La France , un pays en désarroi (Jean Pisani-Ferry)
JEAN PISANI-FERRY - Nous vivons un bouleversement politique considérable, les turbulences que connaissent les marchés ne vont pas se calmer tout de suite. Évidemment, ce ne sont pas les marchés qui font la politique et dictent nos choix. Mais ils imposent une contrainte de cohérence. Si les marchés jugent que notre politique – quelle qu’elle soit dit une chose et fait son contraire, ils ne suivront pas. Et nous pourrions connaître ce qu’a vécu le Royaume-Uni avec Liz Truss, la Première ministre qui n’a pas pu appliquer son programme. Même si, contrairement aux Anglais, nous ne risquons pas de crise du change car l’euro nous protège.
Est-ce que l’on risque une crise de la dette ?
L’indicateur le plus synthétique est le spread [l'écart de taux d'emprunt] entre l’Allemagne et la France. Il est actuellement à 80 points de base, contre 50 avant les élections. Ce n’est pas dramatique, mais le signal est là. La France est très endettée aujourd’hui. Et donc très soumise à l’appréciation des marchés. Quand un pouvoir fait une série de promesses auxquelles les investisseurs ne croient pas, les marchés ne suivent plus. Et cela peut déboucher sur une crise de la dette comme il y a dix ans en Grèce, en Italie, au Portugal, qui, pour se financer, n’ont alors pas eu d’autre choix que de se tourner vers le FMI et les fonds européens. Nous n’en sommes pas là, car il faudrait des spreads de l’ordre de plusieurs centaines de points… mais nous savons aussi que les choses peuvent aller très vite. Le second risque étant également l’absence de majorité qui empêche toute politique. Ce scénario peut aussi inquiéter.
Mais l’Europe ne nous protégerait pas ?
La Banque centrale européenne s’est dotée il y a deux ans d’un instrument nouveau pour répondre au cas où le spread s’écarterait trop. Mais dans le règlement, il est précisé que ce mécanisme, qui vise à bloquer la contagion des crises, ne peut être actionné si ces écarts sont induits par des fondamentaux. Il n’est pas fait pour contrer les effets d’une politique irresponsable.
Ils raisonnent comme si la seule question était la répartition du revenu
On commence à avoir des éléments de programme… que vous inspirent-ils ?
Je suis choqué par le fait que ni le RN ni le Nouveau Front populaire ne partent d’un diagnostic sur les problèmes de notre économie. Aucun ne s’intéresse à la productivité qui stagne en France ni au décrochage avec les États-Unis, qui s’est accéléré ces dernières années. Ils raisonnent comme si la seule question était la répartition du revenu. Par ailleurs, ces deux programmes tablent sur le protectionnisme: français pour le RN, européen pour le Front populaire. Certes, nous ne sommes plus dans un libéralisme à tous crins, mais il ne me semble pas que mettre des barrières partout aidera notre économie. Réfléchir à une concurrence plus encadrée est la bonne voie.
Que pensez-vous du programme du Nouveau Front populaire ?
Indexation des salaires sur l’inflation, smic à 1600 euros net, abrogation de la réforme des retraites, etc. La gauche de gouverne- ment est bien loin. La seule revalorisation de 10 % de l’indice des fonctionnaires signifie 20 milliards d’euros à trouver. Côté recettes, des hausses d’impôts sont prévues mais à hauteur de 50 milliards d’euros, alors que les dépenses devraient augmenter bien davantage.
Et coté Rassemblement national ?
Nous avons encore peu d’éléments. On peut se baser sur le programme de 2022,
et quelques déclarations. Mais une TVA à 5,5 % sur les produits énergétiques et l’essence coûterait entre 12 milliards d’euros (selon le chiffrage du RN) et 24 milliards d’euros (selon le chiffrage de Bruno Le Maire). Avec la franchise de cotisations sur les augmentations de salaires, on serait dès cet été proche de 30 milliards d’euros de dépenses supplémentaires, soit 1 point de PIB. Sans oublier la nationalisation des autoroutes, des mesures en direction des familles, etc. Face à ces dépenses, le RN ne prévoit pas de rentrée d’argent.
Est-ce que la France a les moyens d’appliquer ce type de programme ?
Non, la France n’a pas les moyens d’appliquer l’un ou l’autre de ces programmes. Et nous envoyons déjà au monde le signal que le pays est en désarroi. Emmanuel Macron n’a pas réussi à créer un consensus autour d’une politique équilibrée. Au contraire, il a clivé et renforcé les extrêmes. Cela lui revient aujourd’hui en boomerang, puisque ces oppositions font des propositions outrancières. Nous pouvions toujours discuter de certains éléments de sa politique économique, ce que j’ai souvent fait, mais la colonne vertébrale – amélioration de l’attractivité, priorité à l’éducation, maîtrise des dépenses publiques, etc. – bénéficiait du consensus des économistes. Emmanuel Macron a perdu sa boussole, qui était de sortir d’un affrontement largement factice entre la droite et la gauche pour reconstruire un consensus, en matière de valeurs, de réformes et d’équilibres. Nous ne pouvons que le regretter.
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