Economie- L’inflation enterrée vivante ?

Economie- L’inflation enterrée vivante ?

L’inflation n’est pas morte, mais les Banques centrales et les marchés financiers ont décidé de l’enterrer vivante. Par Karl Eychenne, chercheur chez Oblomov & Bartleby dans La Tribune

Les histoires de mort enterré vivant ne sont pas une légende. Jadis la moindre sieste prolongée pouvait être source de méprise. Et pour cause, les symptômes officiels du trépas étaient assez sommaires : « si le corps ne réagit plus, c’est que l’âme s’en est allée ». Ces mises en bière zélées provoquèrent quelques réveils en cercueil, voire l’effroi de fossoyeurs apercevant des doigts dépassant du caveau quelques jours après l’enterrement (Jean Jacques Bruhier : dissertation sur l’incertitude des signes de la mort, 1746). Il faudra attendre le siècle des Lumières pour apprendre à écouter les morts. Depuis, la médecine a fait quelques progrès. Mais tout le monde n’est pas allé au même rythme. La finance par exemple continue d’enterrer des vivants, l’inflation tout récemment.

En effet, les marchés financiers et les Banques centrales ont décidé d’enterrer vivante l’inflation, alors qu’elle frémit encore. L’inflation n’est plus considérée comme le sujet anxiogène susceptible de plonger l’économie mondiale dans une récession profonde. Il suffit de regarder les anticipations des marchés. Qu’il s’agisse de l’inflation anticipée, des baisses de taux d’intérêt directeurs promises par les Banques centrales, ou bien de la hausse des marchés d’actions de près de 30 % depuis près de 6 mois, la lecture est sans équivoque. L’inflation ? Circulez, il n’y a plus rien à voir.

En effet, pourquoi donc cet empressement à enterrer l’inflation alors qu’elle évolue toujours autour de 3%, au-delà de niveaux jugés comme tolérables de 2 % ? Pourquoi faire comme si la forte baisse de l’inflation observée en 2023 principalement liée aux prix de l’énergie suffisait à résumer l’affaire, alors que rien de tel ne s’est encore produit du côté des prix des services ? D’ailleurs, pourquoi faire comme si cette inflation des prix des services allait sagement décélérer elle aussi, alors qu’elle est la plus rétive à des revirements cycliques ou saisonniers et se trouve sous la férule de salaires peu décidés à faiblir ? Le cas des Etats-Unis est particulièrement frappant puisque depuis le début de l’année, l’inflation des services dite « supercore » très surveillée par les autorités monétaires accélère de manière suspecte. Une telle assurance interroge donc. Pourquoi plus personne n’a peur de l’inflation alors qu’elle montre encore les dents ?

D’un point de vue pratique, on fera remarquer que cela n’a pas beaucoup d’importance. En effet, que l’on enterre un mort trop tôt ou un mort déjà mort ne change rien à l’issue. L’inflation elle aussi finirait bien par mourir, même si on l’enterre trop tôt. Mais il n’est pas certain qu’un tel cynisme soit une explication qui fasse consensus. On pense alors plutôt à l’explication de bon sens économique, mais qui ne tient pas non plus. Cette explication avance que l’inflation va continuer de décélérer naturellement pour retrouver son rythme d’antan, maintenant que tous les effets post covid de rareté de l’offre ont disparu, que les politiques budgétaires anticipent de passer du côté austère, et que les politiques monétaires restrictives ont produit leur effet. Sauf que l’on doute. En effet, la relation que l’inflation entretient avec l’activité économique est devenue bancale depuis bien des années. Autrement dit, les outils de lecture font débat : courbe de Phillips pour la relation liant l’emploi et les salaires, règle de Taylor pour la relation liant les taux d’intérêt de la Banque centrale au cycle économique. Ce n’est probablement pas cette explication de type économique qu’il faut avancer pour justifier l’optimisme des marchés et des Banques centrales.

Il reste une autre explication, qui semble la plus vraisemblable pour expliquer l’empressement des marchés et des autorités à enterrer vivante l’inflation. Cette explication est la même que celle qui était proposée par nos médecins d’avant le siècle des Lumières, et qui avait pour conséquence fâcheuse d’envoyer parfois des vivants devancer l’appel de la grande faucheuse. En effet, le diagnostic de l’expert confondait alors mort imparfaite et mort absolue, pour parler comme Menuret de Chambaud dans une célèbre et clivante contribution à l’encyclopédie de Diderot et D’Alembert : « Mort ».

La mort absolue était dite irréversible, car « caractérisée non seulement par la cessation des mouvements, mais encore par un état des organes tels qu’ils sont dans une impossibilité physique de les renouveler ; ce qui arrive le plus souvent par leur destruction opérée par la putréfaction… ». Difficile d’invoquer de tels symptômes pour l’inflation ; pas de signes de putréfaction. Il reste donc la mort imparfaite « mort susceptible de secours, qui comprendra tout ce temps où il n’y a qu’un simple in-exercice des fonctions vitales, et où les organes, instruments de ces fonctions, sont encore propres à recommencer leur jeu… ». II se pourrait bien que l’inflation soit dans cet état-là, une inflation qui ferme les yeux, mais respire encore, chue en pâmoison, mais sans les bras en croix , une mort imparfaite jugée à tort comme une mort absolue par nos Banquiers centraux et les marchés financiers. Inflation zombie.

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