International BRICS : le front antioccidental et antidémocratique
La Russie accueille du 22 au 24 octobre à Kazan le 16e sommet des BRICS. Cette séquence diplomatique témoigne de l’intérêt renouvelé de la Russie pour l’hémisphère sud, après la rupture de ses relations avec les pays occidentaux, suite à l’éclatement de la guerre en Ukraine en février 2022. Dans quelle mesure ce groupe constitue-t-il un canal pour un nouvel ordre mondial « post-occidental » vanté par le Kremlin ? Organisé quelques jours avant la première réunion des ministres des Affaires étrangères du forum Russie-Afrique, qui se tiendra à Sotchi les 9 et 10 novembre prochain, le sommet des BRICS à Kazan est le premier après l’élargissement du groupe – devenu BRICS+ – le 1ᵉʳ janvier dernier. Le club compte désormais dix États : aux quatre membres fondateurs – le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine –, rejoints par l’Afrique du Sud en 2011, se sont ajoutés l’Iran, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Égypte. L’Arabie saoudite dispose quant à elle d’un statut intermédiaire. Tous partagent la vision d’un ordre mondial moins « occidentalocentré ». La Russie a assumé la présidence tournante du groupe cette année, alors que la guerre en Ukraine fait encore rage, que plusieurs milliers de sanctions occidentales lui ont été imposées, et que le Proche-Orient connaît une nouvelle phase de violences.
par Igor Delanoë
Chercheur associé au LADIE, Université Côte d’Azur dans The Conversation
Une trentaine d’États ont déjà exprimé leur intérêt pour rejoindre ou coopérer avec les BRICS. De sorte que 32 pays seront représentés à Kazan, dont 24 au niveau des chefs d’État, avec la présence, entre autres, du président chinois Xi Jinping, du président turc Erdogan et du premier ministre indien Modi.
Cette force d’attraction des BRICS marque une rupture avec la décennie précédente. Il s’agit aussi d’un succès pour la Russie qui démontre une nouvelle fois qu’elle n’est pas aussi isolée qu’on le prétend en Occident. Les BRICS doivent ce regain de popularité à un contexte géopolitique secoué par les guerres en Ukraine, et entre le Hamas et Israël, qui accélèrent la contestation d’un ordre mondial perçu comme dominé par les Occidentaux.
Car si les BRICS plaident depuis de nombreuses années pour une réforme du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et, pour certains d’entre eux (Inde, Afrique du Sud), du Conseil de Sécurité des Nations unies, le rejet des sanctions constitue désormais un puissant point de convergence.
Les pressions plus ou moins fortes exercées par Washington et Bruxelles sur des pays dits du « Sud global » afin qu’ils adhèrent au régime de sanctions contre la Russie, et le « double-standard » dont ont fait preuve les Occidentaux sur la crise au Proche-Orient ont créé un appel d’air pour de nouvelles candidatures aux BRICS, souvent spontanées. Suivant un agenda centré sur les problématiques économiques, les BRICS suscitent en réalité, depuis 2022, des attentes d’ordre politique parmi des pays non occidentaux. Conséquemment, l’image d’une coalition des récalcitrants face à l’Occident se cristallise peu à peu autour d’eux.
Il s’agit là d’une aubaine pour Moscou qui mobilise un récit anti-occidental articulé autour de la multipolarité de l’ordre mondial, de la souveraineté, de la centralité des civilisations, et de valeurs dites traditionnelles, qui trouve un certain écho auprès des pays du Sud.
Le mode de fonctionnement transactionnel des BRICS, où souveraineté et intérêts nationaux sont fondamentaux, s’adapte bien au logiciel russe. Aussi, sa présidence à la tête des BRICS marque une occasion de structurer sa relation avec la « majorité mondiale ». Ce concept a émergé en Russie dans les productions académiques et les discours politiques au cours des années 2022-2023, et s’apparente à une déclinaison politique russe de celui, libéral, de « Sud global ». Les différents votes intervenus au Conseil de sécurité des Nations unies depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine ont en effet mis en évidence une prudente distanciation des pays non occidentaux à l’égard de ce conflit.
Les prises de position nuancées – voire compréhensives à l’égard de Moscou – de capitales asiatiques, africaines, moyen-orientales et sud-américaines sur le dossier ukrainien ont amené les Russes dès 2022 à estimer, à tort ou à raison, qu’ils disposaient d’un atout pour leur politique étrangère. La question restait de savoir comment faire fructifier cette position d’alternative face à l’Occident, et les BRICS constituent, à cet égard, un cadre privilégié. L’intégration de l’Iran répond à cette logique qui se heurte cependant à une réalité : celle de la volonté de certains membres des BRICS – l’Inde au premier chef – de ne pas antagoniser leurs partenaires occidentaux en admettant trop de nouveaux pays à coloration anti-occidentale.
La feuille de route de la présidence de la Russie à Kazan comporte trois thématiques : politique et sécuritaire, économique et financière, et les enjeux d’ordre humanitaire.
La première porte principalement sur l’intégration des nouveaux venus dans les BRICS « sur le principe de l’égalité souveraine », tandis que les enjeux sécuritaires concernent les défis transnationaux (narcotrafic, corruption, terrorisme, sécurité informationnelle). Si les BRICS ont historiquement pris garde à ne pas investir le champ politique – à l’exception d’une critique de l’intervention militaire en Libye en 2011 –, cette tendance pourrait évoluer. En témoigne l’invitation adressée par Vladimir Poutine au président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, à venir assister au sommet de Kazan. Ce geste s’inscrit dans la continuité des positions critiques exprimées par les membres des BRICS à l’égard d’Israël depuis le 7 octobre, exception faite de l’Inde qui s’est retrouvée dans une situation inconfortable.
La troisième thématique porte quant à elle sur la sphère académique, le tourisme et la jeunesse. C’est toutefois sur le deuxième agenda que les BRICS sont les plus scrutés et attendus, avec un enjeu majeur : celui de l’affranchissement progressif des paiements internationaux vis-à-vis du dollar. Signe de la priorité haute accordée par Moscou à ce sujet : la nomination le 19 octobre de Maxim Orechkine au poste d’Envoyé spécial du président pour la coopération économique et financière avec les BRICS et la Nouvelle Banque de développement.
Cet ancien titulaire du portefeuille ministériel du Développement économique occupe depuis mai dernier la fonction d’adjoint au chef de l’administration présidentielle en charge de l’économie. À 42 ans, il jouera donc le rôle de cheville ouvrière de la politique du Kremlin à l’égard des BRICS. Son profil atteste bien que Moscou envisage en premier lieu cette enceinte à travers le prisme financier et économique.
S’il ne faut guère s’attendre à ce qu’une monnaie des BRICS soit proclamée à Kazan, la nécessité de s’entendre sur une architecture financière alternative constitue en revanche un objectif de long terme partagé par les pays membres.
Alors que la Russie réalise près de 40 % de ses échanges commerciaux avec les BRICS et 43 % de son commerce extérieur en roubles, ses échanges avec la Chine (240 milliards de dollars en 2023) sont libellés à 95 % en devises nationales. Bien que la dédollarisation de son commerce extérieur s’accélère depuis 2022, Moscou ne peut pas se satisfaire d’une nouvelle dépendance, à moyen terme, à l’égard de la monnaie chinoise, aussi utilisée pour ses échanges avec des pays tiers.
L’option de l’élaboration d’un étalon monétaire digital reste la piste la plus crédible. Celle-ci constituera cependant un test dans la mesure où sa création créera une entorse au principe de souveraineté cher au BRICS. On connaît, à cet égard, les réserves de la gouverneure de la Banque centrale russe, Elvira Nabioullina, concernant l’utilisation des cryptomonnaies pour les paiements internationaux.
Néanmoins, nécessité faisant loi, l’apparition à terme de cette « devise numérique » des BRICS répondra, au minimum, à l’objectif d’une diversification des circuits de paiements internationaux recherchés par leurs membres, étant donné l’ampleur inédite des sanctions prises par les Occidentaux contre la Russie. La création d’une autorité fiscale commune, ou celle d’un tribunal pour l’arbitrage des litiges économiques entre pays membres, ont aussi été évoquées.
Il s’agit à ce stade de projets qui dénotent cependant une volonté d’organisation et d’autonomisation institutionnelle, notamment sur le plan économique. Enfin, les BRICS avancent dans l’élaboration d’un système de carte de paiement dénommé BRICS Pay, présenté lors de ce sommet. Son fonctionnement n’a rien de disruptif : la carte BRICS Pay permettra de régler des paiements en devise nationale via l’utilisation d’un QR-code, débitant un portefeuille électronique qui serait alimenté par une application éponyme sur laquelle est enregistrée une carte bancaire Visa, Mastercard ou leur équivalent russe, Mir.
Mais la Russie risque de voir son leadership historique au sein des BRICS se diluer, à mesure que de nouveaux membres pourraient être intégrés. Les chiffres cités régulièrement par les officiels russes afin de relativiser le poids du G7 dans l’économie mondiale, bien que factuellement vrais, n’en cachent pas moins la relativité de l’économie russe au sein du club. Il demeure qu’en dépit de ces limites, Moscou voit dans les BRICS un « levier d’Archimède » pour l’avènement d’un ordre mondial « post-occidental ».
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