Le numérique et les pratiques culturelles

Le numérique et les pratiques culturelles

par
auteur
Emmanuel Vergès
Docteur, Enseignant vacataire en information/communication, spécialité « culture numérique », Aix-Marseille Université (AMU)
Emmanuel Vergès co-dirige l’office à Marseille, structure de recherche et d’ingénierie dans le champ de la coopération culturelle et d’accompagnement dans le champ des transformations digitales de la culture dans The conversation

La crise sanitaire a eu des impacts important sur le secteur culturel, questionnant son caractère essentiel, et révélant l’évolution de la sociologie des publics, leur pratique et le changement des prescripteurs d’offres. La crise à montré la nécessité de penser une transition digitale profonde lié à l’évolution des usages culturels en ligne.

Le virtuel est devenu distanciel avec l’utilisation des outils de visioconférence pour garantir la continuité pédagogique, professionnelle des services publics, là où les écrans et les pratiques numériques étaient jusqu’alors massivement décriés comme des pratiques individualistes. Ces transformations digitales ont un impact sur les métiers, les missions et l’économie du secteur. Comment, dans ces conditions, éviter l’ubérisation massive de la création ? Comment proposer une digitalisation des offres, des créations, des outils de production et de diffusion, tout en garantissant la pérennité de « l’exception culturelle » ?

Une étude du ministère de la Culture réalisée pendant le confinement a révélé de profondes transformations des pratiques culturelles. Le confinement a favorisé le développement de pratiques culturelles amateurs, à domicile et en ligne.

L’étude note trois faits nouveaux par rapport aux analyses antérieures : le réinvestissement des plus jeunes dans les pratiques en amateur (musique, danse, arts graphiques, montage audio et vidéo) : « les 15-24 ans ont le plus développé ces activités pendant le confinement (71 % d’entre eux en ont pratiqué au moins une fois, soit +14 points par rapport à 2018) ».

Ensuite, les écarts sociaux qui étaient constatés dans les pratiques culturelles en présentiel par rapport aux enquêtes antérieures se sont réduits dans les situations en distanciel. Enfin, « l’école à la maison » a favorisé la pratique culturelle au sein de la famille avec l’accès aux ressources numériques culturelles proposées par les institutions et conçues pour les enfants (spectacles, vidéos, jeux, activités artistiques, arts plastiques, etc.) et les propositions pédagogiques d’activités et de consultation faites par les professeurs.

Cette étude vient abonder les enseignements de l’étude décennale sur les pratiques culturelles des Français, qui en 2020 proposait un panorama des évolutions sur les 50 dernières années. L’enquête montrait les limites des politiques de démocratisation de la culture, la difficulté de renouvellement des publics mais faisait par ailleurs le constat que les jeunes générations ont un socle commun de pratiques, avec le développement de pratiques culturelles exclusivement numériques pour 15 % de la population.

La transformation digitale est un processus en cours dans les entreprises depuis plusieurs années. Elle met en travail l’adaptation des outils et des compétences mais aussi l’évolution culturelle du travail de l’entreprise, managériale, économique et stratégique.

Par ailleurs, cette transformation contient des dimensions culturelles très importantes, comme a montré Philippe Breton dès les années 2000 ou Dominique Cardon, en racontant la genèse de ces outils, au croisement des mondes des ingénieurs, des hippies et des entrepreneurs des années 1960. Ces travaux prolongent les analyses importantes de Fred Turner sur l’importance des utopies et des mythes d’une génération dans la création et la diffusion des outils technologiques et des innovations dans les années 1960 à partir de la côte ouest des États-Unis, qui prônait un modèle contre-culturel de société et libéral.

De plus, le secteur culturel intègre les transformations digitales depuis l’émergence de ces technologies : informatisation des bibliothèques ou digitalisation des collections des musées, expérimentations de nouvelles formes de créations artistiques numériques, développement des médiations culturelles digitales à travers les cyberespaces, hackerspaces, fab labs ou tiers-lieux en tout genre, sans parler des NFT ou de la création par des IA.

Pourtant, le développement des pratiques numériques culturelles n’est pas au cœur du travail des structures culturelles (hors du champ spécifique des structures qui produisent et diffusent de l’art numérique). En effet, ces transformations impactent aujourd’hui les équipes et les personnels qui sont directement au contact des publics et donc au contact d’une évolution forte de la pratique culturelle – services de médiation, de relations aux Publics, d’accueil et de communication.

On développe des communications via les réseaux sociaux, de la médiation avec les tablettes ou les smartphones, des visites virtuelles, de la production de ressources en ligne, de la médiation numérique dans les lieux culturels. Mais ces catégories de personnels sont peu présentes dans les instances de pilotage des structures culturelles, ce qui ne facilite pas la conduite de la transformation.
Pour questionner les enjeux stratégiques et penser globalement un pivotage des structures culturelles avec les transformations digitales, nous regardons ce qu’elles font tant aux pratiques, qu’aux compétences et aux lieux et institutions.

Il faut d’abord se pencher sur les publics et les pratiques contributives.

Quelle est la différence entre voir un film en salle de cinéma, sur une plate-forme de VOD ou encore faire un postvidéo sur TikTok ? C’est d’une part le changement de prescripteurs, mais aussi passer d’une pratique culturelle passive à une pratique contributive.. Face à ces évolutions, les professionnels doivent adapter leur offre à ces différents médiums et situations.

Du côté des artistes, cette transformation a d’autres conséquences.

Avec les outils et réseaux numériques, l’artiste devient producteur de son propre outil de travail en ligne, il est son propre prescripteur. La création digitale et l’animation de ses communautés de publics à travers les réseaux sociaux fondent sa légitimité bien plus que sa prescription par un professionnel. Pour cela, il se doit d’être multicompétent, d’être visible en ligne, quel que soit son secteur d’activité – musique, artisanat, cinéma… On pense à Lorraine Sorlet et son travail d’illustration, la Creole pour le monde musical et la mode…

Côté management, le travail culturel et artistique fait intervenir différentes personnes avec des statuts très divers : salariés, auteurs, artistes intermittents, bénévoles… Les transformations digitales impactent très fortement les conditions du travail et de la production et génèrent des différentiels très forts face au télétravail, à la digitalisation des œuvres ou à la prescription algorithmique, dans un contexte de transitions écologiques et financières importantes.

Les dynamiques managériales doivent alors repenser les conditions collectives du travail, par exemple en favorisant l’intelligence collective pour construire en confiance dans les groupes et entre individus, mais aussi l’agilité pour s’ajuster aux situations de transformations qui peuvent arriver de manière imprévisible (comme le confinement par exemple), et être les plus inclusives possibles. La diversité dans les équipes devient alors une réelle « ressource » humaine, au-delà de l’accumulation de compétences.

Cette transformation passe aussi par la création de lieux « indisciplinés » 20 ans après les premiers lieux numériques culturels et les nouveaux territoires de l’art, les tiers-lieux deviennent des lieux de culture et les théâtres ou bibliothèques se remixent. À l’heure des transitions écologiques et sociales, on pourrait imaginer que le théâtre devienne un tiers-lieu, ouvert du matin au soir tout au long de la semaine et de l’année, pour réinventer les fonctions sociales et culturelles de ces lieux sur les territoires. Certains lieux travaillent d’ores et déjà dans cette direction : l’Hotel Pasteur à Rennes, à la Maison des Métallos ou le 104 à Paris, ou encore la Friche de la Belle de mai à Marseille, ou encore la Scène nationale Malraux à Chambéry. Dans ce cadre, le médiateur culturel devient aussi concierge, hôte, community-manager.

Dans la culture, quand on aborde les transformations digitales, on a tendance un peu rapidement à considérer que ce ne sont que les plates-formes – les services de streaming vidéo, de streaming musical… – qui captent l’attention des internautes et des publics, et donc qui en captent la valeur économique. Face à cela, les producteurs institutionnels et privés tendent dès lors à s’organiser différemment avec les Institutions et l’État pour territorialiser la richesse numérique produite. Les acteurs de la culture régissent, avec Tenk, la plate-forme du documentaire lancé en 2016, ou la création de réseaux professionnels comme le TMN LAB ou Hacnum… (De la coopération culturelle à la culture de la coopération, Futurs Communs)
!
Le rapport du Conseil d’analyse économique de février 2022 engage à une transformation profonde et collective des modes de production de ce qu’est la culture, dans une société mondialisée et digitalisée. : Avec le digital, le terme « culture » recouvre à la fois les œuvres et l’art, mais aussi nos pratiques, c’est-à-dire ce que nous faisons, chacune et chacun de nous, sur nos écrans quand on poste, swipe, like, ou commente…

La transformation digitale de la culture ne met pas seulement en jeu l’évolution des compétences des professionnels mais aussi les manières de penser les pratiques et les offres culturelles, dans un contexte d’évolution profonde et de lente érosion de la fréquentation des lieux d’art.

Cet article a été co-écrit avec Marie Picard, directrice artistique et media-designer aux Ateliers Pixelle. Elle expérimente auprès d’organismes publics et privés les nouvelles pratiques éditoriales et de création de contenu.

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