L’Europe sur le chemin du déclin (Thierry Breton)
Pour Thierry Breton, le Vieux Continent ne fait plus partie des priorités américaines. Et doit donc tout faire pour acquérir sa propre autonomie stratégique. (Interview dans la Tribune. S’il a quitté avec fracas son poste de commissaire européen en septembre, Thierry Breton n’en reste pas moins préoccupé par les destinées de l’UE. Deux jours avant l’élection présidentielle aux États-Unis – pays qu’il connaît bien pour avoir notamment enseigné à Harvard -, il revient pour La Tribune Dimanche sur l’impact que ce scrutin aura sur les Vingt-Sept.
LA TRIBUNE DIMANCHE — Que dit cette élection des États-Unis ?
THIERRY BRETON — Elle est dans la continuité de ce que nous observons depuis des années : les États-Unis restent un pays fondamentalement divisé, fracturé en deux blocs qui ne se parlent plus, ne se comprennent plus. Si un vainqueur ne se détache pas très vite, on peut s’inquiéter de ce que cette polarisation engendrera. Après, elle tient aussi beaucoup à la personnalité de Donald Trump, qui a intellectualisé cette fracture durant sa campagne avec la méthode qu’on lui connaît.
Joe Biden, qui avait promis de réconcilier le pays a donc échoué ?
Quand il est arrivé à la Maison-Blanche, sa priorité était la réindustrialisation de l’Amérique. Derrière, il y avait l’idée de reconquérir la Rust Belt et son électorat « déclassé » qui vote Donald Trump. Force est de constater que cet électorat continue de préférer le républicain. Manifestement, sur ce point, Joe Biden n’a en effet pas réussi.
Pourtant tous les indicateurs montrent que l’économie américaine ne s’est jamais aussi bien portée…
Oui, et c’est bien le paradoxe. L’inflation qui a suivi la période du Covid joue encore un rôle crucial pour nombre d’Américains, notamment de la classe moyenne, qui en ressentent toujours cruellement les effets. Le coût d’accès au financement et à l’endettement auquel ils recourent massivement n’a pas encore suffisamment baissé. C’est un des éléments déterminants.
Le Trump de 2024 est-il le même que celui de 2020 ou de 2016 ?
Il paraît encore plus déterminé. S’il est élu, il sera sans doute plus rapidement opérationnel qu’en 2016, notamment pour constituer son administration. Il est très proche de la Heritage Foundation, connue pour ses thèses très à droite. Celle-ci travaille sur une liste de personnalités susceptibles de composer immédiatement son entourage.
Faut-il craindre, s’il est élu, une dérive autoritaire, un remodelage de la démocratie américaine ?
On sait que ce remodelage avait déjà commencé lors de son premier mandat, notamment par la nomination à la Cour Suprême de juges très proches de ses thèses.
Le programme économique de Trump est peut-être plus articulé, plus simple et plus clair.
Mais au cours de ce mandat, l’administration avait réussi à contourner certaines de ses décisions. Il a déjà prévenu que, cette fois, il ne la laisserait pas faire…
Il dit qu’il est là pour changer les choses. Sans doute va-t-il tenir parole. C’est d’ailleurs une qualité que beaucoup d’Américains lui reconnaissent. L’élection d’un président aux États-Unis, première puissance économique et militaire du monde, c’est évidemment aussi l’expression d’un leadership. Et, qu’on l’apprécie ou non, Trump exprime ce leadership. Il est en phase avec une grande partie de la population américaine, qui à plus d’un tiers se retrouve explicitement dans ses thèses, ses attitudes, ses dires, y compris les plus excessifs.
Wall Street et la Silicon Valley ont aussi changé d’avis à son sujet. Comment l’expliquer ?
C’est vrai, les milieux d’affaires s’inquiètent beaucoup moins qu’en 2016 d’une possible victoire du candidat républicain. Son programme économique est peut-être plus articulé, plus simple et plus clair que celui de sa rivale démocrate, laquelle n’a pas beaucoup détaillé le sien. Une chose est sûre, l’économie jouera, une fois encore, un rôle majeur dans cette élection.
Y a-t-il d’autres points de convergence entre Trump et Harris ?
La lutte contre l’immigration illégale, plus massive que ce que nous connaissons en Europe, en est un. C’est un sujet majeur pour les deux candidats. Autre point commun, la Chine et le déplacement de l’épicentre des préoccupations de la Maison-Blanche vers l’Asie du Sud-Est. Quel que soit le candidat élu, nous assisterons immanquablement à un durcissement des relations entre les deux puissances.
Comment cela se traduira-t-il ?
Par un durcissement des transferts de technologies clés ou par une augmentation significative des droits de douane, à l’instar de ceux déjà appliqués aux voitures chinoises importées aux États-Unis à hauteur de 100 %. Mais la Chine a, pour sa part, mis en place des stratégies de contournement, par exemple en implantant des usines au Mexique, en passe de devenir le premier partenaire commercial de l’Amérique devant l’Europe. Au demeurant, les deux candidats se retrouvent aussi sur la vision qu’ils ont de l’Europe.
Et quelle est-elle ?
Il faut se rendre à l’évidence : nous ne sommes plus une priorité pour les États‑Unis. Kamala Harris n’a pas évoqué une seule fois l’Europe pendant sa campagne. Quant à Trump, il en parle en des termes peu amènes, annonce qu’il s’apprête à instaurer des droits de douane tous azimuts avec l’Europe. Il la décrit du reste comme une « mini-Chine », estimant qu’elle se sert des États-Unis et n’est pas un partenaire fiable. Pour les deux candidats, l’Europe n’est plus qu’une puissance régionale. Charge à nous de démontrer le contraire.
Comment ?
Nous devons sortir de notre naïveté, en finir avec le mythe selon lequel les États‑Unis d’aujourd’hui seraient encore ceux des années 1990. L’Amérique s’est beaucoup recentrée sur elle-même. Que ce soit avec Kamala Harris ou Donald Trump, il faudra donc que l’Europe soit de plus en plus stratégique, de plus en plus autonome, en matière de technologie, d’industrie ou de défense.
En prend-elle le chemin ?
Nos institutions européennes, le Conseil, la Commission, le Parlement, n’ont pas encore arrêté la position à adopter à l’égard des États-Unis après le 5 novembre. De fait, c’est presque un sujet tabou. Au dernier Conseil, et alors que nous étions à trois semaines du tournant majeur de l’élection, la question n’a pas été évoquée.
Pour quelle raison ?
Par peur que ne s’étalent les divisions. Après l’élection, certains États membres pourraient être tentés de négocier directement des accords de sécurité ou autre avec Washington. On connaît par ailleurs les relations entre le Premier ministre hongrois et Donald Trump. Quand ce dernier s’interroge sur l’UE, c’est d’abord Viktor Orbán qu’il appelle et non la présidente de la Commission ou celle du Parlement européen. On peut le regretter mais c’est comme ça. Avec Donald Trump, c’est une dimension qu’il faudra intégrer pour nous positionner à l’avenir. Avec Kamala Harris, les relations institutionnelles entre nos continents auront un caractère plus normé et conventionnel. Dans tous les cas, l’Europe devra afficher un véritable leadership de puissance et d’autonomie stratégique, imposer de façon audacieuse ses priorités et ses dossiers. C’est comme cela qu’elle avancera. Et non en recherchant je ne sais quel consensus mou, voire en priant pour l’élection – ou la non-élection – de tel ou tel candidat.
N’est-il pas incompréhensible de voir l’Europe attendre cette élection avec la même angoisse qu’il y a quatre ou huit ans ? Nous avons déjà connu un mandat Trump et savons à quoi nous attendre...
Hasard des calendriers, cette élection américaine survient à un moment où les institutions européennes elles-mêmes se renouvellent. Cela ne facilite pas les choses. En fonction du candidat élu, peut-être devra-t-on se demander si la structure et l’organisation de nos institutions, que nous sommes en train d’arrêter, sont adaptées à la nouvelle réalité transatlantique. Ce sera aux co-législateurs de le dire.
Que ce soit Kamala Harris ou Donald Trump, nous devons nous préparer à une évolution du soutien américain à l’Ukraine.
Sur l’Ukraine, l’Europe peut-elle compenser un possible arrêt de l’aide américaine ?
Cette question va très vite nous occuper : que ce soit Kamala Harris ou Donald Trump, nous devons nous préparer à une évolution du soutien américain, certes différente pour l’une ou l’autre, mais bien une évolution, voire un arrêt. Une chose est certaine, ce sera un test pour nous Européens. Or, j’observe une certaine lassitude des opinions publiques dans un nombre croissant d’États membres sur notre soutien à l’Ukraine. C’est inquiétant. Cela nécessitera, pour nos trois institutions, une détermination à maintenir la cohésion de tous les Européens, je dis bien tous les Européens, dans une période décisive.
Un retour de Trump à la Maison-Blanche signifierait-il la fin du multilatéralisme ?
Il n’y a plus que l’Europe qui pousse pour le multilatéralisme tel qu’on l’a connu dans les années 2000. On le voit à l’Organisation mondiale du commerce. Ne soyons pas le dernier des Mohicans. Cela fait bien longtemps que la Chine ou les États-Unis ne respectent plus les règles de l’OMC.
Cela fait partie de cette naïveté européenne que vous décrivez ?
Je ne sais si c’est de la naïveté ou une forme d’idéologie dépassée. Nous sommes, à certains égards, un dinosaure herbivore entouré de tyrannosaures. Bien sûr, notre marché doit rester ouvert. Mais à nos conditions. La fermeté est essentielle pour obtenir de la réciprocité. Nous avons prouvé que nous en étions capables lorsque, ensemble, nous avons mené un rude combat pour bâtir une architecture européenne inédite de régulation du numérique. Dans le même esprit, et comme nous l’avons entrepris pour les semi-conducteurs, l’industrie de défense, les vaccins, il faudra accroître notre capacité de production dans tous les secteurs stratégiques en cofinançant pour partie la transition verte et numérique. En cela, il faut suivre l’intégralité des préconisations des rapports Draghi et Letta. Je dis bien l’intégralité. En particulier, la mobilisation en commun de financements innovants massifs : 800 milliards d’euros par an, nous dit Mario Draghi, pour restaurer notre compétitivité.
On en est encore loin…
Les États-Unis, eux, ne s’en privent pas. Ils en sont à plus de 1 000 milliards de subventions pour le seul IRA (Inflation Reduction Act) quand la Chine elle-même injecte massivement des capitaux pour relancer son économie. Nous nous trouvons à la croisée des chemins. Soit l’Europe accélère ses programmes d’autonomie stratégique, et elle a une chance de maintenir sa place. Soit elle tergiverse, et elle laissera définitivement passer le train.
Comment financer ces chantiers ?
Par de l’investissement privé mais aussi public, comme le préconise Mario Draghi. Cela passe donc sans doute par de l’endettement commun. La mobilisation du seul budget de l’Union est illusoire. Je sais que cela ne plaît pas à certains États membres. Mais, après la crise du Covid, nous avons réussi à mettre en œuvre le plan Next Generation EU malgré les réticences. L’Allemagne, les Pays-Bas, certains des pays dits « frugaux », peuvent renâcler. Mais on a pu surmonter les oppositions. Les élections américaines nous mettent au pied du mur. Après la pandémie et la guerre en Ukraine, c’est un nouveau moment existentiel. Harris ou Trump : plus que jamais, l’Europe est seule face à son destin.
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