Politique : le risque de la haine
LA TRIBUNE – Comment qualifier ce moment de l’histoire que nous vivons depuis le 9 juin à 21h05 ? Anecdotique ? Unique ? Tragique ? Salvateur ?
ROGER-POL DROIT - Tous ces adjectifs conviennent, et bien d’autres encore. Toute la difficulté est de comprendre pourquoi et comment ils peuvent coexister. La principale singularité de cette tourmente est d’exacerber une série de tensions et de contradictions qui préexistaient, mais leur intensification se révèle si brutale et soudaine qu’on peut avoir l’impression d’y trouver tout et son contraire. Effectivement, la situation est ancienne : les éléments qui s’y retrouvent ne sont pas apparus ce soir-là. Depuis de nombreuses années la gauche se délite et finalement se déshonore, l’emprise de l’extrême droite s’accroit, la droite républicaine se divise, et le centre tangue. Pourtant, la situation est inédite : jamais on n’avait vu un Président français en exercice décider seul, en quelques minutes, de lancer le pays dans une aventure à ce point imprévisible et traumatisante. Aventure tragique, parce qu’elle se présente comme une lutte à mort entre des camps qui ne peuvent ni s’écouter ni envisager de compromis, parce qu’elle réactive le vieux démon de la France attisant affrontements violents et fantasmes de guerre civile. De 1789 à Mai 68, en passant par 1830, 1848, 1871, 1934 et 1936 et Vichy, le peuple français se clive et poursuit un périple où les mots de la haine finissent par tuer. Malgré tout, l’aventure est comique, comme le sont le plus souvent les tragédies humaines, dès qu’on les regarde autrement. Retournements de vestes, trahisons et ralliements, alliances obscènes et discours affolants donnent de la politique, au fil des jours, une image rocambolesque, grotesque. Le spectacle ridicule, magnifiquement joué de toutes parts, de l’ignorance crasse et de la suffisance perverse donnerait envie de hurler de rire si les perspectives n’étaient sérieuses et périlleuses. Le paradoxe central de cette situation me paraît tenir en deux mots : elle est à la fois catastrophique et clarificatrice. Le choc qu’elle a provoqué a plongé une grande partie des citoyens dans une angoisse intense, en les confrontant à une sorte d’apocalypse imaginaire. En accélérant de façon apparemment incontrôlée un choix rapide entre des mouvements radicaux, cette dissolution et ces élections ont mis les citoyens face à leurs exaspérations autant que face à leurs responsabilités. L’inquiétude de la fatalité le dispute à la prise de conscience de la liberté. Ce qui se clarifie à mesure, c’est donc la réalité française d’aujourd’hui, et à terme celle de l’Europe.
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