Politique-Hamas-Israël : une guerre également médiatique
« Je te dis que nous livrons une bataille, et que plus de la moitié de cette bataille se déroule sur la scène médiatique. Nous sommes donc engagés dans une bataille médiatique pour gagner les cœurs et les esprits des membres de notre communauté. » Cette citation nous montre à quel point Ayman al-Zawahiri – longtemps numéro deux d’Al-Qaida, puis leader de l’organisation de l’élimination d’Oussama Ben Laden en 2011 jusqu’à son propre assassinat en 2022 par un drone américain – considérait la sphère médiatique comme un champ de bataille à part entière. Et de ce point de vue, la supériorité militaire des États-Unis pourrait être un avantage pour les djihadistes. Une situation que l’on retrouve, mutatis mutandis, aujourd’hui dans le conflit qui oppose Israël au Hamas.
par
Pierre Firode
Professeur agrégé de Géographie, membre du laboratoire Médiations, Sorbonne Université
dans The Conversation
Les propos cités ci-dessus proviennent d’un message envoyé par Al-Zawahiri en 2004, depuis le Pakistan, à Abou Moussab Al-Zarqaoui, le fondateur d’Al-Qaida en Irak (la branche irakienne de l’organisation terroriste), pour l’inciter à mobiliser l’oumma, c’est-à-dire l’ensemble des musulmans, dans un djihad global à l’encontre de ce qu’il considérait être une nouvelle « croisade », menée par la « mécréante » puissance américaine, contre l’islam et ses pratiquants.
Pour ce faire, Al-Zawahiri insistait sur la nécessité de déplacer les nouveaux sanctuaires du groupe terroriste des confins ruraux – qui se trouvaient dans les zones tribales et montagneuses de l’Afghanistan et du Pakistan – vers les centres urbains de l’Irak central sunnite. Ce basculement géographique reposait sur un constat stratégique : la ville, dans les conflits contemporains asymétriques, est devenue un véritable catalyseur capable d’alimenter la « guerre médiatique ». Les destructions qui y sont commises par l’ennemi sont plus spectaculaires qu’en zone rurale, la présence de milliers de civils peut faire hésiter l’assaillant au moment de lancer ses attaques, le nombre de victimes collatérales plus élevé, la quantité de photos et de vidéos qui y sont prises est plus importante – autant d’éléments qui permettent de mieux mobiliser les publics lointains contre l’armée qui mène l’offensive.
Ce constat n’a rien perdu de son actualité. Les méthodes de combat adoptées par les actuels leaders militaires du Hamas semblent, à bien des égards, s’inscrire dans la continuité d’une pensée stratégique réfléchie, initialement élaborée au cours des affrontements de ces dernières décennies entre les puissances occidentales (principalement les États-Unis) et les groupes terroristes comme Al-Qaida.
En quoi la filiation idéologique et stratégique entre Al-Qaida et le Hamas peut-elle éclairer le conflit en cours à Gaza ?
Il est difficile de ne pas voir dans les modes opératoires du Hamas mis en œuvre actuellement à Gaza une logique similaire à celle utilisée par Al-Qaida en Irak à Falloujah (une ville située à 70 km à l’ouest de Bagdad, peuplée de quelque 300 000 habitants avant le début des hostilités) en 2004. La deuxième bataille de Falloujah, en novembre 2004, constitue, à cet égard, un cas d’école pour comprendre l’utilisation de l’arme médiatique par des groupes terroristes dans un conflit asymétrique.
Lors de l’opération Al-Fajr lancée en novembre 2004, Al-Qaida a construit son système défensif à Falloujah de façon à alimenter la guerre informationnelle menée contre les États-Unis. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la concentration des caches d’armes autour des principales mosquées de la ville.
Sur ce document produit par l’armée américaine, peuvent être mis en évidence cinq bastions défensifs, chacun organisé soit autour d’une mosquée stratégique soit autour de l’hôpital universitaire de Falloujah. Un tel dispositif permet aux insurgés de bénéficier de la relative protection de boucliers humains : même si l’essentiel de la population de Falloujah a quitté la ville au moment de l’offensive américaine, les mosquées et l’hôpital universitaire sont des lieux de refuge pour les civils, qui les perçoivent comme des sanctuaires.
En plus de dissuader les Américains de frapper ces positions, les insurgés entendent maximiser, en cas de frappe, les pertes civiles afin d’inonder les médias arabophones d’images de civils irakiens tués. D’autant que la mosquée revêt un caractère sacré ce qui transforme l’opération américaine en une véritable profanation aux yeux des populations musulmanes, en Irak et ailleurs au Proche-Orient. Il s’agit alors pour Al-Qaida en Irak de réveiller chez l’Oumma le « réflexe » du djihad dit « défensif ».
En effet, les stratégies employées par Al-Qaida doivent s’interpréter à l’aune de la théorie des deux djihads développée par Ben Laden, Abdallah Azzam et Al-Zawahiri (les trois principaux stratèges de l’organisation terroriste) :
« Le djihad contre les infidèles est de deux sortes : le djihad offensif, à savoir attaquer les infidèles dans leur pays. […] et le djihad défensif, à savoir expulser les infidèles de nos pays, [qui] est une obligation individuelle, et même le plus important devoir individuel, dans les cas suivants : lorsque les infidèles pénètrent dans l’un des territoires musulmans et y persécutent des frères. »
La lutte contre la profanation des mosquées et pour la protection de populations civiles menacées par des « mécréants » relève pour les théoriciens d’Al-Qaida du djihad dit « défensif ». Or, les stratèges d’Al-Qaida ont parfaitement conscience que ce djihad défensif est beaucoup plus consensuel au sein de l’oumma que le djihad dit offensif, qui ne concerne qu’une infime minorité de musulmans.
L’objectif d’Al-Qaida est donc clair : obliger l’armée américaine à toucher les civils, à profaner des lieux saints, symboles de l’oumma, afin de la rassembler autour du drapeau djihadiste.
Cette stratégie trouve alors un écho évident dans les doctrines actuellement utilisées à Gaza, comme le montre le manuel de guérilla urbaine du Hamas retrouvé par Tsahal lors de l’opération « Bordure protectrice » en 2014. Comme Al-Qaida en Irak, le Hamas a théorisé l’utilisation des boucliers humains pour fédérer les populations musulmanes autour du djihad anti-Israël. L’un des passages de ce manuel, très partiellement mis à disposition des chercheurs par Tsahal, affirme :
« La destruction d’habitations civiles : cette pratique attise la haine des citoyens envers les assaillants [l’armée israélienne] et augmente leur soutien aux forces de résistance de la ville [Hamas]. »
C’est dans cette optique que l’on pourrait comprendre la localisation des forces du Hamas dans le quartier de Shuja’iya, frappé par Tsahal en 2014 lors de l’opération « Bordure protectrice ».
On voit bien à travers ce document fourni par l’armée israélienne que les points de départ de tirs de roquettes sont concentrés dans les espaces les plus densément habités du tissu urbain.
La géographie des planques témoigne d’une même logique de boucliers humains. Ces planques sont concentrées autour de deux zones résidentielles d’habitat collectif où les combattants du Hamas se cachent sous les étages occupés par des populations civiles.
À la différence d’Al-Qaida, le Hamas ne cherche pas a priori à susciter des vocations djihadistes, mais plutôt à soulever la rue arabe, à la radicaliser afin de fragiliser les régimes arabes partenaires d’Israël et d’isoler un État hébreu soucieux de normaliser ses relations avec ses voisins.
Les stratèges d’Al-Qaida ont d’ailleurs théorisé la vocation du djihad palestinien à saper la légitimité des régimes arabes en paix avec Israël (à commencer par l’Égypte, depuis les accords de Camp David de 1978). Comme l’écrit Al-Zawahiri en décembre 2001 :
« L’occasion qui s’offre au mouvement djihadiste de conduire l’oumma vers le djihad pour la Palestine est plus grande que jamais, car tous les courants laïcs qui faisaient de la surenchère sur la cause palestinienne et rivalisaient avec le mouvement islamique pour la direction de l’oumma dans cette cause se sont découverts, aux yeux de l’oumma, en reconnaissant le droit à l’existence d’Israël, en engageant des pourparlers et en se conformant aux décisions internationales. »
Le djihad défensif pour la Palestine doit donc participer, selon Azzam et Al-Zawahiri, à la lutte contre les « ennemis proches » (les « régimes arabes impies » comme l’Égypte) et déboucher sur une insurrection de la rue arabe contre ces régimes dont ce même djihad révélera, pour Azzam, la « soumission » aux « croisés judéo-chrétiens ».
Ainsi, le recours aux boucliers humains et l’implantation des groupes terroristes dans des espaces densément peuplés s’inscrivent dans un projet stratégique clairement assumé dès la création d’Al-Qaida : rassembler l’oumma autour d’un djihad pensé comme la défense d’un Dar-Al-Islam (terre des musulmans) « persécuté », « occupé » et « humilié » par une puissance dite « mécréante ».
Dans cette optique, l’essentiel du combat djihadiste se mène sur le « champ de bataille médiatique » où l’asymétrie militaire entre fort et faible profite aux faibles et aboutit à ce que Jean Paul Chagnollaud appelle la « défaite du vainqueur ». Cette expression résume parfaitement l’échec des Américains, sur le temps long, dans leur opposition à Al-Qaida en Irak de 2004 à 2011, et pourrait synthétiser l’issue du conflit actuel à Gaza entre Israël et le Hamas.
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