Israël-Hezbollah : les leçons du passé
Qualifié de groupe terroriste, de parti politique, d’« État dans l’État » libanais, le Hezbollah demeure difficile à caractériser. Ses modes d’action empruntent aussi bien aux armées conventionnelles qu’aux mouvements terroristes classiques ; et le « parti de Dieu » est aussi devenu la principale force politique du Liban et a réussi à s’implanter durablement dans une frange significative de la population libanaise, qui dépasse le cadre de la communauté chiite. Il assure de fait de nombreuses fonctions régaliennes dans le sud du pays, dont le contrôle échappe totalement à un État libanais que beaucoup qualifient d’État failli. Cette substitution du parti à l’État lui confère dès lors la mission de garantir l’intégrité du territoire libanais et d’y protéger les populations, un peu à l’image d’une force conventionnelle. Pour autant, ses attaques récurrentes menées contre Israël, la capture d’otages ou l’organisation d’attentats au Liban (notamment lors de l’occupation israélienne de 1982 à 2000) l’ont fait apparaître comme un groupe terroriste plus soucieux de déstabiliser le statu quo régional au profit de son protecteur et sponsor iranien que de gouverner le Liban.
par Pierre Firode Professeur agrégé de Géographie, membre du laboratoire Médiations, Sorbonne Université
Cette double identité stratégique du Hezbollah est apparue au grand jour lors de la guerre contre Israël à l’été 2006, quand il a montré non seulement sa capacité à repousser Tsahal de façon conventionnelle lors de certains affrontements en terrain ouvert (notamment la bataille du Wadi Saluki) mais aussi sa maîtrise de la guérilla urbaine lors des combats autour de la ville de Bint Jebel. En quoi ces deux épisodes illustrent-ils la double nature conventionnelle/non conventionnelle du Hezbollah en tant que groupe armé ? Quelles leçons peut-on en tirer aujourd’hui, et que nous apprennent-ils sur les différentes issues possibles de l’invasion actuelle du sud-Liban par Tsahal ?
L’étude de la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah s’appuie sur une source principale, We were caught unprepared, un Retex (retour d’expérience), organisé par l’armée américaine, qui s’appuie sur de nombreux témoignages de vétérans israéliens. Ce document souligne l’importance de la bataille de Bint Jebel du 24 juillet au 14 août 2006 d’une part et de la bataille de la rivière Saluki du 12 au 14 août 2006 d’autre part. Ces deux affrontements, qui ont causé près de la moitié des pertes israéliennes au cours de la guerre, soit 51 tués, ont permis aux combattants du Hezbollah de stopper l’offensive israélienne en direction du fleuve Litani et ont le plus contribué à la victoire stratégique du mouvement chiite.
À l’été 2006, l’offensive terrestre israélienne se concentre d’abord sur Bint Jebel, principal centre urbain à la frontière Israël/Liban. La ville constitue un objectif stratégique à plus d’un titre : elle est en grande majorité chiite et représente donc l’un des fiefs où le Hezbollah est le mieux implanté, et le point de départ de nombreux tirs de roquettes en direction de l’État hébreu. Le combat pour la ville revêt aussi une dimension symbolique : la ville a été le théâtre du « discours de la victoire » tenu par Nasrallah en 2000 lors du retrait des forces israéliennes du Liban.
Isolés du reste de la brigade, privés de soutien blindé par l’étroitesse du tissu urbain, les Golani ont dû combattre toute la matinée, en nette infériorité numérique, contre des membres du Hezbollah ultra mobiles, qui reproduisent la tactique du « combat en essaim » pour reprendre les termes utilisés par Michel Goya et Marc-Antoine Brillant dans leur ouvrage Israël contre le Hezbollah, chronique d’une défaite annoncée. Organisées en cellules de 30 combattants environ, les unités du Hezbollah, en effet, ne défendent pas la ville depuis des positions fixes afin d’éviter les frappes aériennes et tirs d’artillerie israéliens mais se déplacent de façon à converger vers les unités israéliennes les plus isolées et les plus vulnérables.
L’asymétrie entre Tsahal et le Hezbollah est alors annulée, voire inversée, et le mouvement chiite peut concentrer en un point précis une puissance de feu supérieure à celle des Israéliens :
« Tandis que les combats s’intensifiaient, les escouades du Hezbollah ont manœuvré sur les flancs et continué à infliger des tirs directs et indirects particulièrement nourris. Les compagnies A et C continuaient à résister aux attaques violentes pendant que d’autres compagnies du 51e bataillon se sont ruées en avant pour aider à l’évacuation des morts et des blessés. En tout, 9 soldats sont morts et 27 ont été blessés. »
Ce témoignage d’un vétéran israélien illustre la concentration de feu du Hezbollah et sa volonté de laisser les Israéliens pénétrer dans la ville pour mieux se projeter sur leurs arrières et réaliser de petits encerclements à l’échelle d’un pâté de maison, d’un quartier. Ces manœuvres infligent des pertes élevées à Tsahal, l’empêchent d’évacuer ses blessés et d’acheminer les munitions aux unités combattantes.
Pour réaliser cette projection sur les arrières et les flancs des unités israéliennes isolées, le Hezbollah s’appuie sur un réseau de tunnels dont l’auteur du Retex souligne l’étendue :
« Un soldat israélien a indiqué avoir trouvé un bunker près de Maroun al-Ras (banlieue de Bint Jebel) qui descendait à plus de 25 pieds et contenait un réseau de tunnels reliant plusieurs grands entrepôts dotés d’une multitude d’entrées et de sorties. Il a dit que l’ensemble était équipé d’une caméra à l’entrée reliée à un moniteur situé en dessous pour aider les combattants du Hezbollah à tendre des embuscades aux soldats israéliens. »
Une fois les unités israéliennes isolées, encerclées par un essaim de combattants du Hezbollah, ces derniers affaiblissent leurs positions par de véritables salves de roquettes tirées par des équipes munies de RPG. Dans ce combat, le Hezbollah tire pleinement profit de la capacité égalisatrice du tissu urbain, qui limite voire inverse l’asymétrie entre le faible, le Hezbollah, et le fort, Tsahal. Cette stratégie typique de la guerre asymétrique n’est pas sans rappeler les modes d’action d’acteurs terroristes non conventionnels comme ceux employés par Al-Qaida en Irak à Falloujah en 2004 ou par Daech lors de la bataille de Mossoul en 2016-2017.
Ce qui distingue alors le Hezbollah de ces groupes du point de vue de la doctrine stratégique, c’est qu’il dispose également de la capacité à combattre Israël en terrain ouvert et à lui infliger de vrais revers d’un point de vue conventionnel.
Dans l’histoire des guerres menées par Tsahal, celle de 2006 possède une particularité : bien qu’étant asymétrique, elle a été le théâtre de véritables succès conventionnels pour le « faible », qui est parvenu à repousser l’offensive israélienne.
Michel Goya et Marc-Antoine Brillant attribuent cet échec à l’impréparation, à l’été 2006, de Tsahal qui, à force de mener des opérations en Cisjordanie, s’était spécialisée dans la guerre contre-insurrectionnelle au point d’oublier la possibilité d’un affrontement plus conventionnel de haute intensité. De même, les sources américaines tout comme le rapport de la commission Winograd, une commission israélienne chargée d’enquêter sur les causes de l’échec de Tsahal, soulignent aussi l’inefficacité opérationnelle des doctrines EBO (effects-based operations) qui prônaient, dans le sillage de la guerre du Golfe de 1991 et de celle du Kosovo en 1998-1999, la substitution des offensives massives au sol par des campagnes aériennes capables de détruire la « volonté ennemie de combattre ».
Suite à son échec devant Bint Jebel, Tsahal décide le 11 août de lancer une offensive plus au nord depuis Mettula en direction du Wadi Saluki, un affluent du fleuve Litani. Le 12 août, alors que la 401e brigade blindée tente de franchir la rivière entre les communes de Ghandouriyeh et de Froun, elle subit un feu dévastateur depuis les collines qui surplombent la vallée :
« 24 chars de la brigade 401 ont commencé à traverser le Wadi Saluki. Juste après avoir avancé, les deux chars en tête de la colonne ont découvert la route bloquée par un bâtiment détruit. Tandis que les chars cherchaient un autre point de passage, une énorme mine a explosé derrière eux, condamnant la route. À ce moment précis, un missile anti-char du Hezbollah, guidé par laser de type Kornet, a pénétré le Merkava d’un capitaine de la compagnie, le tuant avec tout son équipage. En quelques secondes, une multitude de missiles anti-chars attaquait la colonne de chars. »
Cette attaque témoigne d’une parfaite maîtrise du terrain par le Hezbollah : profitant de l’encaissement du réseau hydrographique, les combattants chiites concentrent leur tir sur les portions les plus étroites de la vallée du Saluki, là où les versants en forme de V créent un véritable goulot d’étranglement qui immobilise les blindés israéliens. Une fois le char de tête détruit par une mine, la colonne israélienne se retrouve immobilisée et engagée par des positions de tir en altitude à 360° qui déciment les Merkava : sur les 24 chars visés, 11 sont mis hors de combat.
Contrairement à des groupes terroristes plus classiques comme Al-Qaida en Irak ou le Hamas, le Hezbollah dispose d’un arsenal anti-char lourd et notamment de lanceurs ATGM (anti-tank guided missile), des lance-missiles Kornet de fabrication russe ou des TOW (tube-launched, optically-tracked, wire-guided missile), de fabrication américaine, capables de percer le blindage d’un char à moins d’un kilomètre. Fournis par l’Iran, ces matériels lourds, contrairement aux armes plus légères comme les RPG, sont d’ordinaire l’apanage des armées conventionnelles et confèrent au parti de Dieu la capacité d’affronter les colonnes blindées israélienne en terrain ouvert.
En outre, la défense de la vallée du Saluki témoigne d’une véritable coordination des forces à l’échelle du bataillon voire de la brigade différente de l’organisation décentralisée en cellules quasi autonomes des groupes de guérilla traditionnels. Les différentes unités du Hezbollah opèrent de façon coordonnée et synchronisée, ce qui témoigne de la verticalité du commandement : les mortiers et les tirs de sniper clouent l’infanterie israélienne en amont de la rivière, permettant aux équipes ATGM plus en aval d’attaquer les blindés israéliens sans couverture. Les forces israéliennes restantes se retirent.
La guerre de l’été 2006 est riche d’enseignements pour Tsahal. Le Hezbollah constitue une armée particulièrement souple capable d’exceller autant dans la guérilla urbaine que dans un affrontement en terrain ouvert contre les éléments les plus lourds de Tsahal. En 2024, Israël l’a bien compris et a entrepris de détruire toute sa chaîne de commandement, réduisant ainsi drastiquement sa capacité à lutter comme une armée cohérente.
L’élimination de l’état-major et des principaux cadres de l’organisation pourrait obliger le Hezbollah à privilégier une organisation décentralisée en cellules relativement autonomes, typique des groupes terroristes plus traditionnels. Les différentes cellules pourraient alors s’appuyer sur les nombreux aménagements (tunnels, bunkers souterrains, etc.) conçus pour favoriser les actions de guérilla contre une force d’occupation.
En tout cas, une chose apparaît évidente à l’heure actuelle, malgré les succès initiaux de Tsahal : même décapité, le Hezbollah demeure le groupe armé non étatique le plus performant et peut-être le plus expérimenté du Proche-Orient, et son éradication reste une entreprise périlleuse, sinon impossible pour l’État hébreu.
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