Faut-il renommer le vivant ?

Faut-il renommer le vivant ?

 

La description de la biodiversité repose sur une discipline appelée taxinomie – ou taxonomie – qui se charge de décrire, classer et nommer des éléments structurés de la biodiversité, appelés taxons. D’Aristote à Albert le Grand en passant par Pline l’Ancien, de nombreux travaux de taxonomie sont parvenus à la postérité par des auteurs venant d’époques, de langues et de cultures différentes. Les langues vernaculaires n’étant pas suffisantes pour communiquer sans ambiguïté à propos des différents taxons – certains organismes ayant une multitude de noms, ou aucun dans nos langues actuelles – une discipline internationale est apparue pour établir des noms dits scientifiques : la nomenclature. Elle est dite linnéenne du nom de son fondateur Carl von Linné, un naturaliste suédois du XVIIIe siècle, et est également qualifiée de binomiale (en botanique) ou binominale (en zoologie). Ces deux adjectifs renvoient au fait que les noms d’espèces s’écrivent en deux parties : le nom de genre d’abord, puis l’épithète spécifique. Écrits en italique, ils sont suivis du nom de l’auteur (entier ou sous forme d’abréviation) et souvent de la date de publication en zoologie (ex. Rana temporaria Linnaeus, 1758 pour la grenouille rousse, ou le cerisier griottier Prunus cerasus L. 1753). Depuis peu, ce système fait pourtant l’objet d’une nouvelle vague de critiques. Pour en comprendre les tenants et aboutissants, penchons-nous sur le fonctionnement de cette discipline pluricentenaire.

Par  Taxonomiste et informaticien de la biodiversité, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) ( The Conversation)

La nomenclature biologique est régie par 5 Codes indépendants :

Chacun de ces Codes possède une commission internationale chargée de le rédiger et de trancher d’éventuels cas complexes. Un nouveau Code de botanique est prévu pour l’été 2024 et la 5e édition du Code de zoologie est en cours de rédaction.

La nomenclature dépend toujours d’une taxonomie préexistante. Cette dernière attribue des rangs aux taxons (espèce, genre, famille…) les emboîtant les uns dans les autres, et permet de construire une classification hiérarchique. Les techniques et la méthodologie de la taxonomie évoluent, et chaque changement peut influer sur la nomenclature.

Contrairement à la taxonomie, qui est une science et qui est ainsi réfutable, la nomenclature est une discipline scientifique qui suit une logique de procédure, et n’est donc pas sujette à interprétation, en dehors de celle des articles des Codes.

La nomenclature reconnaît plusieurs catégories de noms. Certains sont qualifiés de disponibles (zoologie) ou validement publiés (botanique), car ils remplissent toutes les conditions pour exister aux yeux des Codes et entrer dans le système nomenclatural.

Ces conditions, qui ont évolué avec le temps, incluent aujourd’hui, mais ne se limitent pas, au fait que le nom soit de forme latine, accompagné d’une description taxonomique, et qu’un spécimen au moins, pour les espèces, soit désigné comme type porte-nom, c’est-à-dire comme référence objective permettant d’identifier le taxon nommé.

Les noms valides (zoologie) ou corrects (botanique) sont ceux à utiliser si un conflit entre noms apparaissait. Si deux noms désignent le même taxon, ils sont dits synonymes, et le cas inverse (deux noms similaires pour deux taxons différents) donne lieu à des homonymes. Lors d’un conflit, le nom le plus ancien est considéré comme étant le nom valide/correct, c’est le principe de priorité.

Dans certaines rares occasions, on déroge à cette règle pour protéger des noms très utilisés, par l’intervention éventuelle de Commissions. Ces dernières ne jugent pas de la qualité scientifique d’un nom ou d’un travail, simplement à la bonne application des règles de nomenclature.

Une liberté importante est laissée aux auteurs lors du choix de noms, et en dehors de règles grammaticales, ces noms ne peuvent pas être modifiés.

Cela permet aux auteurs d’exprimer parfois un sens de l’humour certain : ainsi, il existe une mouche en Floride nommée Pieza rhea Evenhuis 2002, un genre de grenouilles malgaches comptant les espèces Mini atureMini mum et Mini scule, les trois par Scherz et al., 2019 ou encore un scarabée péruvien nommé Gelae donut Miller & Wheeler, 2004.

Les scientifiques peuvent aussi choisir de dédier des noms à des collègues réputés en créant des éponymes, tels que le Magnolia L., hommage à Pierre Magnol, un médecin et botaniste français, ou Adansonia L., le genre contenant le baobab, référence à Adanson, premier à l’avoir décrit.Certaines célébrités ont également eu droit à leurs espèces, comme Plinthina beyonceae (Lessard, 2012) et certains personnages imaginaires donnent naissance à des éponymes tels que Agathidium vaderi Miller & Wheeler, 2005, du nom de l’antagoniste de Star Wars. Mais cette liberté laissée aux auteurs a récemment fait surgir certaines controverses.

Dans le passé déjà, l’histoire de la nomenclature a été traversée par de nombreuses discussions et polémiques, et ce dès le début de la codification de la discipline. En 1905, le congrès botanique de Vienne fut témoin d’une sortie théâtrale d’un botaniste allemand, outré par l’incompétence perçue de l’assemblée. Les règles de nomenclature zoologique éditées la même année, d’à peine une vingtaine de pages contre une centaine aujourd’hui, furent considérées comme trop contraignantes dès leur publication.

Plus récemment, une nouvelle série de polémiques ont vu le jour. Il y a quatre ans, un appel a été lancé par deux néozélandais pour modifier les règles de l’ICNafp et « rétablir » les noms d’origine indigènes dans la taxonomie, plutôt que de respecter l’usage codifié de faire débuter la nomenclature en 1753 – lorsque Linné crée le système – pour la botanique et 1758 pour la zoologie, correspondant à des publications de Linné.

Un article récent sur les anacondas a fait beaucoup de bruit : il reprend cette rhétorique sur les noms indigènes pour faire valoir un nom dont la taxonomie sous-jacente semble fragile. Il y a une volonté des auteurs de renvoyer toute critique de leur taxonomie à une attaque contre les peuples indigènes et un non-respect de leur culture, ce qui est un non-sens scientifique, et justifier une position « non-orthodoxe par rapport au ICZN ». Loin de faire consensus, l’article a déjà reçu au moins deux critiques.

Reprendre les noms indigènes constituerait en effet un retour philosophique à la nomenclature vernaculaire, qui existait avant Linné. Une poignée d’articles énumérant les principales faiblesses de cette proposition ont vu le jour : ils rappellent, entre autres, la difficulté de déterminer la priorité lorsque plusieurs cultures côtoient les mêmes organismes. Les Codes accordent par ailleurs déjà la possibilité de baser un nom d’espèces sur des noms locaux, et cette pratique donne par exemple les noms Okapia Lancester, 1901, du mvuba, ou Aratinga Spix, 1824, nom de genre de la Conure soleil et venu d’une langue amazonienne éteinte, le vieux tupi.

Une seconde polémique, émanant de la « cancel culture », a également pris de l’ampleur, d’abord en botanique, avant d’atteindre la zoologie. Les tenants de cette polémique proposent l’abandon des éponymes, dédiés à des personnages historiques, scientifique ou non, jugé comme indignes d’être honorés ou pouvant le devenir un jour. Un exemple est E. D. Cope, zoologiste américain, qui a donné son nom à quelques dizaines d’espèces animales, et défenseur d’une idéologie raciste. Le journal Copeia a déjà été rebaptisé il y a quelque temps.

Une riposte s’est rapidement mise en place, certains arguant que la stabilité nomenclaturale ne pouvait pas se permettre de se perdre dans des sujets politico-moraux dans l’air du temps, pour un système qui se veut le plus atemporel possible. Une initiative dans ce sens par des biologistes espagnols a recueilli plus de 1500 signatures.

D’autres scientifiques font valoir que les éponymes jouent un rôle positif pour les communautés sous-représentées jusque-là. La Commission internationale de nomenclature zoologique s’est déjà prononcée contre toute tentative d’intrusion des questions politiques dans le processus scientifique. Pour la botanique, le 20e Congrès international tranchera probablement la question cet été.

De par sa nature particulière, la nomenclature est une vitrine pour la taxonomie mais porte un lourd héritage, ancré dans l’histoire humaine, dans ce qu’elle a de pire et de meilleur. Aujourd’hui, elle est menacée par la disparition de l’expertise associée due à la raréfaction des postes de taxonomistes. Cette discipline est avant tout l’un des plus vieux standards en science encore utilisés de nos jours et reste un outil efficace et précieux pour les scientifiques.

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