Climat et biodiversité, les deux enjeux de la transition écologique

Climat et biodiversité, les deux enjeux de la transition écologique

Christian de Perthuis
Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL

Édouard Civel
Chercheur au Square Research Center et à la Chaire Economie du Climat, Université Paris Dauphine – PSL

Du fait de ses impacts croissants sur les sociétés, le réchauffement climatique s’est imposé au cœur du débat public. Si la majorité des citoyens n’a pas lu les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les vagues de chaleur, l’intensification des tempêtes, la multiplication des évènements extrêmes se chargent de leur rappeler l’ampleur des dérèglements climatiques et l’urgence de l’action. Malgré sa documentation par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), l’équivalent du GIEC pour la biodiversité, les risques induits par l’érosion de la biodiversité restent de leur côté moins bien perçus. Leurs liens avec les changements climatiques sont sous-estimés, comme si climat et biodiversité pouvaient faire l’objet de traitements séparés. Cette vision dichotomique est trompeuse. On ne peut agir efficacement face au réchauffement climatique sans s’occuper de biodiversité, et vice-versa.

par
Christian de Perthuis
Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL

Édouard Civel
Chercheur au Square Research Center et à la Chaire Economie du Climat, Université Paris Dauphine – PSL
dans The Conversation

Les scientifiques du GIEC nous l’expliquent depuis leur premier rapport d’évaluation (1990). Le climat est un problème de stock. Pour enrayer le réchauffement de la planète, il ne suffit pas d’abaisser les émissions de gaz à effet de serre. Il faut stabiliser leur stock dans l’atmosphère. Autrement dit, atteindre la neutralité climatique en réduisant les émissions – le flux entrant dans le stock – jusqu’au niveau du flux sortant, constitué de l’absorption du CO2 par les puits de carbone (forêts et océans) et de l’élimination des autres gaz à effet de serre en fin de vie.

Pour nos sociétés, cette marche vers la neutralité implique une double transformation :

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Selon les données du GIEC, environ 70 % des rejets de gaz à effet de serre dans le monde proviennent de l’usage de trois produits : le charbon, le pétrole et le gaz naturel. Il n’y a pas de chemin possible vers la neutralité sans une transformation profonde de nos sociétés consistant à nous affranchir en quelques décennies de cette dépendance au carbone fossile. C’est l’enjeu de ce qu’on appelle la transition énergétique.

Pour un quart, les rejets de gaz à effet de serre proviennent du « carbone vivant », principalement du fait des émissions spécifiques agricoles (non liées à l’usage des énergies fossiles) et de la déforestation tropicale et autres usages des sols qui érodent le puits de carbone continental. Il n’y a pas non plus de chemin vers la neutralité sans une transformation profonde de l’usage des ressources vivantes assurant le reflux des émissions agricoles et une meilleure protection des puits de carbone. C’est l’enjeu de ce qu’on peut appeler la transition agroclimatique.

L’une des difficultés majeures de la transition est de mener de front ces deux transformations qui renvoient à des mécanismes économiques distincts. Pour le carbone fossile, il faut introduire de la rareté en réduisant à la portion congrue l’usage du charbon, du pétrole et du gaz naturel. Pour le carbone vivant, il faut réinvestir dans la diversité des écosystèmes pour réduire les émissions agricoles et protéger les puits de carbone dans une logique de bioéconomie.

De l’addition à la soustraction
Depuis le début de la révolution industrielle, les transitions énergétiques se sont succédé. Elles ont toutes consisté à ajouter de nouvelles sources énergétiques à un système reposant initialement sur l’usage de la biomasse. Il en a résulté un accroissement massif de l’énergie utilisée dans le monde.

Le climat nous contraint à rompre avec cette logique. Ce qui fait baisser les émissions, ce n’est pas d’ajouter des sources décarbonées au système énergétique. C’est de retirer des sources fossiles : il faut basculer d’une logique de l’addition à une logique de soustraction.

Tracteur soviétique dans un champ en Éthiopie
La déforestation et l’agriculture sont à l’origine des émissions de carbone « vivant ». Ifpri/Flickr, CC BY-SA
Sous l’angle économique, cela implique de reconvertir massivement les actifs « bruns » liés à la production ou à l’utilisation d’énergie fossile, par un double mouvement d’investissement dans le vert et de désinvestissement dans le brun. Le coût le plus lourd pour le système économique n’est pas celui des centaines de milliards investis dans les parcs éoliens ou solaires, les giga-usines de batteries ou les électrolyseurs fabricant l’hydrogène. C’est le coût du désinvestissement qui contraint à déclasser ou reconvertir les actifs bruns : les actifs financiers, bien sûr, mais aussi les actifs physiques et surtout les actifs humains sur lesquels repose avant tout la transition énergétique.

De multiples instruments devront être mobilisés pour opérer une telle transformation. Parmi eux, la taxation du carbone fossile n’a pas d’équivalent. Qu’elle soit obtenue par l’impôt ou par un mécanisme d’échange de quotas, cette taxation renchérit le coût d’usage de l’énergie fossile sans restituer à ses producteurs les rentes en résultant comme le font par exemple les envolées du prix du pétrole sur les marchés énergétiques. Du côté de la demande, elle constitue un puissant stimulant à la sobriété énergétique ; du côté de l’offre, elle incite à se détourner des actifs carbonés.

La difficulté principale de la taxation du carbone fossile réside dans la maîtrise de ses impacts distributifs. Comme l’a montré l’épisode des « gilets jaunes » en France, une taxation du carbone fossile sans redistribution vers les plus vulnérables pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Seule une taxation carbone redistributive sera acceptée socialement. De même, pour élargir la tarification carbone à l’échelle internationale, il convient de procéder à une restitution massive de son produit aux pays du Sud.

Yellow vests protest in Paris in January 2019
Yellow vests’ protest in Paris in January 2019. Wikimedia, CC BY-SA
De même, si la taxation du carbone fossile accélère la transition énergétique, les taxes carbone négatives, autrement dit les subventions aux énergies fossiles, la retardent. Or, à la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022, ces subventions ont atteint un niveau inédit dans l’Union européenne avec la multiplication des « boucliers tarifaires » érigés en urgence pour éviter la casse sociale. Pour contrer ces effets indésirables, il convient de changer de méthode pour protéger les plus vulnérables face aux chocs énergétiques.

Autre forme pernicieuse de subvention aux énergies fossiles : la distribution gratuite de quotas de CO2 dans le système d’échange européen, ce qui freine l’émergence d’une industrie verte, levier de la compétitivité de l’Europe de demain.

Investir dans la diversité du vivant
Imaginons un instant que le monde ait éradiqué tout recours aux énergies fossiles en 2050. Serions-nous automatiquement en situation de neutralité climatique ? Tout dépend de ce qui aura été réalisé sur le deuxième front de la transition, celui du carbone vivant, à l’origine du quart des rejets mondiaux de gaz à effet de serre.

La taxation du carbone fossile n’est guère utile pour la transition agroclimatique. Pire, elle pourrait même s’avérer contreproductive : en utilisant un prix du CO2 basé sur des critères énergétiques, il deviendrait rentable de transformer la forêt amazonienne (ou les chênes séculaires de la forêt du Tronçay) en taillis à courte rotation pour produire de l’énergie ! La raison en est simple. La transformation agroclimatique consiste à trouver les voies du réinvestissement dans la diversité biologique, autrement dit l’abondance du vivant. Or le prix du CO2 ne reflète pas la valeur de cette diversité. Il faut donc utiliser d’autres instruments, plus complexes à mettre en œuvre.

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Sur les continents, les forêts constituent le principal puits de carbone. Leur capacité à stocker le CO2 atmosphérique est affaiblie par une combinaison de facteurs climatiques et anthropiques. En France, la capacité de stockage du CO2 des forêts a par exemple été divisée par trois depuis 2005, principalement à cause du facteur climatique. Il y a donc urgence à adapter les modes de gestion forestière en anticipant la sévérité des climats de demain. Dans le monde, la principale empreinte anthropique sur la forêt concerne la déforestation tropicale. Sa cause majeure est l’extension des terres pour la culture et l’élevage. C’est pourquoi la clef de l’arrêt de la déforestation, en zone sèche comme en zone humide, réside dans les changements de pratiques agricoles.

Les enjeux clefs de l’agriculture et de l’alimentation
L’impact des systèmes agricoles sur le bilan net des émissions de gaz à effet de serre ne se limite pas à la déforestation. Suivant les techniques retenues, les systèmes agricoles peuvent eux-mêmes rejeter du carbone dans l’atmosphère (labours profonds, drainages de sols humides, etc.) ou au contraire en stocker dans les sols vivants (agriculture de conservation, agroforesterie, etc.). Les premiers érodent la biodiversité en spécialisant les agriculteurs suivant des logiques de type industriel. Les seconds utilisent la diversité du vivant pour intensifier les productions et régénérer le milieu naturel.

Ces techniques agroécologiques permettent également de mieux résister au durcissement des conditions climatiques tout en réduisant les émissions de méthane et de protoxyde d’azote d’origine agricole. Au plan économique, leur promotion passe par un investissement en recherche et développement, par la mise en place de réseaux dédiés de conseil agricole et surtout par la valorisation par les agriculteurs des services écosystémiques apportés à la société. Cette valorisation ne s’opère pas spontanément sur les marchés. Elle requiert des interventions publiques et des financements dédiés.

Comme pour l’énergie, la transition agroclimatique implique, côté demande, une transformation des comportements vers plus de sobriété. Les aliments composant notre assiette ont des empreintes climatiques contrastées. Les produits transformés de façon industrielle, plus encore les produits animaux, surtout ceux issus des ruminants, ont une empreinte particulièrement élevée. Il n’y aura pas de transition agroclimatique réussie sans une limitation de ces produits dans les rations alimentaires, ce que recommandent par ailleurs toutes les autorités sanitaires dans le monde.

L’océan, ce grand oublié
La transition agroclimatique devra enfin intégrer la question de la gestion des océans et de la biodiversité marine, aujourd’hui véritables angles morts des politiques climatiques. Le réchauffement global comme certaines pratiques anthropiques (surpêche, écoulement des polluants, etc.) altèrent la biodiversité marine, composante cruciale du stockage du CO2 par les océans. La protection des puits océaniques est primordiale pour stabiliser les climats de demain : on estime que la biosphère continentale contient 4 fois plus de carbone que l’atmosphère. Pour les océans, c’est 47 fois.

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