Après le succès des Jeux olympiques de Paris 2024, les Jeux paralympiques ont débuté mercredi 28 août et courront jusqu’au 8 septembre. Depuis les Jeux de Séoul en 1988 les Jeux paralympiques ont lieu dans la même ville que celle des Jeux olympiques « classiques » et à leur suite. Décennie après décennie, on peut se réjouir de la montée en puissance de la visibilité de ces Jeux. Il y a pourtant ici bien des choses paradoxales qui méritent d’être soulignées : paradoxe par rapport à l’Antiquité grecque qui n’aurait pas envisagé de handicap aux Jeux d’Olympie ; paradoxe de l’ultra-visibilité médiatique, là où le handicap pouvait chercher la discrétion pour se normaliser ; paradoxe d’une inclusion jamais totalement inclusive et paradoxe de la performance mais avec équipement…
par Bertrand Quentin
Philosophe, Maître de conférences HDR, qualifié CNU aux fonctions de Professeur, Université Gustave Eiffel dans « the conversation »
Les Grecs n’étaient pas prêts à recevoir le handicap. Peuple amoureux d’une certaine beauté des formes et des corps, on voit la statuaire grecque se concentrer sur les Apollon, Zeus et Héraclès aux corps harmonieux, musculeux et compétitifs.
Les Jeux créés à Olympie en -776 av. J.-C. (date un peu sujette à caution) voient les différentes cités grecques rivaliser dans des sports où l’essentiel est la force et la performance. A l’époque, on ne peut pas envisager qu’une personne handicapée puisse y participer en ayant ses chances de remporter la couronne d’olivier sauvage. La gloire que s’attire une cité étant considérable, on ne peut pas risquer à présenter des prétendants qui n’auraient pas les chances maximales de gagner.
À cet égard, c’est Sparte qui est à l’honneur, remportant le plus régulièrement les épreuves. Un halo mythique entoure l’élimination des enfants nés handicapés physiques à Sparte : Plutarque est en effet la seule source mentionnant la pratique de tels infanticides tandis que Théodoros Pitsios, anthropologue grec concluait en 2007, après cinq années de fouille, que le gouffre des Apothètes, le long du mont Taygète, ne contenait pas d’ossements d’enfants, mais essentiellement des adultes entre 18 ans et 35 ans (vraisemblablement prisonniers de guerre, traîtres ou criminels). Quoi qu’il en soit donc de cette pratique si souvent évoquée, on voit bien que les conditions n’étaient pas réunies pour valoriser des corps jugés imparfaits (de la même façon pour Athènes – les textes de Platon en témoignent.
C’est donc un premier paradoxe moderne que de créer des Jeux olympiques qui permettront aux personnes handicapées d’être elles aussi célébrées, sur l’autel de la force et de la performance.
Un second paradoxe apparaît ici. La personne handicapée peut souffrir du regard des autres quand son handicap est visible. L’homme politique anglais William Hay venu au monde en 1695 en Angleterre se développa avec un corps difforme : bossu, de petite taille (un mètre cinquante-deux) et le visage marqué par une petite vérole ayant considérablement affecté sa vue. Il témoigne, tout en appartenant à la petite noblesse terrienne, de la difficulté à supporter le regard des autres.
Il dit ne pas trop craindre le regard de ceux de la haute noblesse, qui sont éduqués à reconnaître les hiérarchies mais à ne jamais se montrer ébaubis devant qui que ce soit. En revanche William Hay craint les rassemblements populaires, les foules, où la difformité produit, selon lui, immanquablement insultes et moqueries.
Ainsi il faut imaginer à quel point certains athlètes paralympiques ont dû lutter contre la tentation humaine naturelle à l’introversion : ne pas être banni et donc apprendre à se cacher des yeux des autres.
Hay écrivait :
« Je suis toujours mal à l’aise lorsque quelqu’un scrute fixement une si misérable image et je ne peux avec la confiance qu’il faut, regarder le visage de celui qui m’observe. Je me suis toujours reproché cette faiblesse, mais je suis incapable de la corriger ».
On comprend donc le caractère paradoxal de ces Jeux paralympiques où s’accentue une passion scopique mondiale : un milliard d’yeux vont se fixer sur vous à travers les caméras, un milliard d’yeux vont pouvoir analyser la nature de votre handicap, avec un classique va-et-vient de séduction et de répulsion.
Les Jeux sont un spectacle. On se montre et il faut oser le faire. Les effets seront différents selon les compétiteurs – l’expérience des Jeux olympiques du mois dernier l’a montré : certains seront submergés par la pression du public et ne produiront qu’une performance décevante, là où d’autres sauront ne prendre que l’énergie positive qu’on leur donne.
Les moments de visibilité du handicap ne sont pas si fréquents dans les médias. Quelques films à très grand succès comme « Intouchables » (2011), « Hors Normes (2019), ou plus récemment « Un p’tit truc en plus » (2024) montrent cependant que la différence physique, psychique ou mentale peut donner lieu à une rencontre riche entre grand public et handicap.
La présence du handicap à la télévision reste néanmoins modeste et on ne se plaindra pas que les Jeux paralympiques ouvrent une fenêtre de visibilité plus étendue que d’habitude. Mais pour que la visibilité ne soit pas que symbolique, il serait bon que certains journalistes couvrant les sujets puissent aussi être handicapés.
Or jusqu’à présent sur les plateaux télévisés traitant des Jeux paralympiques on a vu exclusivement officier des journalistes sportifs dits valides – maintenant ce clivage entre valides et invalides.
Cela manifeste le concept de liminalité qui désigne le fait d’être « maintenu sur le seuil » (« Limen » en latin veut dire le seuil). L’idée d’origine vient de l’ethnologue français Arnold Van Gennep qui en 1909 dans son ouvrage « Les rites de passage » décrit la situation, au cours d’un rite, où la personne est isolée de la vie du groupe sans être rejetée définitivement.
Dans les années 1980, l’anthropologue américain Robert Murphy reprend le concept de « liminalité » par rapport au handicap. Il rend compte du fait que la personne en situation de handicap est maintenue sur le seuil de la société. Ni totalement extérieure (ce qu’on a vu durant la période nazie) ni jamais totalement à l’intérieur (une paroi invisible empêche à chaque fois une vie dite normale).
Bien souvent nos sociétés ne font que semblant d’accueillir les personnes handicapées, pour les laisser en réalité dans une situation de liminalité, transformant les invalides en invalidés comme dans lorsque qu’une affiche indique qu’un endroit est « exceptionnellement » inaccessible pour une personne handicapée parce que l’ascenseur est en panne. On peut espérer que les Jeux paralympiques participent à améliorer l’acceptation des corps différents.
William Hay, que nous citions plus haut, avait en tout cas tiré un trait sur ses performances physiques et feignait d’y trouver des avantages :
« Comme un infirme n’est pas bâti pour les exercices violents, il est donc moins exposé aux désordres qui en sont la conséquence. Il échappera aussi à bien des accidents, auxquels les athlètes qui sont fiers de leur force s’exposent en voulant la tester et l’exhiber ».
Il ne pouvait imaginer pour la personne handicapée qu’un succès comme écrivain. Ce que nos temps ont changé c’est la possibilité technique de remédiations, que l’époque de William Hay et encore moins l’Antiquité, ne laissaient imaginer.
Remédiations physiques : l’individu, même amputé des quatre membres, peut marcher avec des prothèses (voire courir avec des lames en carbone) et conduire un véhicule ; remédiations numériques : il peut accéder au monde avec Internet ou via un smartphone.
Mais il y a différents sports, tout comme il y a différents handicaps. De ce fait le lien à la performance n’est pas lisible identiquement. Pâtir d’une paraplégie, mais avoir sa raquette fixée par un scratch car les muscles des mains sont également atrophiés, ce n’est pas bénéficier d’une technologie démesurée. En revanche, dans la course à pied ou le saut en longueur, des dispositifs techniques ont permis d’améliorer radicalement les performances.
On se souvient des deux lames prothèses en carbone de l’athlète sud-américain Pistorius et des polémiques sur le fait qu’il pouvait dès lors, même contre lesdits valides, bénéficier d’un avantage concurrentiel indu.
Un premier questionnement pourra être celui de la difficulté à établir une compétition équitable si des procédés techniques viennent interférer avec l’usage des seules possibilités d’un corps. Les différents niveaux de handicap compliquent d’ailleurs la donne : peut-on distinguer équitablement entre la performance d’un compétiteur qui n’a que 25 % de force motrice à une cuisse et un autre qui en a 35 % ? Ce sont alors les Fédérations internationales qui peuvent fixer les normes de compétition au sein de leur sport et comme pour toute pratique humaine, c’est dans la durée qu’un consensus apparaît et que certains sports sont exclus des Jeux paralympiques, faute de permettre une homogénéité des performances.
Mais en dehors de ce questionnement, le fait que des dispositifs techniques permettent à des personnes handicapées de se sentir moins entravées, de découvrir une joie du corps et de la compétition plus grande ne pourra que nous réjouir. De même, nous nous réjouissons que chaque nouvelle visibilité des Jeux paralympiques fasse monter le nombre des licenciés des différentes pratiques handisport mais pour les accueillir, il faut aussi plus de structures, plus de créneaux, plus d’encadrants et d’entraineurs.
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