Ukraine: trois scénarios
Le ministre des Affaires étrangères, ainsi que plusieurs autres ministres et hauts responsables, viennent d’être remplacés. L’administration présidentielle ressort renforcée de cet épisode. En ce qui concerne la suite de la guerre, il est possible désormais d’envisager trois scénarios, dont chacun correspond, toutes choses égales par ailleurs, à des séquences clés de l’histoire de France au XXe siècle durant la Première Guerre mondiale et les guerres d’Indochine et d’Algérie. Alors que l’attention internationale se concentre généralement sur les évolutions militaires du front, comme cet été au sujet de l’offensive de Koursk ou de la situation dans le Donbass, il est crucial de ne pas négliger les dynamiques politiques à l’arrière. En effet, la stabilité du régime ukrainien pendant la guerre a un impact majeur sur la conduite des opérations militaires et sur le moral de la population. De ce point de vue, le remaniement politique majeur de septembre, qui a concerné une dizaine de ministres et plusieurs hauts fonctionnaires, soulève des questions fondamentales.
par Florent Parmentier dans The Conversation
Secrétaire général du CEVIPOF. Enseignant, Sciences Po
Quelles sont les implications de ce remaniement pour la stratégie de Kiev, alors que le « narratif de la victoire » est indispensable pour maintenir le soutien populaire et international ?
Pour y répondre, trois scénarios prospectifs peuvent être explorés, chacun offrant une perspective différente sur l’évolution possible du régime ukrainien face à l’enlisement de la guerre. Ces trajectoires doivent permettre de réfléchir à des dynamiques probables en fonction des choix politiques actuels et des contraintes existantes.
Un régime politique sous tension en raison de la guerre
Il convient tout d’abord de bien contextualiser le plus grand remaniement depuis le début de la guerre, sur le plan politique et institutionnel. Politiquement, la guerre a inévitablement contribué au renforcement du pouvoir exécutif, et ce d’autant plus que la loi martiale est appliquée depuis le 24 février 2022. Même si son mandat est arrivé à expiration en mai dernier, le président Zelensky reste le chef de guerre autour duquel les principales décisions sont prises.
De son côté, le premier ministre Denys Chmyhal, en place depuis mars 2020, conserve son poste mais voit plusieurs ministres tournés vers les partenaires extérieurs perdre leur portefeuille, dont la vice-première ministre Olga Stefanishyna, la vice-première ministre en charge des territoires temporairement occupés Iryna Verechtchouk, et surtout le ministre des Affaires étrangères Dmytro Kuleba. Il perd également plusieurs figures en charge des dossiers économiques et énergétiques, sujets stratégiques pour soutenir une guerre d’attrition. Si en temps de paix un tel remaniement aurait fait l’objet de nombreux commentaires, l’annonce n’a pas suscité de grandes controverses à Kiev.
Sur le plan institutionnel, il faut également rappeler que le Parlement (où domine le parti présidentiel Serviteur du peuple) et le gouvernement se trouvent aujourd’hui relativement marginalisés par rapport à la présidence (et à son administration) en matière de prise de décision stratégique.
En effet, le chef de l’administration présidentielle, Andriy Yermak, détient une influence considérable car il exerce un contrôle informel sur l’activité des différentes institutions, de l’organisation des réunions et de l’accès au président. Il a également bénéficié de l’affaiblissement, peut-être provisoire, des grandes entreprises et des médias, du fait de la guerre, de la crise économique et des nationalisations. Dans cette perspective, la démission de Rostyslav Shurma, chef adjoint de l’administration présidentielle, est peut-être plus importante encore que la démission de certains ministres, parmi lesquels on trouve beaucoup de personnalités techniques.
Comprendre ce contexte politique et institutionnel est nécessaire pour envisager la suite du conflit, selon trois scénarios exploratoires.
« La négociation de Pierre Mendès France », du retrait stratégique au désengagement
Ce premier scénario se fonde sur l’exemple de Pierre Mendès France qui, en 1954, avait mis fin à la guerre d’Indochine après des années d’un conflit coûteux pour la France. À l’image de l’arrivée de PMF, une nouvelle impulsion politique pourrait être donnée à l’Ukraine avec pour mission de négocier une fin au conflit. Toutefois, alors qu’un décret d’octobre 2022 interdit toute négociation avec Vladimir Poutine, il apparaît que l’effet d’entraînement du remaniement est d’une ampleur trop modeste pour esquisser un pas dans cette direction. Il aurait fallu pour cela introduire une personnalité forte, ayant une légitimité issue d’un désir populaire de mettre fin à une guerre prolongée et épuisante.
Dans cette optique, l’objectif de l’exécutif serait de concentrer les efforts du pays sur sa reconstruction interne et la restauration de la confiance publique après la guerre tout en cherchant à préserver les intérêts nationaux par la voie diplomatique. La stratégie de retrait pourrait inclure des négociations avec la Russie, soit directes soit par le biais de médiations internationales, pour obtenir un cessez-le-feu ; pour autant, à ce stade, l’opinion publique n’est pas favorable à des concessions en matière politique et territoriale.
Un tel scénario pourrait temporairement renforcer la polarisation du pays entre ceux qui souhaitent arrêter le conflit et ceux qui souhaitent le poursuive, mais les conséquences à long terme, notamment au regard de la reconstruction du pays et de son orientation géopolitique, seraient délicates à gérer. Comme ce fut le cas pour « PMF » en 1954, la clé résiderait dans la capacité à négocier un accord durable, mais qui risque d’être perçu par certains comme une forme de capitulation. C’est la raison pour laquelle ce scénario n’est probable qu’à moyen ou long terme.
« L’appel de Clemenceau », entre militarisation et unité nationale
Ce deuxième scénario repose sur l’exemple de Georges Clemenceau, nommé président du Conseil en 1917, alors que la France était épuisée par la Première Guerre mondiale. Clemenceau avait pris des mesures drastiques pour accroître l’effort de guerre et galvaniser l’unité nationale, permettant à la France de tenir jusqu’à la victoire.
Dans le contexte ukrainien, un tel remaniement verrait le renforcement du pouvoir exécutif autour du président Zelensky, avec l’intégration de ministres « loyalistes » (profils techniques dépendant du président) et éventuellement des profils issus des rangs militaires.
On peut interpréter en ce sens la volonté présidentielle de donner une « nouvelle énergie » au pays, alors qu’il doit présenter à Joe Biden son « plan pour la victoire » fin septembre. L’objectif premier serait alors de centraliser davantage le pouvoir, de renforcer le contrôle de l’État sur la société civile, et de pousser l’effort de guerre à son maximum, quitte à sacrifier provisoirement certaines libertés civiles ou à prendre des initiatives surprises sur le champ de bataille pour maintenir le « narratif de la victoire ». À ce sujet, une étude de juin 2024 a montré que 43 % des Ukrainiens estiment que la qualité de la démocratie s’est détériorée sous la présidence Zelensky, 28 % imputant cet état de fait aux actions du pouvoir, 11 % à la guerre et 3 % aux deux.
Ce scénario pourrait être efficace pour maintenir le moral à court terme, surtout si quelques victoires militaires symboliques sont obtenues. Toutefois, si la guerre continue à s’enliser sans que Kiev parvienne à reconquérir les territoires occupés, l’impopularité du régime pourrait croître, et la société ukrainienne pourrait être fracturée entre ceux qui soutiennent l’effort de guerre et ceux qui s’opposent à son prolongement. Le scénario Clemenceau est plus envisageable à moyen terme, en fonction des progrès de l’armement ukrainien et de tendances favorables à l’Ukraine sur le front.
« Le syndrome de Guy Mollet », ou l’inertie dans la conduite de la guerre
Enfin, le troisième scénario renvoie à la situation de Guy Mollet, premier ministre français dans les années 1950, lors de la guerre d’Algérie. Mollet, arrivé au pouvoir avec la promesse de résoudre le conflit, s’est en réalité enlisé dans une guerre prolongée, intensifiant la répression sans offrir de perspectives de paix. Cette stratégie a conduit à un épuisement progressif de la population et à une perte de légitimité politique.
Dans ce scénario, le remaniement politique en Ukraine n’apporterait aucun changement de cap significatif à la conduite de la guerre. Au contraire, le président Zelensky choisirait de maintenir le statu quo, prolonger la guerre tout en tentant de masquer les coûts réels du conflit par des politiques de censure accrue ou de propagande. L’objectif serait de maintenir de manière crédible le « narratif de la victoire » mais, dans les faits, le pays risquerait de continuer à s’épuiser, tant sur le plan économique que moral.
Cette inertie pourrait à court terme permettre de consolider le pouvoir en éliminant les voix dissidentes au sein du gouvernement et en contrôlant étroitement l’information. Cependant, à long terme, la société ukrainienne risquerait de se fragmenter sous le poids des sacrifices exigés et face à de nouvelles vagues de recrutement pour tenir le front, et le régime pourrait perdre le soutien populaire, plongeant le pays dans une crise politique profonde, similaire à celle qu’a connue la France à la fin de la IVe République. À court terme, et faute de percée, c’est ce dernier scénario qui semble le plus probable.
0 Réponses à “Ukraine: trois scénarios”