Le concept d’humanité en péril
Il est urgent de réanimer l’esprit des dreyfusards, appelle, dans une tribune au « Monde », l’écrivaine Belinda Cannone, bouleversée par les massacres du Hamas le 7 octobre en Israël, par la guerre à Gaza et par la résurgence de l’antisémitisme qui s’ensuit.
Deux ans après le procès de Klaus Barbie pour crime contre l’humanité (1987), j’ai écrit mon premier roman, L’Adieu à Stefan Zweig (réédition chez Points, 2013), dans lequel j’avais mis en scène une narratrice, Marthe, qui s’interrogeait sur le suicide de l’écrivain le plus fameux d’Europe, en 1942, alors qu’il était à l’abri au Brésil. Je faisais l’hypothèse que plus qu’à sa dépression ce suicide, comme celui de plusieurs intellectuels et artistes de cette période, était lié à la blessure insupportable que constituait le spectacle de l’humanité avilie de 1942.
En effet, comment désirer vivre, se demandait Marthe, cinquante ans plus tard, quand l’idée de l’humanité, que chacun porte en soi, est dévastée ? Je suis entrée en littérature par cette première question, à partir de la Shoah, dont on ne parlait encore pas beaucoup dans ma jeunesse, et dont la découverte m’avait obligée à reconsidérer l’enseignement humaniste, beau mais naïf, de mon père. Non, la raison et le bon sens ne suffisaient pas à corriger le monde, il existait aussi un principe de haine, une pulsion de mort, à l’œuvre dans les sociétés, et les violences antisémites du milieu du XXe siècle en portaient témoignage. Il fallait partir de là pour comprendre ce que signifiait être humain sur la Terre.
Opposer l’intime et le personnel
Il en résultait cette seconde interrogation, capitale : même si, personnellement, je ne suis pas concernée, comment vivre lorsque je suis attaquée dans l’intime, ce creux de l’être où nichent l’image et le lien avec l’humanité ? Comment trouver la joie de vivre quand on se met à trembler devant les dérives de nos semblables, qu’ils deviennent justement trop dissemblables pour qu’on ne s’en sente pas affreusement étranger ? Chacun n’est pas seul, isolé dans son ego, il est relié, et il a besoin de souscrire à cette humanité de laquelle il fait partie, intimement.
Depuis trente ans, ces questions n’ont cessé de me tarauder, et je leur ai trouvé une formulation satisfaisante pour moi dans l’opposition que je propose entre l’intime et le personnel. Certaines dimensions de l’existence sociale ne me concernent pas personnellement (par exemple, je ne suis pas juive), mais elles m’affectent dans l’intime (dans mon humanité).
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