Violence et police : quel cadre juridique ?
Par Vincent Sizaire, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières dans the Conversation
La mort de Nahel M., 17 ans, abattu à Nanterre le mardi 27 juin 2023 par un policier lors d’un contrôle de son véhicule (enquête en cours) a suscité une vive émotion publique et plusieurs incidents dans de nombreuses communes des Hauts-de-Seine. Depuis une petite dizaine d’années, la question des « violences policières » s’est imposée sur le devant de la scène, portée par des collectifs constitués après le décès de certaines personnes à la suite d’une intervention policière – à l’image de l’emblématique « comité Adama » – mais aussi par les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre ayant émaillé le mouvement des « gilets jaunes ».
Pourtant, cette présence renouvelée dans le débat public ne se traduit guère par une élévation de son niveau. Singulier paradoxe de notre temps, il semblerait au contraire que plus la discussion est nécessaire, plus elle est ensevelie sous la polémique médiatique. D’un côté, appuyés par les médias de masse et nombre de politiciennes et politiciens, les principaux syndicats de policiers réfutent l’idée même de violences policières, réduisant toute critique de la façon dont est exercée la force publique à l’expression d’une supposée « haine des flics ».
De l’autre, certains discours militants tendent à présenter les brutalités policières comme inhérentes à la fonction, développant une acception essentialiste que résume assez bien le slogan suivant lequel « la police tue » et qui est, lui aussi, repris par certains membres de la classe politicienne.
Symétriques et stéréotypées, de telles prises de position relèvent, au-delà de leur antagonisme de façade, d’un même dogmatisme. L’une comme l’autre témoigne en effet d’une réticence ou, à tout le moins, d’une indifférence à la compréhension du phénomène qui se donne à voir jusque dans l’usage des mots employés. Présenter le seul fait que « la police tue » comme une marque d’infamie est tout aussi ridicule que de feindre de s’émouvoir qu’on puisse le penser. Dans un État de droit, la fonction des forces de police et de gendarmerie est précisément d’exercer, concrètement, ce fameux monopole de la violence légitime théorisé en son temps par Max Weber. Une violence qui peut prendre la forme d’une contrainte essentiellement morale – le fait d’obéir aux injonctions du gendarme – mais peut aussi se traduire par l’infliction de blessures ou, dans les cas les plus extrêmes, de la mort.
D’un point de vue démocratique, la question n’est donc pas de savoir si les forces de l’ordre commettent ou non des violences, mais si le cadre légal dans lequel ces violences sont exercées garantit suffisamment que, sous le contrôle du juge, elles demeurent strictement nécessaires et proportionnées à la mission des autorités de police. Une mission, qui, comme le rappelle l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, n’a – ou ne devrait – avoir d’autres fins que l’application des lois et, à travers elle, la garantie des droits et libertés des citoyens.
C’est en effet à cette condition – et à cette condition seulement – que la violence d’État pourra être regardée comme légitime.
C’est dans cette perspective qu’il faut soumettre notre système répressif à un examen critique pour apprécier sa capacité à prévenir et sanctionner efficacement ce qu’il faut désigner non comme des « violences policières » mais, bien plus précisément, comme des abus dans l’exercice de la force publique.
Répondre à cette question suppose en premier lieu de vérifier si les cas dans lesquels les services de police et de gendarmerie peuvent faire usage de leurs armes à feu sont définis de façon suffisamment stricte. L’article L.435-1 du code de la sécurité intérieure énonce de façon exhaustive et relativement précise ces hypothèses. À côté de la situation de légitime défense – caractérisée par une riposte immédiate et proportionnée à une menace réelle et imminente pour la vie ou l’intégrité physique d’une personne – les policiers peuvent ouvrir le feu s’il s’agit de l’unique moyen d’assurer la protection des individus ou des bâtiments dont ils ont la garde ou d’arrêter une personne prenant la fuite.
La loi précise en outre que le tir doit, dans tous les cas, être proportionné (par exemple, les policiers ne peuvent viser le conducteur si tirer sur les roues suffit pour immobiliser le véhicule du fuyard).
Reprenant largement les exigences de la Cour européenne des droits de l’homme, ces différentes hypothèses garantissent, a priori, la légitimité de l’exercice de la force.
Tel n’est pas le cas, en revanche, de la dernière hypothèse visée par le code de sécurité intérieure et qui permet aux forces de l’ordre de faire usage de leurs armes pour :
« empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou de plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis, lorsqu’ils ont des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable ».
Promue en 2016 comme permettant de donner une base légale au tirs effectués à l’encontre des auteurs de crimes terroristes comme le massacre du Bataclan de novembre 2015 – alors même que la légitime défense en l’espèce n’est ni contestée, ni contestable – cette hypothèse est désormais d’application générale alors que le seul cas de figure où elle pourrait légitimement s’appliquer est celle d’un crime de masse comme celui du Bataclan.
Or, dans le temps de l’action, il est strictement impossible pour l’auteur d’un tir de savoir s’il est face à une tentative d’homicide ou de « simples » violences. Il s’ensuit un risque d’usage disproportionné de la force ou, inversement, de mise en cause imprévisible de la responsabilité pénale de policiers ou de gendarmes qui, de bonne foi, auront cru agir dans le cadre de la loi.
Des failles dans la mise en application
Mais c’est avant tout au niveau de la mise en application du cadre légal que notre système présente les failles les plus importantes. Lorsqu’un policier ou gendarme recourt à la force en dehors des hypothèses prévues par la loi ou de façon disproportionnée, il commet alors une infraction pénale, qu’il s’agisse du délit de violences volontaires, passible d’une peine pouvant aller jusqu’à dix ans ou, dans le pire des cas, du crime de meurtre, passible d’une peine de trente ans de réclusion criminelle.
Or la façon dont les enquêtes concernant les crimes et délits commis par les forces de l’ordre sont aujourd’hui menées en France ne garantit pas suffisamment leur impartialité. D’une part, ce sont toujours des policiers ou des gendarmes qui enquêtent sur d’autres policiers ou gendarmes – en principe, les inspections générales de police nationale ou de la gendarmerie nationale. D’autre part, les investigations sont la plupart du temps placées sous la supervision d’une autorité, le procureur de la République, qui ne bénéficie elle-même d’aucune garantie d’indépendance à l’égard du gouvernement et, partant, du ministère de l’Intérieur. Les magistrats du parquet sont en effet placés sous l’autorité directe d’un autre membre du pouvoir exécutif, le ministre de la Justice, seul compétent pour décider de leur nomination ou d’éventuelles sanctions disciplinaires.
En définitive, seules les procédures confiées à un juge d’instruction – magistrat statutairement indépendant – offrent aujourd’hui des garanties suffisantes d’impartialité. C’est la raison pour laquelle de nombreuses personnes demandent que les investigations relatives aux abus dans l’exercice de la force soient confiées à un service d’enquête complètement indépendant, comme ce qui a été mis en place chez certains de nos voisins européens, à l’image de l’Independant Office for Police Conduct britannique.
Inversement, celles et ceux qui militent aujourd’hui pour l’assouplissement du cadre légal existant revendiquent en réalité une pratique policière incompatible avec les exigences de l’État de droit démocratique. En particulier, la « présomption de légitime défense » proposée par le Rassemblement national et la plupart des syndicats policiers reviendrait à empêcher toute poursuite à l’encontre des auteurs de tirs quel que soit leur justification ou leur proportion, leur garantissant ainsi une impunité qui ne s’observe que dans les régimes autoritaires.
Mais pour s’opposer à une telle évolution, il est nécessaire de dépasser la simple condamnation morale des « violences policières » et, plus encore, de se garder de toute assimilation de telles dérives à une entière profession.
0 Réponses à “Violence et police : quel cadre juridique ?”