L’évolution de la mondialisation

 

Déjà ébranlée à la suite de la crise financière de 2007-2009, la mondialisation a depuis évolué au rythme des prises de conscience que les chocs, qui ont secoué l’économie mondiale depuis 2020, ont déclenché. À cela s’est ajoutée l’impérieuse nécessité de sauver le climat, pour conduire à une mondialisation où les forces de fragmentation deviennent tangibles. Alors que la mondialisation était déjà soumise à une défiance grandissante, la crise sanitaire va venir révéler à tous que les interdépendances nous rendent vulnérables. À partir de là, la question de la sécurité des approvisionnements va peu à peu l’emporter face aux forces, qui prévalaient jusque-là, d’une libéralisation toujours plus poussée des flux commerciaux. Ce sont d’abord les États qui vont s’en soucier pour les produits stratégiques. Et c’est la découverte pour eux que les chaînes de valeur mondiales sont terriblement opaques et qu’il va falloir les sécuriser quitte à faire revenir sur le sol national, ou en tout cas pas trop loin, la production de certains biens. Ce sont ensuite les entreprises qui, confrontées aux ruptures d’approvisionnement post-crise sanitaire, vont réaliser que la sécurité doit désormais entrer dans l’équation de leurs coûts. Car dans un monde moins fluide et moins sûr qu’auparavant le moindre coût pour elles n’est plus de rechercher les approvisionnements au plus faible coût car les pertes occasionnées par ces ruptures sont lourdes.

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Adjointe au directeur du CEPII, CEPII

Pour autant jusque-là, même si les préoccupations sur la sécurité économique montaient, la mondialisation n’était pas remise en cause par des prises de position radicales des États. Et puis, l’invasion de l’Ukraine par la Russie est venue raviver ces inquiétudes et à nouveau nous montrer, surtout à nous Européens, et en particulier à l’Allemagne, jusque-là très attachée au libre-échange, que les interdépendances nous fragilisent, avec les ruptures d’approvisionnement de gaz et la crise énergétique qui s’est ensuivie.

C’est aussi la révélation que le commerce n’empêche pas la guerre, et la crainte que cela se produise en Asie, si la Chine envahissait Taïwan avec des répercussions sur l’économie mondiale qui seraient d’une tout autre ampleur. Aux risques liés aux interdépendances s’ajoutent alors les risques géopolitiques.

Face à cela, ce sont les États-Unis qui vont être les premiers à réagir. En avril 2022, Janet Yellen, secrétaire d’État au Trésor, va populariser la recommandation, issue du rapport sur les chaînes de valeur mondiales remis à l’administration Biden en juin 2021, de renforcer les liens commerciaux avec les alliés, ceux qui partagent les mêmes valeurs. C’est la politique du friendshoring, qui anime, depuis lors, la stratégie américaine en matière de politique commerciale.

Et puis en août 2022 c’est l’Inflation Reduction Act (IRA), qui vient préciser comment les Américains entendent à la fois lutter contre le dérèglement climatique, et c’est leur grand retour dans ce domaine, mais aussi retrouver la confiance de la classe moyenne et leur puissance dans les industries d’avenir, les industries vertes. C’est aussi le CHIPS and Science Act, promulgué le même mois, qui vise à retrouver un leadership américain dans l’industrie des semi-conducteurs, ces éléments indispensables aux technologies du futur.

C’est enfin en avril 2023, le discours de Jake Sullivan, conseiller à la sécurité de Joe Biden, qui va présenter la cohérence d’ensemble de la démarche américaine : face à un monde qui a déçu, avec son lot d’emplois détruits, de pans de l’industrie qui ont disparu et de technologies d’avenir qui se sont développées en dehors des frontières, plus question, pour faire face aux défis à relever, de s’en remettre aux anciennes recettes.

C’est un « nouveau consensus de Washington » qui se dessine et qui se définit en opposition à l’ancien qui faisait de la libéralisation des forces du marché et du retrait des États sa principale mission. La politique industrielle, décriée pendant des décennies, est le pilier de ce nouveau consensus et la sécurité économique sa motivation. Plus question non plus de s’en remettre aux forces du marché et au libre-échange pour assurer l’avenir.

C’est l’esprit de l’IRA, qui s’appuie sur des mesures qui vont à l’encontre des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en octroyant des subventions assorties de clauses de contenu local. C’est aussi l’esprit des mesures prises pour « dérisquer » l’économie américaine de celle de la Chine, à savoir la « découpler » dans les technologies à double usage, celles qui pourraient être utilisées à des fins militaires (semi-conducteurs, informatique quantique et intelligence artificielle). Restrictions des exportations, contrôle des investissements sortants ont remplacé dans ces technologies la logique de la libéralisation et des avantages comparatifs.

Si l’Union européenne (UE), de par son ADN plus axé sur la promotion de l’ouverture, se montre moins agressive que les États-Unis, tant dans les discours que dans les mesures prises, elle n’est pas restée en marge de ce mouvement, cherchant elle aussi, dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes, à se protéger des risques, à rester dans la course technologique et ne pas rater le train des industries de demain. Autonomie stratégique ouverte, European Chips Act, Pacte vert, Net Zero Industry Act, « dérisquage » et sécurité économique… font désormais partie du logiciel européen.

Quant à la Chine, alors qu’elle a bâti sa puissance sur son insertion internationale mais également sur une politique industrielle très active et qu’elle élabore depuis dix ans, avec son plan « Made in China 2025 », de quoi être moins dépendante de l’étranger, elle ne manque pas une occasion de dénoncer ce qu’elle qualifie de protectionnisme américain ou européen et se pose en apôtre de l’ouverture, comme lors du dernier forum des Nouvelles routes de la soie en octobre dernier.

Pourtant, dès 2020 elle adoptait une loi sur les contrôles à l’exportation pour cause de sécurité nationale, contrôles mobilisés en août 2023, avec la décision de soumettre les exportations de gallium et de germanium à un visa d’exportations au motif de préserver la sécurité et les intérêts nationaux.

On le voit, la mondialisation a depuis deux ans pris une tournure bien différente de celle qui prévalait jusque-là. Les considérations géopolitiques sont désormais particulièrement prégnantes et, avec elles, le risque qu’une logique de blocs se mettent en place est loin d’être négligeable. Toutefois, dans un contexte d’interdépendances aussi intenses que celles qui règnent aujourd’hui, les détricoter ne sera pas si facile.

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