Élites et intérêt général

Élites et intérêt général

L’École polytechnique est souvent associée à la sélectivité, à l’excellence académique, mais aussi à l’élitisme et à la technocratie qui sont sources de critiques depuis sa création.
La présidence Macron a réactivé le procès des élites technocratiques françaises, de la défense de l’intérêt général et du devenir de la démocratie. La réforme de la haute fonction publique engageant la suppression de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) et son remplacement le 1er janvier 2022 par l’Institut national du service public (INSP) en est un exemple saillant. C’est l’historien et essayiste Jacques Julliard, disparu en septembre dernier, qui, dans son ouvrage La faute aux élites publié en 1997 avait initié le débat en France. Malgré son titre provocateur, ce livre ne faisait pas le procès des élites, mais celui de « ceux et de celles qui ne les aiment pas ! » Une ligne d’écriture peu tenue depuis, tant il est rentable politiquement d’alimenter la critique antiélitiste.

par William Genieys
Directeur de recherche CNRS au CEE, Sciences Po dans The Conversation

Un article intéressant en forme de plaidoyer pour les élites attachés au concept d’intérêt général mais qui peine à convaincre compte tenu de la crise générale de l’appareil d’État. NDLR

Les récentes critiques des technocrates d’État à la française, par ceux qui en font partie, d’Aquilino Morelle, énarque et inspecteur général des affaires sociales, à Alexandre Moatti, polytechnicien et ingénieur au Corps des mines affirment que rien ne change. Mes recherches récentes sur la transformation des systèmes de protection maladie aux États-Unis et en France confirme qu’il existe des élites technocratiques attachées à la promotion de l’intérêt général.

Il suffit de lire les deux récents essais d’Alexandre Moatti, « Un regard sur les élites françaises » (2022) et « Technocratisme » (2023), pour penser qu’en France rien ne change : la noblesse d’État des grandes écoles et l’esprit de corps détient toujours le pouvoir. Cette caste de technocrates constituerait une survivance de « l’Ancien régime ».

Le premier ouvrage relate l’histoire de L’institut Auguste-Comte (1977-1981) dont l’objectif était « d’ouvrir » la formation des élèves de l’École Polytechnique, école qui forme les élites économiques et industrielles en France. Inauguré en 1977, il est supprimé dès l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 ! L’auteur dévoile comment, à l’abri des regards, différentes coteries polytechniciennes s’affrontent sur la réforme de leur formation. Les porteurs d’un projet visant à « parfaire » le cursus scolaire d’un des fleurons de l’élitisme français sont défaits par les partisans de « l’Ancien régime » et du rien ne doit changer. Les guerres picrocholines d’alors préfigurent celles occasionnées, 45 ans plus tard, autour du « Rapport Thiriez » sur la réforme des grands corps et de l’ENA…

Jouissant d’un grand prestige dans l’enseignement supérieur en France, l’École polytechnique est souvent associée à la sélectivité, à l’excellence académique, mais aussi à l’élitisme et à la technocratie qui sont sources de critiques depuis sa création.

Alexandre Moatti confirme l’impossibilité d’ouvrir une brèche dans la « tyrannie du diplôme initial » lié au concours d’entrée, un système reléguant la reconnaissance de la formation scientifique (doctorat) au second plan. Ce diplôme constitue pourtant le standard pour les cadres dirigeants dans la quasi-totalité des démocraties avancées… Tout d’abord, il permet de former les jeunes élites par la pratique de la recherche, ensuite, le doctorat pourrait constituer un pré requis permettant de sélectionner au mérite les candidats qui en milieu de carrière souhaitent accéder aux fonctions de directions supérieures.

Dans un deuxième ouvrage, Technocratisme. Les grands corps à la dérive, Alexandre Moatti reprend des idées déja mobilisées (le dossier noir de l’ENA ou en « Ceux d’en haut. Une saison chez les décideurs ») par d’autres avant lui, pour reprocher à la « technocratie d’État », celle des « grands corps », d’avoir pavé la voie au néolibéralisme au détriment de l’intérêt général, et d’avoir généré un lot de bérézinas industrielles et financières.

Avec sa « rétro-histoire des grands corps de l’État », il entend prolonger le regard sur les élites en France du politologue états-unien, Ezra Suleiman, tout en occultant d’autres références clefs. La défense de l’intérêt général par les corps des ingénieurs d’État influencés confiant des les vertus du progrès technique et les énarques durant les trente glorieuses s’est effacée au profit d’une « technocratie affairiste intimement liée aux grandes entreprises et aux grands cabinets de conseils ».

Bien que séduisante, l’assimilation du technocratisme à la seule « super élite » des grands corps de l’État, « où entrent les premiers classés à la sortie de polytechnique et de l’ENA », n’en est pas moins réductrice. Une « description minutieuse » de logiques de carrière – un diplôme prestigieux (Polytechnique, ENA, etc.), une appartenance aux grands corps (Inspection des finances, Conseil d’État, Mines, Ponts, etc.) et l’occupation d’un poste de cabinet ministériel ou d’un conseil d’administration – permettrait d’attester la formation d’une « techno-tyrannie (sic) ». La sociologie politique enseigne que ces indicateurs sont insuffisants pour témoigner de la réalité du pouvoir de l’élite.

De son côté, dans L’opium des élites, Aquilino Morelle partage le constat du renoncement de la technocratie française à ces valeurs originelles de l’intéret général et national. Pour lui, « l’européisme » des élites françaises, notamment de gauche, a favorisé le développement des idées néo-libérales.

La sociologique des élites, comme les comparaisons, nous invite à ne pas céder à ces « grandes simplifications » à la mode sur la technocratie.

Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, l’historien et philosphe Alexis de Tocqueville a montré l’intérêt de comparer la démocratie française et la démocratie étatsunienne. La question des élites technocratiques n’y échappe pas. Leur rôle politique est souvent perçu comme une obstruction au bon fonctionnement de la démocratie représentative. Le concept de technocracy y est justement apparu sous la plume d’un ingénieur californien, William Henry Smyth en 1919.

Avec la Présidence Trump, la critique du technocratisme a connu un nouveau succès : avec la dénonciation de la contagion du gouvernement par les « insiders » et l’évocation du mythe du l’État profond (deep state) renvoyant à l’existence d’un groupe informel contrôlant l’appareil administratif et le gouvernement washingtonien.

Mon livre, A Government of Insiders, prend le contrepied de cette rhétorique. Dans mon étude, la technocratie prend les traits « des élites gouvernementales non-élues » qui, sous l’administration Obama, se sont engagées sur la question de l’extension de la couverture maladie aux États-Unis. Une série de 45 portraits sociologiques de ces collaborateurs (staffers) des élus au Congrès ou conseillers politiquement nommés à la Maison Blanche et au ministère de la santé, montre sur la longue durée que leur parcours de carrière explique la face cachée du succès de cette réforme.

Le rôle clef des vétérans de l’administration Clinton sous la présidence Obama prouvent l’attachement des ces « insiders » à la promotion de l’intérêt général. Ces élites ont défendu une réforme étendant la couverture maladie à plus de 25 millions de citoyens américains qui en étaient démunis jusqu’alors. Ainsi définit, les technocrates ne sont plus perçus comme le factotum des lobbies économiques ou encore de leurs propres intérêts.

De surcroît, l’étude du travail concret des élites gouvernementales non élues montre, non seulement que ces technocrates ne sont pas les ennemies de la démocratie représentative mais un élément clefs de son fonctionnement.

Inspiré par le cas des États-Unis, on peut observer les mutations de la technocratie française avec un autre regard. La transformation de l’administration de la Sécurité sociale en France fournie un excellent exemple. L’étude des technocrates de l’administration de la Sécurité sociale (cabinets ministériels, directeurs d’administration centrales ou de caisses d’assurance maladie) confirme le déclin des grands corps et l’émergence de nouvelles élites engagées dans la défense du bien commun.

La sociologie des portraits de ces technocrates montre que, dès les années 1980-90, les conseillers d’État ont été supplantés dans les fonctions de direction par des magistrats de la Cour des comptes. Dès les années 2000, ces derniers sont remplacés, à leur tour par, des hauts fonctionnaires de la Direction de la sécurité sociale (ministère des affaires sociales). Leur carrière est façonnée en circulant de postes en postes entre la direction de la Sécurité sociale, la direction de l’union des caisses d’assurance maladies et les hautes autorités du secteur, ils façonnent leur carrière de façon originale à l’abri de l’influence des groupes d’intérêts.

Ces nouveaux technocrates partagent un leitmotiv : « rendre la sécurité sociale durable (sic) ». La politique de contrôle des dépenses avec l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM) constitue une réponse à l’augmentation de la demande et des coûts du progrès de la médecine.

Face au défaut de la médecine libérale sur l’hôpital public (urgences), leur but n’est pas de réduire les dépenses selon la logique macro-économique de Bercy, ni de privatiser la « Sécu » mais plutôt de financer l’extension de son périmètre avec la Protection maladie universelle et la 5ᵉ branche « Autonomie » (Handicap et Grand âge). En 2023, le choix de la Direction de la Sécurité sociale par le major de l’INSP, ex-ENA, confirme le changement en cours.

Pour sortir de ces poncifs convenus, ne faudrait-il pas s’inspirer du peintre Pierre Soulages sculptant la lumière dans ses tableaux avec l’outrenoir, en proposant une « outre-regard » sociologique sur les élites technocratiques ? Ce choix permet de réfléchir le comportement réel – bien que caché – des technocrates. It’s the « outre-elites », stupid !

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