Intrusion des ukrainiens en Russie : enjeux et risques
Les Ukrainiens s’étaient habitués, ces derniers mois, aux sombres nouvelles provenant de l’Est de leur pays, assiégé par l’armée russe. Mais les choses ont brusquement changé. Depuis le 6 août, date du début d’une incursion jusqu’à présent couronnée de succès des forces armées de Kiev dans la région russe de Koursk, des journalistes ukrainiens radieux couvrent désormais la guerre depuis le territoire russe conquis. La contre-attaque surprise de l’Ukraine, dont les troupes n’avaient jusqu’ici jamais pénétré en Russie, ne semble pas encore avoir atteint son point culminant. Contrairement aux raids précédents menés au printemps dernier par la milice russe anti-Poutine Légion pour la liberté de la Russie, les forces armées ukrainiennes mettent à contribution certaines de leurs unités les plus expérimentées.
par Matthew Sussex
Associate Professor (Adj), Griffith Asia Institute; and Fellow, Strategic and Defence Studies Centre, Australian National University dans The Conversation
Après avoir percé une portion peu défendue de la frontière à une centaine de kilomètres de la ville russe de Koursk – elle-même célèbre pour avoir été le théâtre d’une des plus grandes victoires de l’Union soviétique contre l’Allemagne au cours de la Seconde Guerre mondiale – les forces ukrainiennes se seraient emparées de près de 80 localités. Ce faisant, elles ont pris le contrôle d’un territoire d’une superficie d’environ 1 000 kilomètres carrés, avançant d’environ 30 kilomètres à l’intérieur de la Russie.
Il existe de nombreuses théories sur les objectifs de l’Ukraine. L’une est qu’elle cherche à s’implanter sur la durée en Russie afin, par la suite, dans le cadre de futurs pourparlers de paix, de se servir de ces territoires comme monnaie d’échange contre les territoires ukrainiens capturés par les Russes au cours des deux dernières années et demie. Cette affirmation pourrait être étayée par des informations récentes selon lesquelles les soldats ukrainiens auraient creusé des tranchées dans les zones conquises afin de fortifier leurs positions.
Selon une autre hypothèse, les objectifs de Kiev seraient plus modestes : il s’agirait seulement de conserver certaines localités clés ainsi que les nœuds routiers et ferroviaires. D’une part, cela rendrait plus compliquée la reconquête russe, d’un point de vue logistique ; d’autre part, ces zones, quoique moins étendues que celles évoquées dans la première théorie, seraient tout de même, pour l’Ukraine, susceptibles d’être échangées à l’avenir contre des territoires pris par les Russes.
Une troisième éventualité est que les forces ukrainiennes se retirent rapidement, après avoir forcé Moscou à sécuriser sa frontière en détournant d’importantes ressources militaires jusqu’ici utilisées sur le territoire ukrainien.
Les deux dernières versions sont probablement les plus proches de la réalité. Il serait en effet très difficile pour l’Ukraine de tenir de larges pans du territoire russe une fois que les forces armées du Kremlin auront surmonté leur inertie initiale. Un tel effort immobiliserait en permanence certains des meilleurs soldats de Kiev et les exposerait au risque d’être tués ou capturés.
Bien entendu, Kiev a également d’autres motivations. Outre le fait de remonter le moral d’une population épuisée par la guerre, l’Ukraine pourrait chercher à récupérer, en contrepartie des militaires russes faits prisonniers lors de la présente opération, certains de ses soldats capturés. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre les récents propos du président Volodymyr Zelensky qui a déclaré que les forces ukrainiennes « reconstituaient leur fonds de change ».
En outre, a-t-il ajouté, la décision de Kiev a été motivée par le désir de montrer aux Russes que la guerre avait eu des conséquences pour eux, et pas seulement pour les Ukrainiens.
L’incursion envoie également un message aux États-Unis et à leurs alliés de l’OTAN.
La Maison Blanche a hésité à autoriser l’Ukraine à utiliser des armes américaines à longue portée pour frapper le territoire russe, craignant qu’il s’agirait d’une escalade dangereuse qui, de surcroît, alimenterait le discours russe selon laquelle l’OTAN est un cobelligérant de facto dans le conflit russo-ukrainien.
Il n’en demeure pas moins que, en portant le fer dans le territoire russe, Kiev rappelle avec force à Washington, où l’élite se focalise avant tout sur la prochaine élection présidentielle, que ses forces peuvent obtenir des résultats surprenants dès lors qu’elles disposent des capacités adéquates.
Jusqu’ici, la réaction de Moscou à l’incursion donne du poids au discours ukrainien selon lequel les craintes d’escalade exprimées aux États-Unis sont exagérées.
Certains dignitaires du régime russe, comme l’ancien président Dmitri Medvedev, ont vaguement évoqué des représailles sévères, et les propagandistes du Kremlin sur les réseaux sociaux ont prétendu que, dans la région de Koursk, les troupes de l’OTAN opéraient conjointement avec les soldats ukrainiens. Mais ce n’est pas nouveau : voilà des années que les responsables et les commentateurs officiels russes affirment à tort que l’OTAN combat aux côtés des forces ukrainiennes et préviennent que l’Ukraine sera anéantie si elle ne se soumet pas.
Dans cette optique, l’avancée de Kiev en territoire russe apparaît comme un calcul rationnel. L’Ukraine fait le pari que ses gains internationaux, moraux et matériels justifient le coût qu’auraient pour elle les représailles russes.
Bien entendu, ce calcul repose sur l’hypothèse que ces représailles seront d’une ampleur similaire à celles infligées précédemment à l’Ukraine. Le régime de Poutine a régulièrement démontré qu’il considérait les lois et les normes de la guerre comme des distractions gênantes, recourant volontiers à la terreur et à la destruction gratuite pour contraindre ses adversaires à la capitulation.
Mais les Ukrainiens ont déjà connu tout cela. Que l’on se remémore le massacre de civils à Boutcha, l’écrasement de villes comme Marioupol, les attaques aveugles contre des hôpitaux civils et les menaces voilées concernant la survenue prochaine d’« accidents » dans la centrale nucléaire occupée de Zaporijia.
L’incursion ukrainienne a révélé une fois de plus les faiblesses manifestes des forces armées russes. Elle met notamment en lumière l’orgueil démesuré de ses dirigeants, dont nul n’a oublié qu’ils avaient annoncé que Kiev tomberait en trois jours seulement. C’était il y a plus de 900 jours.
Nombreux sont ceux qui ont salué, à juste titre, les préparatifs de l’Ukraine en vue de son incursion comme un chef-d’œuvre de sécurité opérationnelle. Ce ne fut certainement pas une mince affaire que de rassembler les ressources nécessaires à un assaut de grande envergure sans alerter ni Moscou ni Washington, qui ont tous deux réagi dans un premier temps avec surprise.
Cependant, plusieurs rapports indiquent que les dirigeants militaires russes ont été avertis d’une concentration de troupes ukrainiennes près de la frontière et n’ont pas jugé utile de s’en inquiéter.
Depuis le début de l’opération, des informations contradictoires ont été publiées sur l’identité de la personne chargée de la réponse militaire de la Russie. En principe, c’est Valéri Guérassimov, le chef de l’état-major général, qui devrait être aux commandes. Pourtant, Poutine a cependant qualifié la réponse à l’attaque ukrainienne d’« opération antiterroriste », ce qui semble la placer sous la responsabilité d’Alexandre Bortnikov, le chef du Service fédéral de sécurité (FSB) de la Russie. D’autres encore affirment que la responsabilité a été confiée à Alexeï Dioumine, un favori de Poutine parfois présenté comme son possible successeur.
La confusion au niveau du commandement a également révélé la faiblesse des forces restantes à l’intérieur de la Russie. Une combinaison amassée à la va-vite de conscrits, d’infanterie de marine russe, de troupes du FSB et de la Rosgvardia (la garde nationale personnelle de Poutine) n’a pas été en mesure de déloger les forces ukrainiennes très mobiles.
Après avoir sécurisé la ville de Soudja, les troupes ukrainiennes ont également pu acheminer du matériel et des renforts, ce qui a encore compliqué la tâche des forces russes. La majeure partie de l’armée régulière russe étant immobilisée en Ukraine, il a même été spéculé que Moscou devrait acheminer vers la région de Koursk des troupes déployées dans son enclave de Kaliningrad, dans le nord de l’Europe.
Sur le plan politique, l’opération ukrainienne est très embarrassante pour Poutine, qui s’est déjà montré lent à réagir lorsqu’il a été confronté à des défis similaires par le passé. Il y a un peu plus d’un an, les tergiversations de Moscou ont permis au convoi rebelle du Groupe Wagner d’Evguéni Prigojine de s’approcher à moins de 200 kilomètres de Moscou avant qu’un accord d’amnistie ne soit conclu.
Cette fois, Poutine a été contraint d’interrompre le gouverneur de la région de Koursk Alexeï Smirnov lors d’une réunion télévisée des responsables de la défense, alors que celui-ci annonçait de mauvaises nouvelles sur l’ampleur de l’incursion ukrainienne. Après avoir été sèchement prié de s’en tenir à la discussion sur l’aide et les efforts de secours, Smirnov a promptement répondu qu’environ 180 000 Russes avaient été déplacés à l’intérieur du pays.
S’agit-il de signes de fragilité ? Il est certain que les réfugiés russes ont exprimé une grande colère contre les dirigeants de la région et les hommes des forces de sécurité présentes dans la région de Koursk, dont certains semblent avoir été les premiers à s’enfuir. Des rapports font également état de pillages commis par des soldats russes dans la zone de conflit. Des Russes de la région de Koursk ont également critiqué Poutine lui-même.
En ce qui concerne de stabilité du régime, cet épisode peut avoir trois issues différentes.
Première option : l’incursion de l’Ukraine en territoire russe – qui fait mentir le leitmotiv constant du Kremlin sur le fait que les Russes sont en sécurité – entraîne un torrent de colère publique qui met directement en péril le pouvoir de Poutine.
Deuxième possibilité : l’outrage que représente la prise d’un pan de territoire russe par les Ukrainiens pourrait unir la population russe derrière le président.
C’est toutefois le troisième cas de figure qui apparaît le plus probable. Dans ce scénario, la majorité des Russes restent apathiques. Les élites du Kremlin ne voient pas de raison de s’opposer à Poutine, et l’indignation populaire se limite à Koursk sans s’étendre aux centres de pouvoir de Moscou et de Saint-Pétersbourg.
Pour résumer, l’incursion de l’Ukraine en Russie n’a pas seulement porté un coup à Poutine. Elle a remonté le moral des troupes de Kiev, révélé que l’affirmation du Kremlin selon laquelle le territoire russe serait un sanctuaire était loin d’être conforme à la réalité, et rappelé à l’Occident que l’Ukraine était un acteur important à part entière. Sur ces trois plans, Kiev a une fois de plus fait preuve d’une remarquable ingéniosité.
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