Ultraviolence : Au-delà un climat de défiance généralisé
Le pays ne va pas bien. De nombreuses données issues des enquêtes d’opinion montrent que nous vivons une période difficile, pleine d’inquiétudes et de craintes, d’angoisses sociales, identitaires, presque existentielles. D’autres sources confirment largement ce diagnostic. Dans ses indicateurs de santé mentale du mois de février, Santé publique France constate que (malgré une baisse saisonnière) le recours aux urgences pour idées suicidaires sont à des niveaux supérieurs à ceux des années précédentes, surtout chez les 11-17 ans et les 25-64 ans. Notre pays se maintient à une position élevée en Europe concernant les taux de suicide et de gestes auto-infligés, données elles-mêmes marquées par le gradient des inégalités sociales. Lorsque l’on compare la France aux démocraties voisines, on mesure un écart important en matière de confiance, en nous-mêmes et dans les autres, et de projection optimiste vers l’avenir. Les racines sociales et politiques de la défiance française sont analysées de manière approfondie par l’enquête annuelle de Cevipof, le Baromètre de la confiance politique et par les travaux que nous conduisons à Sciences-Po avec Luc Rouban, Gilles Ivaldi et notre équipe (Flora Chanvril, Frédérik Cassor). La Vague 15 de cette enquête (réalisée par Opinionway et publiée en février dernier) montre que l’état d’esprit des Français est toujours pessimiste, à des niveaux parmi les plus hauts depuis quinze ans.
par Bruno Cautrès, chercheur CNRS au Cevipof et enseignant à Sciences Po dans « La Tribune »
Pas étonnant que notre enquête enregistre un fort ressenti sur les questions de violence : 86 % des personnes interrogées déclarent que la France est « une société où il y a de plus en plus de violence », et 47 % se montrent même « tout à fait d’accord » avec cette opinion. Les variations selon les catégories de la population sont particulièrement élevées. Des fractures générationnelles et sociales s’expriment ici : 36 % des moins de 35 ans sont tout à fait d’accord pour dire que nous vivons dans une société de plus en plus violente, c’est 54% chez les plus de 50 ans. Le capital culturel (diplôme) et la catégorie sociale créent également des écarts considérables, de 10 à 15 points, les plus fragiles exprimant fortement ce même sentiment.
Davantage que les données sociologiques, ce sont les choix politiques qui amplifient ou atténuent l’écho de ce climat : 32 % de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon est tout à fait d’accord pour dire que nous vivons dans un pays de plus en plus violent, c’est 40 % chez celui d’Emmanuel Macron, 66 % chez Marine Le Pen et 82 % chez Éric Zemmour. La religion compte également : alors que 54 % des chrétiens (notamment les catholiques) partagent ce fort ressenti, ce n’est le cas que de 32 % des musulmans.
C’est pour défendre sa propriété privée (55 %), sa famille (67%) ou sa vie et son intégrité physique (69 %) qu’on tolère le plus le recours à la force
Le Baromètre de la confiance politique du Cevipof permet également de mesurer l’acceptabilité de la violence pour différents motifs : c’est pour défendre sa religion (15 %), ses idées politiques (17 %), défendre ou « s’opposer à une réforme » (23 %) que l’on considère que la violence est le moins acceptable. C’est bien davantage pour défendre sa propriété privée (55 %), sa famille (67 %) ou sa vie et son intégrité physique (69 %) qu’on la tolère. Ces pourcentages sont encore plus élevés parmi ceux (nombreux dans l’enquête) qui n’ont plus aucune confiance dans la politique ou les institutions, la justice notamment. Ce tableau particulièrement inquiétant n’est pas d’un seul bloc : la violence à l’égard des policiers ou des agents des services publics est très largement condamnée, et le pays considère que la polarisation politique ne permet plus vraiment les échanges entre points de vue différents, que les débats politiques sont devenus de plus en plus agressifs. Toutes ces données montrent une très grande inquiétude et même une forme d’angoisse face aux violences.
Profondément nourri par les crises à répétition, un sentiment d’impasse et de confusion s’est installé. Nous nous sentons démunis face à une actualité souvent traumatisante, les images de guerre qui nous viennent d’ailleurs, et plus généralement face à un immense bouleversement du monde qui nous fascine, nous interroge et surtout nous inquiète. Ce bouleversement comporte également son lot de violences, sociales et symboliques. Nous sommes en quête de sens mais l’imaginaire politique semble bien en difficulté lorsqu’il s’agit d’apporter des réponses et de nous fournir une boussole, une carte ou un plan. Il faut espérer que la campagne des élections européennes du 9 juin permette de dégager quelques lignes directrices et que la confrontation démocratique des idées donne des exemples d’échange de points de vue respectueux. Après tout, c’est bien par la parole et le dialogue respectueux que l’on peut apaiser les tensions, calmer les craintes et donner l’exemple du dialogue non violent… Nous en avons tant besoin.
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