Vers l’overdose numérique ?
Un papier très intéressant des Echos évoque la problématique de l’envahissement du numérique dans l’économie et au-delà dans la société tout entière. Nous passons déjà en moyenne 40 % de notre vie éveillée devant les écrans. Mais selon Bruno Patino, nous n’avons encore rien vu. Car avec l’intelligence artificielle générative, nous entrons dans l’ère de la propagation exponentielle, la copie infinie et la dissémination illimitée.
Pour Bruno Patino, le risque devient celui de l’extinction du désir. « Si l’on n’y prend garde, il n’y aura bientôt plus assez d’attention pour supporter l’économie qui s’est mise en place. »
Pour Bruno Patino, le risque devient celui de l’extinction du désir. « Si l’on n’y prend garde, il n’y aura bientôt plus assez d’attention pour supporter l’économie qui s’est mise en place. »
Nous sommes tous de grands malades en voie de rémission potentielle. Autant le dire d’emblée : il faut prendre le diagnostic limpide de « Submersion » avec un zeste de philosophie. Le sujet de Bruno Patino – président d’Arte et auteur de « La Civilisation du poisson rouge » (Grasset, 2019) – est « la révolution dans la révolution » : l’émergence des intelligences artificielles génératives dans la société du réseau.
Il traite du déluge d’infos et de signes que nous subissons déjà et qui va forcément s’amplifier avec l’IA, alors que nous nous sentons complètement submergés et épuisés. Ce que Patino appelle le « triomphe possible du calcul permanent », c’est la dictature des algorithmes et l’émergence d’une « société du simulacre » où la liberté de choix est progressivement réduite à la portion congrue. Mais c’est aussi un tableau saisissant de notre apathie face au tsunami de signes alimenté par les nouveaux maîtres de cette société du simulacre (Google, Amazon, Meta ou TikTok…)
« Nous n’avons rien vu venir et nous n’avons encore rien vu », pronostique Bruno Patino. Le flot est devenu déluge. Son débit asphyxie notre capacité de réflexion. Les années 2006-2007 avaient amorcé l’ère de la connexion permanente avec l’invention de l’iPhone (donc du smartphone). Dans une première partie, l’auteur brosse le décor effrayant d’une société de la connexion permanente où nous errons tels des papillons hébétés et affolés en zappant d’application en application.
C’est ce que Patino appelle avec justesse « la routine des nuques baissées », celle des nouveaux esclaves de l’économie de l’attention, obsédés par leur dose quotidienne de dopamine. Le combat a remplacé le débat. La polarisation des échanges règne en maître dans l’« émocratie » triomphante. Le risque devient celui de l’extinction du désir. « Un constat vertigineux peut être dressé : si l’on n’y prend garde, il n’y aura bientôt plus assez d’attention pour supporter l’économie qui s’est mise en place. »
Deux chiffres démesurés : en 2023, nous passons en moyenne 40 % de notre vie éveillée sur les écrans et nous sommes 4,7 milliards d’humains à interagir sur les réseaux sociaux. Les poissons rouges sont devenus des oies blanches gavées au numérique : 32.000 heures de programmes disponibles sur Netflix en France, 80 millions de titres en moyenne sur Spotify et 100 millions sur Apple Music…
Or, l’utopie de la liberté du choix illimité conduit à la paralysie ou à l’indécision, comme l’a montré le psychologue Barry Schwartz dans « Le Paradoxe du choix ». L’infobésité engendre l’épuisement. Trop d’informations tue l’information. Cela tombe bien. Car l’économie numérique n’attend que cela : le « soulagement de la délégation ». L’algorithme va nous sauver, assurent les plateformes. L’intelligence artificielle devient notre anxiolytique et notre planche de salut en nous autorisant à… ne plus choisir.
Et ce n’est qu’un début. Car nous entrons désormais dans l’ère de la « propagation exponentielle » où la production infinie vient s’ajouter à la copie infinie et à la dissémination illimitée, « trois fonctions orchestrées par des machines ». Près de 70 ans après l’invention du premier robot conversationnel Eliza en 1966, le « deep learning » (la création de modèles imitant les techniques d’apprentissage du cerveau humain) vient bouleverser le monde du travail et l’univers de la connaissance.
Autant le dire d’emblée : le livre de Bruno Patino donne parfois envie de jeter son smartphone par-dessus bord… ou de le ranger dans la boîte à gants. Mais il est encore moins virulent que celui du philosophe Eric Sadin, « Vie spectrale », paru au même moment chez le même éditeur.
L’un et l’autre s’accordent sur le fait que la société du simulacre menace de saper profondément la confiance dans les médiateurs (médias, plateformes, institutions). Mais là où Bruno Patino mise encore sur un rôle accru des médiateurs et des tiers de confiance pour maîtriser la submersion et « construire le discernement », Eric Sadin ne cache pas ses sérieux doutes sur les moyens de contrer l’impact dévastateur du « tournant injonctif » lié à l’usage systématisé des IA et du robot conversationnel ChatGPT.
Sans compter l’ouragan social qu’il risque de provoquer sur un grand nombre de professions. Farouche critique de longue date de la « doxa techno-libérale », Eric Sadin pourfend les manoeuvres pathétiques des régulateurs européens pour parer aux risques et menaces liées à la captation des données personnelles ou aux manipulations de l’information.
Autant de remèdes de fortune dérisoires à ses yeux. Non seulement l’addiction aux écrans n’a fait qu’encourager une « neutralisation sournoise » de nos capacités à agir, mais l’avènement des IA génératives va accélérer cette privation progressive de notre droit naturel à la libre autodétermination.
C’est ce que l’auteur de « La Vie spectrale » – essai critique sur l’effet poudre aux yeux de l’ère du métavers et des IA génératives – décrit comme « la fatigue d’être soi » ou le « devenir-légume » de l’humanité. A chacun sa prophétie.
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