Société et économie- la dictature de l’immédiateté
L’accélération prise par nos sociétés avancées conduit à un nouveau rapport au temps qui génère un véritable diktat de l’immédiateté. Comment parvenir à s’arrêter pour regarder posément l’évolution ? Comment agir dans la profondeur lorsque toute possibilité de prendre du recul a disparu ? Comment innover en mesurant toutes les conséquences de ce que l’on produit ? Comment ne pas confondre vitesse et précipitation ? Par Alain Conrard, auteur de l’ouvrage Osons ! Un autre regard sur l’innovation, un essai publié aux éditions Cent Mille Milliards, en septembre 2020, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI) ( dans la Tribune)
Depuis longtemps, machines et humains sont engagés dans une course de vitesse. Les premières ont d’abord été conçues pour tenter d’égaler la force et la précision des gestes des seconds. Après une longue période de maturation, cette mission a été accomplie en Europe à la fin du 19e siècle où l’on est passé d’une économie fondée essentiellement sur l’agriculture à une économie reposant sur la production industrielle mécanisée. Cette période a été l’occasion pour les machines, notamment avec la machine à vapeur, de non seulement égaler la force humaine, mais de la démultiplier considérablement. L’enjeu suivant a été d’égaler la qualité ainsi que la vitesse d’exécution des humains.
Une grande partie de l’industrie du 20e siècle s’est attelée à cette tâche. Il s’agissait de copier les gestes humains (mouvement et savoir-faire) pour les exécuter de façon plus rapide dans la perspective de la production en grande série. Longtemps à la traîne, les machines de plus en plus performantes élaborées par les humains ont comblé leur handicap de vitesse, tout en gagnant en précision et qualité. Cela a produit une inversion de courbes où le rapport hiérarchique a commencé à s’inverser : de copie augmentée de la force humaine, la machine s’est transformée en modèle à suivre. Le copieur a tellement réussi qu’il est devenu celui qu’il faut copier.
Désormais jouée, cette course de vitesse a pris un tour définitivement favorable aux machines avec la révolution digitale : les humains sont infiniment moins rapides. Ils sont désormais embarqués dans une logique de progrès qui passe par l’innovation, soumis à un rythme qui s’accélère sans cesse.
La vitesse de calcul, comme celle de prise de décision dont sont aujourd’hui capables les IA, dépasse l’imagination tant elle excède les normes humaines. Cette nouvelle frontière suppose de s’adapter aujourd’hui à des évolutions toujours plus rapides et toujours plus fondamentales qui bouleversent non seulement le réel, mais aussi les capacités d’adaptation.
Nous sommes désormais emportés dans un flux technologique qui, en même temps qu’il crée beaucoup de valeur, emporte tout sur son passage.
Il est extrêmement important de distinguer vitesse et accélération. Le numérique se caractérise en effet par une vitesse effrénée, mais aussi par une accélération inédite dans l’histoire – sans commune mesure avec celles des précédentes révolutions industrielles. Ainsi, notre capacité à pouvoir bénéficier de l’innovation se joue sur ces deux niveaux. Pour le bien comme pour le moins bien, l’innovation nous confronte tous à deux chocs : être capable d’accélérer vite (tout en supportant cette accélération) et de tenir la distance sur la vitesse atteinte.
Il s’agit dans le même temps, et avec chaque jour un peu moins de recul possible, de comprendre le mouvement de l’innovation et d’être capable de le réaliser. La capacité de renouvellement toujours plus rapide dont il est porteur est une force productrice de progrès, bien sûr. Pourtant, l’accélération continue pose de nombreuses questions à ceux qui sont concernés par l’innovation – c’est-à-dire en réalité tout le monde. Sans mesure, sans repos, sans déconnexion possible, tous soumis au diktat de l’immédiateté, nous sommes pris par une crainte permanente d’être dépassés : pour une entreprise, par ses concurrents, pour l’humanité, par les machines que nous avons créées. L’inquiétude sur les fulgurants progrès des IA illustre une telle crainte.
Quoi qu’il en soit, la difficulté est pour chacun de trouver le bon équilibre entre ce qu’il souhaite et sa capacité objective à prendre part à ce grand mouvement. Ainsi, même si tout le monde doit trouver ses marques par rapport à cette accélération et à cette vitesse, le principe de réalité doit rester une dimension à ne jamais perdre de vue, même si la promesse centrale de l’innovation est de transformer la réalité.
En fait, il est impératif de trouver le bon point focal de l’innovation. Et pour cela, cesser de confondre immédiateté et modernité, absence de distance et adhésion inconditionnelle, vitesse et précipitation. Soutenue par sa propre dynamique, l’accélération produit toujours plus d’accélération. Ce cadre génère un stress collectif où, pris dans l’impératif d’instantanéité, chacun se sent obligé d’agir dans le plus court laps de temps possible. Ainsi, se laisser entraîner par le flux accéléré de l’innovation risque de conduire progressivement à abandonner toute distance pour coller de façon irréfléchie à ce qui se fait. Or, si la vitesse d’adhésion ou de décision est devenue cruciale, la précipitation est toujours mauvaise conseillère. Il convient alors de rompre avec l’automatisme qui associe dans nos esprits sentiment d’urgence et efficacité.
Puisqu’on ne peut à soi seul ralentir l’accélération, on peut en revanche agir sur le rapport que l’on entretient avec elle pour en prendre la juste mesure. Ne pas se sentir emporté ni suivre aveuglément la cadence générale, mais trouver son propre rythme avec discernement : en accélérant ou en ralentissant en fonction de la situation concrète. Il est d’autant plus important de trouver le moyen de prendre son temps qu’on ne l’a pas : il faut trouver du temps à l’intérieur de l’accélération impulsée par l’innovation. De cette manière, prendre son temps ne veut pas dire le perdre, mais au contraire le décomposer pour le rendre profitable. Paradoxalement, prendre le temps de ralentir peut être la plus efficace façon d’accélérer.
L’adaptation requise par l’innovation est générale. Elle touche la vie des entreprises, mais aussi la vie quotidienne et intime. Elle concerne bien sûr les procédés et les organisations – en un mot : la technique -, mais elle impacte également les connaissances et la psychologie. S’adapter est donc une pratique multiforme qui suppose des changements radicaux sans avoir objectivement le temps de s’y adapter. Cette brutalité soudaine de l’évolution peut chez certains générer peurs ou freins ainsi que d’illusoires tentations de résister au mouvement. Pourtant, il est aujourd’hui vital pour chacun de développer l’agilité et la souplesse mentales exigées par l’adaptation. Cela revient à pouvoir tout remettre en question, et, simultanément, savoir accepter cette remise en question.
Il est donc devenu nécessaire de développer une pratique proactive de l’adaptation : plutôt que subir passivement son accélération ou saisir de façon moutonnière la moindre de ses manifestations (ce qui donne un sentiment souvent illusoire d’être de son temps), il faut accueillir l’innovation armé d’esprit critique. Ce qui signifie aller au-devant d’elle de façon éclairée, sans scepticisme outrancier, mais sans illusions ni attentes démesurées. C’est ainsi que l’on adapte l’innovation à ses besoins plutôt que de se mettre à son service en suivant sa logique sans la moindre prise de distance. Ceci est particulièrement vrai pour le monde de l’entreprise où le réglage de la bonne vitesse d’innovation et la coordination de celles et ceux qui doivent la mettre en œuvre sont décisifs.
Les ruptures engagées par la transformation digitale et par l’innovation en général sont en effet telles que les entreprises ne sont pas toujours à même de supporter la charge qu’elles représentent. Et ceci, aussi bien d’un point de vue financier qu’humain. L’adaptation proactive suppose alors pour un chef d’entreprise de savoir estimer la capacité des équipes et de la structure organisationnelle à mettre en œuvre les changements nécessaires. La participation des collaborateurs au changement est évidemment cruciale : sans adhésion ni implication, pas d’innovation. Imposée sans concertation ni mise en perspective des transformations qu’elle implique, une innovation est condamnée à l’échec là où le même projet bien coordonné, et bien synchronisé, adopté avec enthousiasme par les équipes en charge de le faire vivre pourra être une pleine réussite. Car bien sûr, la motivation des collaborateurs et leur fierté à incarner un projet d’innovation sont des dimensions essentielles.
Ainsi, l’adaptation proactive, celle qui est maitrisée et non pas subie, consiste en un équilibre subtil entre savoir tout changer – en acceptant la permanence de ce changement – et être capable de conserver ce qui compte vraiment. Dans le diktat de l’immédiateté, même si accélération et vitesse s’imposent de fait, doit-on les accepter sans réserve ? Et si on est obligé de le faire, cela doit servir à atteindre un meilleur état de société. Le diktat de l’immédiateté peut en effet s’accepter seulement si les effets positifs excèdent (et rendent supportables) la difficulté à tenir accélération et vitesse. Celles-ci doivent toujours produire un bénéfice supérieur aux problèmes qu’elles peuvent apporter. Et ceci est à considérer même au niveau de la santé, qu’elle soit physique ou psychique.
Compte tenu de la place qu’elle prend dans nos vies, l’accélération met en évidence de façon chaque jour plus criante la question de la responsabilité face à la logique de l’innovation. Individuelle autant que collective, cette responsabilité concerne aussi bien ceux qui créent l’innovation que ceux qui l’utilisent : il y a en effet une responsabilité devant les usages de l’innovation. Par la validation qu’ils donnent à telle ou telle innovation, les usacteurs (1) sont bien co-responsables de son développement. Ainsi, il s’agit de favoriser des comportements qui vont servir les bienfaits d’une innovation plus que ses potentiels méfaits.
Qu’ils soient innovateurs de produits, de services ou d’usages, les innovateurs ne peuvent désormais faire l’économie d’une réflexion permanente sur leurs pratiques. Les questions que commencent aujourd’hui à se poser les grands acteurs de l’IA – où se mêlent souvent questionnement éthique et opportunisme commercial – sont d’ailleurs révélatrices d’une prise de conscience de cette nécessité à ne pas laisser l’innovation se développer sans contrôle en suivant sa seule logique techno-économique. Il faut au contraire faire appel à la responsabilité individuelle au service du collectif.
Il est donc fondamental de conserver en cette matière comme en toute chose sa liberté de penser et son autonomie de jugement. En définitive, le diktat est en fait celui qu’on veut bien s’imposer. C’est ainsi qu’il est souhaitable de déterminer en permanence ce que j’appellerais une vitesse critique d’évolution qui optimise l’innovation au maximum tout en respectant des équilibres fondamentaux. Sans cela, l’innovation risque à terme de détruire le support censé l’accueillir.
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(1) Notion que je développe dans mon livre Osons ! Un autre regard sur l’innovation, Paris, Editions Cent Mille Milliards, 2021.
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(*) Par Alain Conrard, auteur de l’ouvrage « Osons ! Un autre regard sur l’innovation », un essai publié aux éditions Cent Mille Milliards, en septembre 2020, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI) (LinkedIn).
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