Le désordre mondial et l’Europe
Par le général de division (2S) Charles Beaudouin, président de Coges Events, qui organise Eurosatory, le plus grand salon mondial de défense et de sécurité (17-21 juin au Parc des Expositions de Villepinte). ( dans » la Tribune »)
Nous assistons à l’évolution rapide de quatre tendances structurantes, toutes mondialisées, interdépendantes, qui se combinent et s’opposent affectant tout particulièrement le monde occidental.
- Le retour des guerres de blocs : revendications territoriales et de populations désinhibées, conflits et potentialité de conflits interétatiques de haute intensité mondialisés (réplique de conflits dans d’autres zones de crises) ; nouvelles alliances de défense ; une économie, devenue particulièrement imprédictible après les chocs (pandémie mondiale et guerre Russie-Ukraine), qui générent inflation voire récession et qui voient s’opposer le sud global et l’occident (bloc des BRICS contre bloc du G7) dans une remise en cause de la mondialisation à outrance pour retrouver des souverainetés reposant à tout le moins sur des dépendances choisies.
- L’évolution des sociétés : l’Occident notamment est traversé par le wokisme, la post-vérité et le post-humanisme, sous l’emprise des réseaux sociaux. Les sociétés subissent une montée de la violence et des communautarismes, une incapacité à débattre et des populismes fragilisant les démocraties. Des phénomènes accentués par le contexte de crise économique.
- Le réchauffement climatique : perceptible, il génère de plus en plus de catastrophes humanitaires et environnementales et provoque des migrations humaines. Particulièrement sensibilisée, la jeunesse occidentale s’investit dans la transition énergétique au risque de remettre en cause la réindustrialisation nécessaire à une souveraineté recouvrée.
- Enfin, l’économie du numérique, en expansion exponentielle et de révolution en révolution, comme celles de l’IA et du quantique, offre de formidables opportunités mais elle reste vulnérable aux attaques cyber et aux dépendances quasi-totales aux terres rares produites très majoritairement en Asie et revêtant un caractère écocide prononcé à leur extraction.
Face à ce constat, quels défis pour les États Européens ? En charge d’assurer la protection et la sécurité de leurs citoyens et de leur territoire, ils sont confrontés à trois défis majeurs :
- Se réindustrialiser et exploiter les ressources naturelles pour retrouver une forme de souveraineté (c’est-à-dire une dépendance choisie plutôt que subie).
- Se réarmer rapidement, moralement et sur le plan capacitaire, pour faire face aux risques de conflits dans le contexte de nouvelles formes de guerres qui sont potentiellement plus meurtrières et qui génèrent une attrition élevée des moyens militaires. Des conflits qui seront également très consommateurs en munitions. Les États devront donc développer des formes d’économie de guerre. La question des réserves (en matériels et en personnels) se pose. Les solutions de service militaire adapté ou de « gardes nationales» participant au-delà de l’effort de résilience, au réarmement moral. Pour autant le contexte économique général et l’état d’endettement des pays, peu favorables aux investissements régaliens, nécessiteront des choix drastiques.
- Mieux assurer la protection des citoyens et du territoire face à la hausse de la violence et de la criminalité, notamment les narcotrafic qui créent des zones de non droit, aux émeutes et au terrorisme.
- Prendre en compte les questions environnementales en assurant une transition énergétique indispensable et en haussant le niveau de gestion des catastrophes humanitaires et climatiques ; mieux gérer les migrations auxquelles les sociétés occidentales seront confrontées.
Ces défis dépassent souvent les capacités propres des États qui ne peuvent que s’inscrire dans une approche régionale à l’exemple de l’Union européenne. Face à la hantise montante de nombreux États de ne plus disposer à court ou moyen terme du parapluie américain, une composante européenne crédible de l’OTAN apparaît d’évidence la voix de la raison, de la maturité et de la responsabilité (et au-delà même d’un minimum d’honneur), avant un potentiel accès à une Europe autonome pour sa défense.
A travers une analyse fine et globale de la nouvelle ère durable dans laquelle nous sommes entrés (plus de 50 facteurs identifiés guident notre réflexion), il convient d’abord que les États et l’Union pensent les conflits extérieurs et intérieurs, les catastrophes impliquant chacun respectivement forces de défense, de sécurité intérieure et de sécurité civile (au sens large du terme) comme un tout. En se combinant parfois, ces formes de crises mettent à l’épreuve la résilience des États et de l’Europe.
Pourquoi développer ses forces armées si les États ne disposent pas de forces de sécurité de l’intérieur efficientes ? Comment faire face aux catastrophes humanitaires et environnementales qui ne manqueront pas de se multiplier sans disposer à tout le moins d’infrastructure de santé aptes à absorber des pics très importants d’hospitalisation. Comment penser l’identification, l’entrainement et la mobilisation des moyens civilo-militaires pour faire face à des événements cataclysmiques, qui nécessiteront une réaction très rapide, puis une montée en puissance des moyens express, sachant que les premières heures sont les plus cruciales ?
En matière de défense, l’Europe gagnera à identifier ses forces et faiblesses sur son spectre capacitaire et certainement essayer de rationaliser sa base industrielle de défense et de Sécurité, très (trop) concurrentielle sur certains secteurs et inexistante sur d’autres. De même, la coopération entre pays qui sera la norme devra être repensée dans une logique plus économique et plus fluide.
le sujet du « remote warfare » ou comment conduire la guerre à distance en minimisant l’empreinte indispensable des combattants au sol qui agissent au contact des populations et qui in fine « conquièrent et tiennent le terrain », dans un environnement particulièrement meurtrier, sera un défi englobant. Les tendances seront notamment les nouvelles mobilités hybrides pour blindés, des drones sous toutes leur formes et plus généralement les équipements connectés, la lutte anti-drone et antiaérienne, le cyber et la guerre électronique (comment les employer offensivement mais également comment protéger le système de forces face à ces agressions) les feux sol-sol longue distance de précision, l’analyse des données et l’intelligence artificielle de défense.
En matière de sécurité intérieure l’effort à conduire sera de mettre en œuvre une meilleure protection de l’espace et des frontières. Comment ? Avec l’emploi des drones et, parallèlement, de la lutte anti-drones, la protection contre les attaques cyber, les « safe cities », les territoires de confiances protection des infrastructures, et bien sûr également l’analyse des données et l’emploi de l’IA pour mieux détecter les signaux faibles des menaces pour les États et l’UE.
Mais demain c’est aussi la capacité évoquée pour les États et l’Union d’agir efficacement face aux crises humanitaires et environnementales dues au réchauffement climatique frappant nos citoyens mais aussi de pouvoir appréhender les drames humains qui ne manqueront pas de se produire à nos frontières du fait de vagues de migrations humaines sans précédent, des migrations de la faim et de la soif difficilement arrêtables. Pour cela il convient de mener une réflexion capacitaire et de conduire un véritable plan Marshall, en partenariat public-privé, projet indispensable et humain s’il en est.
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