Economie: Les freins à l’innovation
Dans un texte intitulé « Pour mieux rouler », Boris Vian estimait avec son ironie habituelle qu’il y avait un paradoxe, voire un scandale, à juger une automobile à la qualité de ses freins puisqu’elle est en principe faite pour avancer. Et ceci constituait aux yeux de l’auteur de L’écume des jours une « monstrueuse aberration » : « on juge un véhicule notamment à ce qu’il a de bons freins alors qu’un véhicule est notoirement conçu pour se déplacer le plus rapidement possible et non pour s’arrêter. ». Le même jugement pourrait être porté sur les freins qui ralentissent ou limitent l’innovation, elle que pourtant rien ne semble pouvoir arrêter, ralentir ou freiner.
Et pourtant, cette chronique, et celle du mois prochain, seront consacrées à ce thème… Pourquoi s’intéresser aux freins (aspect négatif) alors que c’est le mouvement et la progression (aspect positif) qui, seuls, devraient importer ? Précisément parce que considérer les freins permet de dépasser les blocages ou les chicanes qui se dressent sur le chemin de l’innovation. Observer les motifs de blocage, et surtout de non-adhésion à l’innovation, donne surtout l’occasion d’en penser une approche plus juste, plus humaine, plus responsable. En un mot : plus rentable.
Le frein de la méconnaissance
Il existe plusieurs types de freins au déploiement de l’innovation pour une entreprise : les freins externes (psychologiques ou politiques) et les freins internes (organisationnels ou opérationnels/matériels). J’y reviendrai un peu plus en détail le mois prochain. Mais l’un des freins importants – qui, en cascade, peut en engendrer d’autres – repose sur une ignorance, ou, tout au moins, sur une méconnaissance ou une mauvaise conception de ce qu’est l’innovation.
Considérer l’innovation de cette manière permet de la rendre psychologiquement abordable aujourd’hui aux yeux d’un plus grand nombre de chefs d’entreprises et de dirigeants, y compris ceux qui avaient commencé à innover avant le raz-de-marée de la digitalisation généralisée. La désinhibition qui s’ensuit permet de desserrer de nombreux freins. En effet, pour beaucoup d’entre eux, le concept reste synonyme d’innovation de rupture. Ceci est dû à une erreur de perception de ce qu’est réellement l’innovation. Il y a encore comme un barrage mental qui en bloque l’accès, et qui fait qu’on l’imagine essentiellement d’abord comme une pratique qui chamboule tout et renverse la table en permanence (ce qu’elle est loin d’être en totalité), et ensuite comme le privilège de quelques rares ou grandes entreprises.
Pour lever une part des freins, il serait donc utile (et plus réaliste) décorréler le concept d’innovation de l’idée de disruption à laquelle il est presque toujours spontanément associé. Parallèlement à la performance de rupture, il faut donc également valoriser une conception plus modeste où les critères ne sont pas d’être très rapide et très élitiste. La disruption caractérise seulement une partie de l’innovation. Pour une simple raison : les disruptions radicales sont extrêmement rares, et beaucoup d’innovations sont infiniment plus modestes. Ce qui ne les empêche pas d’améliorer jour après jour le travail et la prise de décisions. En réalité, l’innovation accompagne la vie et tous ses mouvements, y compris les plus quotidiens.
Pour un chef d’entreprise, la pratique peut reposer sur des éléments assez simples qui vont rendre son entreprise plus performante ou permettre, par exemple, des créations d’emplois. Beaucoup d’entreprises seraient grandement améliorées en comprenant cette dimension « modeste » d’un « un peu mieux » que peut leur apporter l’innovation.
Les dirigeants d’entreprise sont aujourd’hui contraints d’allouer beaucoup de ressources physiques, donc d’argent et de temps, à la régulation (compliance, cadre législatif trop strict, etc.). De leur côté, les services juridiques ou RH sont confrontés à une multitude d’obligations légales de plus en plus difficiles à gérer, voire à rendre compatibles les unes avec les autres (ce que, de façon étonnante, elles ne sont pas forcément). La dimension extrêmement contraignante de cette multitude d’obligations légales est susceptible de freiner les initiatives et de ralentir la marche de l’innovation. De nombreuses possibilités d’innovation s’en trouvent obérées. Ceci, on va le voir, est particulièrement vrai en Europe, très friande de régulations de tous ordres.
Une trop forte régulation peut nuire à l’innovation. Et c’est une grande partie de ce qui différencie l’Europe des États-Unis ou de l’Asie. Bruno Le Maire constatait récemment qu’on était aujourd’hui dans une Europe trop régulée susceptible de freiner les capacités d’innovation par rapport aux acteurs américains et asiatiques.
Quand tout le monde ne joue pas avec les mêmes règles, le match est biaisé : là où l’Amérique innove, la vieille Europe régule. Dans une interview récente consacrée à l’IA, Reid Hoffman, le cofondateur de LinkedIn, évoque cette situation avec humour en faisant l’analogie avec un match de coupe du monde de football. Les équipes en compétition sont les États-Unis et la Chine, et l’Europe est en position d’arbitre. Pour Hoffman, cela pose deux problèmes majeurs pour l’Europe : 1/ celle-ci ne peut pas gagner : par définition l’arbitre ne peut ni gagner ni perdre, il est tout simplement hors du jeu. 2/ personne n’aime les arbitres. Pourtant, Hoffman incite l’Europe à s’engager plus radicalement dans ce match pour l’IA en faisant profiter ce champ de l’approche culturelle qui la caractérise : « le monde et l’Europe seraient mieux lotis si l’Europe innovait aussi. ». Cet ensemble de contraintes légales ne concerne d’ailleurs pas que l’innovation. Il touche de nombreuses zones, et si la régulation a de nombreux aspects positifs, elle peut également faire fuir les investisseurs, dissuadés par les complexités administratives et légales.
Mais, dans tous les cas, une tension entre régulation et innovation est malgré tout inévitable. En termes logiques, la compliance est d’une certaine manière structurée par un mouvement contraire à celui qui anime l’innovation. En effet, elle vise à faire respecter l’état des choses, et à poser des cadres pour que l’état des choses soit conforme aux normes en vigueur. Or, par définition, l’innovation ne respecte pas l’état des choses et s’affranchit des cadres établis, pour générer des états de réalité inédits. Cette tension est évidemment plus ou moins forte en fonction de la place donnée à la régulation, une place qui, dans certains pays, reste purement symbolique.
Du point de vue des entreprises, au-delà des freins psychologiques, des barrages moraux ou des difficultés à comprendre ce qu’est l’innovation, et de mesurer ses impacts, il y a aussi les capacités à pouvoir matériellement gérer les projets d’innovation. Il s’agit d’un frein objectif. Au moment où elles en auraient besoin, leur modèle économique ne leur permet pas toujours de le faire, et/ou parce qu’il y a une part d’incertitude quant au retour sur investissement en termes de montant mais aussi en termes de durée. Ceci fait que, sur un plan purement économique, l’entreprise n’est pas capable de l’appréhender même si les dirigeants en ont pleine conscience.
Cela oblige parfois à reconfigurer l’ambition des projets. Mais ce réalisme n’est pas nécessairement un renoncement. Il conduit à en faire peut-être moins que ce que l’on aimerait, mais d’en extraire le maximum de bénéfices du point de vue de la qualité du travail et d’avoir ainsi le meilleur retour sur investissement.
Et puis bien évidemment, au-delà de la capacité matérielle – et même si le désir est présent dans l’entreprise -, la capacité humaine entre aussi en ligne de compte. En effet, même si la direction arrive à gommer les freins moraux ou psychologiques, encore faut-il pouvoir compter sur les femmes et les hommes capables de porter cette transformation. Donc, c’est aussi un frein purement opérationnel matériel.
L’échec peut constituer un autre frein. Qu’elles soient adoptées ou créées par des entreprises, certaines innovations ne rencontrent pas le marché et se révèlent des échecs. Ceci conduit les entreprises à une prudence excessive qui, par la suite, les freinent pour innover. Après un échec, elles n’osent plus. Là où ailleurs il serait une leçon permettant de progresser et de se relancer, l’échec est alors source d’inhibition. Il arrive aussi que l’échec pèse lourd dans le bilan, et fait que l’entreprise n’a plus les ressources pour innover de nouveau. Fragilisé par ce manque de réussite, son modèle économique ne lui permet plus une nouvelle vague d’innovation ou de financer une prochaine étape. Il faut réinvestir beaucoup pour recréer quelque chose et ce n’est pas tout le monde qui en a l’envie, les moyens ou les capacités intellectuelles, ni même le temps. Car le business model de certaines entreprises n’est pas assez rentable pour leur donner ce « temps long » que nécessite un projet d’innovation.
Par ailleurs, de nombreux chefs d’entreprise sont aujourd’hui en limite de leur modèle actuel parce qu’ils n’ont pas une autre activité qui leur permet de suivre le rythme imposé par le marché. Toutes les entreprises ne disposent pas en effet de gammes « classiques » (comme Microsoft avec Word ou Excel, par exemple ou Total Énergies qui revendique de pouvoir financer l’énergie verte parce qu’il dispose de l’énergie fossile) qui leur permettent de financer à perte pendant un temps des innovations en devenir.
Le rythme de développement est encore accéléré par les nouveaux entrants. Ces derniers ne sont pas ralentis par les pesanteurs anciennes ou un historique de l’entreprise. Souvent on ne les voit pas venir, on ne les connait pas, on ne connait pas leurs logiques, leurs approches, leurs concepts. Ils n’apparaissent pas dans le champ de vision des compétiteurs (competitive landscape). Ce qui explique que les compétiteurs de demain ne sont pas ceux d’aujourd’hui et certainement pas ceux d’hier. Surgis de nulle part, donc créant la surprise, ces nouveaux entrants déboulent avec de nouvelles méthodes ou des propositions qui leur donnent une capacité multipliée.
S’il faut les distinguer des résistances à l’innovation, l’existence de freins sous-entend logiquement qu’il y a dans l’innovation quelque chose qui devrait être ralenti pour ne pas faire « d’excès de vitesse » (sans quoi il n’y aurait pas de freins). La résistance exprime une défiance face au progrès, au changement, et peut-être parfois à l’idéologie qui sous-tend l’innovation. Les freins sont d’une autre nature. Soit l’on pense que ce n’est pas pour soi, soit l’on estime que ça va trop vite.
Il y a ainsi dans la perception de l’innovation l’existence d’un présupposé : l’idée d’une accélération qui serait naturelle. Cette accélération semble aller de soi. Or, elle ne va pas de soi, elle doit être, comme je l’ai défendu à plusieurs reprises dans ces chroniques, réfléchie, pensée, encadrée ; elle doit être rendue intelligente plutôt que mécanique, envisagée avec nuance et délicatesse plutôt que bestiale et sans recul sur ses diverses conséquences. Ce n’est qu’ainsi qu’elle peut se révéler réellement profitable pour le plus grand nombre.
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(*) Alain Conrard, auteur de l’ouvrage « Osons ! Un autre regard sur l’innovation », un essai publié aux éditions Cent Mille Milliards, en septembre 2020, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI).
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