L’ambiguïté entre économie et morale

L’ambiguïté entre économie et morale

Toute science est-elle néanmoins déchargée de préjugés, reste-t-elle imperméable à tous les stéréotypes qui caractérisent une société ? Notre recherche récente autour de la boîte d’Edgeworth en montre bien la difficulté. Ce cadre fondateur pour la science économique est, derrière son apparence de neutralité, empli des considérations sociales de son auteur. Il l’a néanmoins également aussi conduit à s’en distancier, suggérant toute l’ambiguïté des rapports entre économie et morale.

par Thomas Michael Mueller
Maître de conférence HDR en histoire de la pensée économique à l’Université Paris 8, Université catholique de Louvain (UCLouvain) dans the Conversation

La boîte d’Edgeworth est un modèle théorique relativement basique. Les étudiants le rencontrent bien vite lorsqu’ils s’engagent dans un cursus en économie. On y représente deux biens, répartis entre deux individus. Selon l’importance (l’« utilité », disent les économistes) que chacun accordera à ces biens, ils seront tentés de s’en échanger, pour une issue mutuellement avantageuse. En faisant évoluer les dotations initiales, chacun peut y gagner. Les individus négocient, et troquent des biens : bref c’est ainsi que l’on explique l’échange et la mise en place d’un marché. C’est aussi un cadre théorique pour les économistes afin de réfléchir sur les problématiques de répartition, ce qu’Edgeworth abordait sous un angle bien particulier.

Les manuels aiment nous présenter le modèle en nous racontant des histoires avec Paul et Pierre échangeant des pommes et des poires. Francis Ysidro Edgeworth, économiste et avocat né en février 1845 dans une famille aisée irlandaise, fit des choix bien plus engagés dans ses travaux fondateurs de 1881. Paul et Pierre s’appellent, chez lui Robinson et Vendredi, renvoyant au roman de Daniel Defoe publiée en 1719, un classique de la littérature reconnu par des philosophes tel que Jean Jacques Rousseau, comme un livre d’éducation.

Reste que Robinson est un homme blanc, anglais et Vendredi est quant à lui un noir. 16 ans après la fin de la guerre de Sécession qui abolit l’esclavage aux États-Unis, Edgeworth envoie en fait un message politique. Il vient de créer le stéréotype de l’échange entre égaux où chacun ne donne qu’en fonction de son envie d’échanger et jouit des mêmes droits que l’autre, entre un blanc, un anglais de surcroît, et un noir.

L’auteur donne en fait un aperçu de ce qu’il pense plus largement sa société. Vendredi et Robinson n’échangent pas « des pommes et des poires » comme dans les manuels : Vendredi échange son travail contre de l’argent. Cela devait paraître évident à Edgeworth : le riche anglais se paie les services qu’il ne souhaite pas effectuer lui-même. Mais cela traduit aussi un aspect implicite de cet échange « consensuel » : il existe dans le monde des riches et des pauvres, et certains peuvent se payer les services des autres. Vendredi pourrait bien refuser de travailler, pour un trop bas salaire : mais il n’a pas d’argent, et il ne peut certainement pas se permettre de payer Robinson pour quoi que ce soit.

S’il n’a pas d’argent, ce n’est pas un hasard selon Edgeworth. Dans son travail, il décrit les individus tour à tour comme « des machines à plaisir », des « moteurs » d’une certaine efficience. Leur satisfaction dépend des ressources qu’on leur donne et du « carburant » qui les motive à agir, mais certains s’en servent mieux que d’autres, ou produisent de biens meilleurs choses avec une quantité donnée de carburant. Si les hommes ne sont pas tous pareils, s’ils contribuent différemment à la société, il serait alors avisé de distribuer les ressources de manière inégale.

Il faut donc distinguer les individus par rapport à leur efficience : Edgeworth affirme à ce titre que les femmes seraient « des moindres hommes », leurs passions venant « comme de l’eau dans du vin » comparés à celles de leurs homologues masculins. Rendre les femmes riches, ce serait donc gâcher des ressources. Moins intelligentes, elles seraient aussi moins capables d’endurer la fatigue physique. Edgeworth estime que cela plaide pour une plus grande charge de travail aux hommes.

Des raisonnements semblables s’appliquent « aux hommes des classes basses » dont la sophistication et le talent inférieurs justifieraient une plus lourde charge de travail qu’à ceux des classes « hautes ». Bref, la discrimination existant dans la société de son temps trouve chez Edgeworth une justification et une raison d’être économique, et Edgeworth exprime dans sa représentation de l’échange une palette de stéréotypes caractéristiques de la société de son temps.

Comment toutefois mesurer ces différences de genre et de classe au-delà de tout doute ? Comment savoir avec une précision digne d’un scientifique combien devrait recevoir chaque individu dans une société idéale ? Quel est le niveau de sophistication de chacun, quel est la distribution de richesse qui correspond mieux aux talents, et donc, pour le dire avec les mots d’Edgeworth, qui donnerait à chaque moteur humain la juste quantité de carburant ?

Pour penser sa boîte, Francis Edgeworth est parti des personnages de Robinson et Vendredi, représenté ici au XIXᵉ siècle par l’illustrateur allemand Carl Offterdinger. Carl Offterdinger via Wikimedia
Le jeune Edgeworth nourrit un rêve : celui d’un thermomètre à passions qu’il appelle « hédonimètre », capable de dévoiler la capacité que chacun de nous aurait d’éprouver du plaisir et de la peine. Cet instrument permettrait de distribuer richesse et bonheur suivant un critère de justice « scientifique ». Edgeworth, s’aperçoit rapidement que la difficulté n’est pas qu’un obstacle technique. L’idée même de mesurer le plaisir s’avère fondée sur des sables mouvants. Peut-être même que, faute d’un hédonimètre, « tout homme et toute femme doit conter comme un » avoue-t-il.

Prudence donc : l’intuition du jeune Edgeworth suggère que les femmes sont « des moindres hommes », mais la science reste muette, « faute d’un hédonimètre ». Il saura même faire preuve d’une certaine cohérence : alors même que son intuition, qui lui paraissait pourtant évidente, ne trouve pas confirmation, Edgeworth s’approchera discrètement, timidement (très timidement), des mouvements féministes qui marqueront son époque.

Quelle leçon tirer de cette histoire ? Quel rôle joue la science par rapport aux valeurs ? Nous permet-t-elle de nous détacher des basses querelles politiques et d’atteindre cette célébrée « neutralité » chère aux philosophes ?

Pas tellement, on dirait. Les valeurs, les engagements politiques, même une certaine militance, se retrouvent partout dans l’œuvre d’Edgeworth. Il réfléchit de toute évidence à partir d’un point de vue, certes éloigné et différent du nôtre, qui est le reflet des arrière-pensées, des préjugés et des stéréotypes de son temps. C’est évident, et c’est aussi inévitable : il n’existe pour nous que notre propre temps à partir duquel voir et penser le monde.

Il s’évertue en revanche à un exercice mental bien particulier : énoncer tout ce qu’il faudrait dans l’idéal pour marquer du label de la certitude ses convictions morales et politiques. Il est peut-être évident pour lui que « les femmes sont aux hommes comme l’eau au vin », mais pour le prouver, il faudrait un instrument dont il ne dispose pas. Réfléchir à un tel instrument, à ses limites, sa faisabilité, à ce qu’il raconterait de la nature humaine, c’est le travail du scientifique ; c’est aussi mener une réflexion en parallèle sur la société et le politique.

À chaque fois que la faisabilité de la mesure s’écarte, Edgeworth se voit contraint de douter un peu plus de ses croyances. Si la science est donc imbibée de valeurs, que ce soit dans sa démarche, dans son point de départ, dans la structure de raisonnement ou dans les questions qu’elle pose, elle semblerait pour le moins un exercice cognitif qui par sa recherche de rigueur et son exercice du doute contribue à produire une réflexion, permettant aussi d’y voir plus clair. Éventuellement même d’y voir plus clair sur les valeurs morales et politiques qui l’embuent.

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