Politique et Immigration : la gauche hors-sol
L’épisode politique autour de la loi relative à l’immigration marque une défaite cinglante pour la gauche, dont l’impuissance à peser sur les débats est patente, analyse dans sa chronique Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».
« Il n’y a pas de plus grave problème que celui de la main-d’œuvre étrangère », écrivait Jean Jaurès à la « une » de L’Humanité du 28 juin 1914, un mois avant d’être assassiné. Se référer aujourd’hui à la sentence du grand dirigeant ouvrier à la veille de la première guerre mondiale, dans un contexte politique lointain, peut sembler anachronique. Pourtant, cette phrase résonne comme un rappel à l’ordre à l’heure où les silences de la gauche sur l’immigration renvoient à sa coupure avec les classes populaires happées par l’extrême droite. D’autant que sonnent étonnamment actuelles les orientations du leader de la gauche d’alors : « assurer la liberté et la solidarité au prolétariat de tous les pays », « pourvoir aux nécessités de la production nationale qui a souvent besoin (…) d’un supplément de travailleurs étrangers » et « empêcher le patronat » d’utiliser ces derniers pour « évincer du travail les ouvriers français et avilir leurs salaires ».
La piqûre de rappel de Jaurès sur une vision « de gauche » du contrôle de l’immigration, conciliant internationalisme et défense des prolétaires, n’est pas inutile après la décision du Conseil constitutionnel qui a taillé en pièces la loi sur l’immigration. Si cette censure partielle traduit d’abord le cynisme d’un exécutif laissant aux juges le « sale boulot » d’annuler des dispositions dont il mettait lui-même en avant l’inconstitutionnalité, si cette pantalonnade est pain bénit pour l’extrême droite, pour sa dénonciation du « gouvernement des juges contre le peuple » et de la Constitution « qui empêche de maîtriser l’immigration », l’épisode marque aussi une défaite cinglante pour la gauche, dont l’impuissance à peser sur les débats est patente.
Ni le trompe-l’œil de la décision des neuf juges de la Rue de Montpensier, qui invalide des mesures dénoncées à gauche, ni les modestes manifestations contre une « loi raciste » ne sauraient masquer la mise à l’écart des progressistes sur un sujet – l’immigration – où ils ont longtemps donné le « la ». En déposant une motion de rejet, en la votant avec l’extrême droite, le 11 décembre 2023, et en exultant après son adoption, alors qu’elle ouvrait un boulevard à la droite xénophobe, la plupart des députés de gauche ont surtout manifesté le lâche soulagement d’avoir évité un débat sur lequel ils sont eux-mêmes divisés et ont perdu pied.
Il serait temps, pourtant, d’assumer le constat posé voilà plus d’un siècle par Jaurès sur les enjeux économiques et sociaux – et pas seulement moraux, culturels ou identitaires – de l’immigration…
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