L’Europe puissance… C’est le souhait de la France et de ses présidents, qui rêvent à travers l’Europe de retrouver un lustre stratégique définitivement perdu au sortir de la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Un transfert qui s’est révélé vain tant les Européens préfèrent dans leur très grande majorité à une Europe de la défense le parapluie confortable des Etats-Unis, qui peuvent influer en retour sur les décisions européennes dans ce qu’ils ont de plus intime, leur politique de défense.
par Michel Cabirol dans la Tribune
A force de se heurter à un mur de refus, l’ambition française a progressivement glissé ces dernières années vers un concept plus minimaliste. Après avoir vendu sur tous les toits des capitales européennes l’idée d’une Europe de la défense souveraine et autonome, la France promeut désormais le principe moins clinquant et surtout moins disruptif d’une défense européenne. De quoi parle-t-on ? D’un pilier européen fort au sein de l’OTAN, qui pourtant était en état de « mort cérébrale » avant la guerre en Ukraine. Un concept qui fait beaucoup moins peur aux Européens et laisse encore (jusqu’à quand ?) à la France ses illusions de grandeurs de l’Europe.
Ni la guerre sur le sol européen en Ukraine vingt ans après le conflit violent en ex-Yougoslavie (1991-2001), ni la menace d’une réélection de Trump, ni les fréquentes démonstrations de force de la Chine, ni la montée des nationalismes, y compris en son sein, n’ont véritablement réveillé la conscience des Européens. Et pourtant, ils ne doivent compter que sur eux-mêmes pour se défendre et défendre leurs intérêts vitaux, qui ne sont pas que commerciaux. L’Europe ouverte aux quatre vents ne fait peur à aucune grande puissance. Elle est même absente ou en ordre dispersé sur des sujets qui devraient pourtant la concerner (Gaza, Haut-Karabagh…).
L’Allemagne et la France ont deux identités stratégiques différentes sur les plans militaire, diplomatique et idéologique. Elles sont très clairement irréconciliables sur ces points en raison de leur ADN et de leur histoire. C’est en grande partie pour cela qu’une défense européenne unie semble vaine en dépit des efforts de la France de faire vivre à tout prix cette relation au mépris même des intérêts français. Le fameux « moteur » franco-allemand n’a jamais existé en Allemagne. Et c’est assumé à haut niveau à Berlin. Mais il reste ancré de façon indélébile dans les esprits romantiques des dirigeants français. Pourtant, les choix en matière d’armement sont très révélateurs des options diplomatiques des pays. Et celui de Berlin est très clair. L’Allemagne préfère acheter des armements américains comme en témoignent les acquisitions les plus emblématiques de l’armée allemande ces dernières années (cinq avions de patrouille maritime P-8 Poseidon, 35 F-35 et de 60 CH-47F).
C’est vrai également pour la plupart des pays européens. Entre l’Europe et le grand large (Etats-Unis), ils choisissent le plus souvent le grand large. Les pays européens achètent à profusion des armes « Made in USA ». Selon le Sipri (Stockholm International Peace Research Institute), environ 55 % des importations d’armes par les pays européens sur la période 2019-23 proviennent des États-Unis (contre 35 % en 2014-18). Loin, très loin derrière viennent l’Allemagne et la France, qui représentent respectivement 6,4 % et 4,6 % des importations des pays européens.
Enfin, l’Allemagne convoite ouvertement depuis une quinzaine d’année le leadership dans le domaine de la défense et le spatial à la France. Deux secteurs où l’industrie française a (pour combien de temps encore ?) un leadership. Cela s’est vu dans le SCAF (Système de combat aérien du futur), où les Allemands ont tenté une OPA coordonnée au niveau politique et industriel pour partager le manche de ce programme européen (France, Allemagne et Espagne) au détriment de Dassault Aviation et de la France.
Comment construire une Europe de la défense efficace basée sur les compétences (et non pas les prétendues compétences) des industriels des 27 pays membres de l’Union européenne (UE). Il faut saluer le travail colossal de la commissaire polonaise au marché intérieur et à l’industrie Elżbieta Ewa Bieńkowska (2014-2019), qui a lancé contre toute attente des initiatives européennes dans le domaine de la défense et du spatial. Ce travail de pionnière a été repris avec la fougue qui caractérise Thierry Breton, qui n’a eu de cesse de pousser les murs pour lancer des initiatives sur le terrain comme l’augmentation de la fabrication de munitions dans le cadre de l’initiative ASAP, et faire avancer l’Europe de la défense. Ce qui lui a valu de sévères inimitiés au sein de la Commission. Au final, à eux deux, ils ont planté des graines (Fonds européen de défense, EDIRPA…), qui pourraient un jour être les fondations solides d’une Europe de l’armement. Rendez-vous dans cinq, dix ou quinze ans pour cueillir les fruits de ces initiatives. A condition bien sûr que ces graines soient régulièrement arrosées et qu’il y ait toujours une volonté politique.
Dans un moment aussi crucial pour l’Europe avec la guerre en Ukraine, il fallait une personnalité, certes clivante, comme Thierry Breton pour pousser des projets loin d’être gagnés à l’avance et améliorer la souveraineté de l’Europe. « A chaque fois que j’ai proposé une nouvelle ambition, ça a toujours été non, avait-il expliqué en début d’année à quelques journalistes. C’était d’ailleurs le cas avec ASAP. Lorsque j’ai lancé ASAP – il fallait être un peu gonflé -, je suis allé demander aux Etats membres et au Parlement européen de me donner les moyens financiers pour financer des usines d’armement qui fabriquent des munitions. En trois mois, on a obtenu l’autorisation des deux (…) Dès qu’on lance une idée, c’est toujours non. Je ne suis pas surpris ». La méthode Breton : « essayer en permanence et sans tabou de mettre sur la table les grands enjeux auxquels nous sommes confrontés nous en Europe ». Thierry Breton, qui se revendique comme le commissaire européen aux industries de Défense, a su faire le job dans un contexte difficile.
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