des normes environnementales promises par Trump, l’Europe pourrait brandir la taxe carbone aux frontières. Le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) vise à soumettre les produits importés dans le territoire douanier de l’Union européenne à une tarification du carbone équivalente à celle appliquée aux industriels européens fabriquant ces produits. Ce serait donc un bon moyen de protéger les entreprises européennes et d’entrer en négociations commerciales avec les États-Unis.
D’ailleurs, l’un des plus importants leviers de l’Europe est celui de la négociation. Et pour cause, les États-Unis veulent emmener les Européens dans leur guerre commerciale contre la Chine. Donc, nous pourrions utiliser ce conflit pour faire reculer Trump sur certaines mesures. Le marché européen est un grand marché qui peut peser dans le monde.
Quels sont les freins qui pourraient empêcher l’Europe de se défendre ?
Le talon d’Achille du Vieux Continent, c’est le consensus européen. S’il y a des négociations entre les États-membres au sujet d’une réponse coordonnée aux États-Unis, les différents pays pourraient rencontrer des difficultés à s’entendre. Les États-membres ayant des industries de moins haute technologie, avec une compétitivité surtout en prix, ou dépendant des intrants américains, pourraient refuser d’empirer la situation en imposant des droits de douane. Mais l’amplitude et l’intensité de l’isolationnisme de Donald Trump pourraient cette fois-ci fédérer les Vingt-Sept.
Le deuxième problème de l’UE, c’est sa lenteur dans les prises de décision. L’Europe va probablement appliquer des mesures de rétorsion. Mais elles risqueraient d’arriver en retard, car les Vingt-Sept ne décident de droits de douane qu’après avoir mené des enquêtes et instruit des dossiers. Il faut que l’UE anticipe les actions des États-Unis et de la Chine et qu’elle soit très réactive et très active dans ses partenariats et ses négociations avec les autres pays.
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