Une alternative au libéralisme pur et dur ! (Alexis Karklins‑Marchay)
L’essayiste Alexis Karklins-Marchay retrace dans « Pour un libéralisme humaniste » (*), une histoire vivante de l’ordolibéralisme qui s’opposait dès les années 1930 au « laissez-faire » autrichien et anglo-saxon et au keynésianisme, et contribua après-guerre au redressement de l’Allemagne. L’auteur franco-américain invite à (re)découvrir ses propositions dont certaines peuvent inspirer pour lutter contre les inégalités ou encore répondre aux nouveaux défis posés par le dérèglement climatique et les dommages environnementaux. intreview dans La Tribune.
- Dans votre livre, vous écrivez : « Les défenseurs du libéralisme doivent faire preuve de lucidité: l’opinion est tellement remontée contre ses dérives que la formulation de contre-arguments, même rationnels, ne suffit pas à le réhabiliter ». Comment expliquez-vous que l’on en soit arrivé là ? A quelles dérives faites-vous allusion ?
ALEXIS KARKLINS-MARCHAY – Le libéralisme théorisé par Friedrich Hayek et Milton Friedman, incarné politiquement par Margaret Thatcher au Royaume-Uni et Ronald Reagan aux Etats-Unis, et diffusé internationalement à travers le « consensus de Washington » est devenue l’idéologie dominante du libéralisme, celui du « laissez-faire » aux yeux de ses détracteurs. Malgré cela, la libéralisation des échanges depuis 50 ans a permis un développement économique exceptionnel, qui a réduit l’extrême pauvreté. Des pays du Tiers-Monde sont devenus des pays émergents. Ces faits sont documentés. Pourtant, ils sont inaudibles. Pourquoi ? D’abord certains problèmes demeurent comme les inégalités, qui sont socialement déstabilisatrices. Ensuite, à partir d’un certain niveau de prospérité, la question n’est pas de savoir si l’on va manger à sa faim mais si l’on est heureux. Car malgré la hausse des revenus, malgré les mécanismes de redistribution, nombre de personnes ont un sentiment d’insatisfaction qu’ils attribuent au libéralisme qui ne se soucierait que de rentabilité, particulièrement en France, pourtant le pays le moins libéral parmi les pays occidentaux. Ensuite, de nouveaux problèmes sont apparus comme la destruction de l’environnement et le dérèglement climatique attribués eux aussi au néolibéralisme.
Or vous prenez ces critiques au sérieux…
Elles sont caricaturales, mais il faut les entendre. Car que proposent-elles comme alternatives: la décroissance et la sortie du capitalisme. Or ça a déjà été testé ! L’URSS et les dizaines d’expériences collectivistes ont été économiquement et politiquement catastrophiques. Quant à une plus grande intervention de l’État, si la dépense publique était la condition du bien-être, la France, qui connaîtra en 2024 sa 50ᵉ année consécutive de déficit budgétaire, serait un pays en excellente santé! L’autre critique est celle nationaliste et souverainiste du retour aux frontières. Elle cible le libre-échange et la mondialisation, incarnés selon eux par la Commission européenne, coupable de la mort de nos industries et de nos territoires. Ils ne rejettent pas l’économie de marché, et prônent le protectionnisme. Or, historiquement, ce protectionnisme conduit tôt ou tard à des échecs et à la faillite.
Vous proposez une troisième voie qui est un courant libéral méconnu: l’ordolibéralisme. Qu’a-t-il de spécifique?
Je répondrai en deux temps, sur son origine puis son contenu. L’ordolibéralisme est né en Allemagne au début des années 1930, en réponse à la critique systématique adressée au libéralisme après la crise de 1929. A l’époque, l’interventionnisme de l’Etat apparaît comme la seule solution pour sortir de la crise : le New Deal de Franklin Roosevelt aux États-Unis et, malheureusement, l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne à partir de 1933. Des juristes et des économistes allemands pensent qu’un certain libéralisme a atteint ses limites. Ils critiquent tant l’interventionnisme que le libéralisme du laissez-faire, qu’ils jugent responsable de la crise de 1929. C’est un débat théorique important, car les libéraux partisans de l’ordre spontané comme l’autrichien Friedrich Hayek estiment non sans raisons que la crise a été aggravée par la réaction des Etats, à cause de politiques monétaires expansionnistes. Ces divisions apparaîtront notamment lors du fameux colloque Lippmann à Paris en 1938.
A ce moment-là, le débat est seulement théorique ?
Oui, c’est un libéralisme bien tempéré qui en défend les valeurs cardinales. Les ordolibéraux se réfèrent à Adam Smith, critiquent l’étatisme et la planification, défendent la propriété privée et le statut de l’entrepreneur, la liberté des prix et une gestion budgétaire et monétaire rigoureuse. Ils prônent la concurrence, car elle stimule l’activité économique et élimine les rentes. Ils réhabilitent l’Etat – pas celui de l’État providence et du keynésianisme – qu’ils ne cantonnent pas aux seules missions régaliennes : police, justice, armée. Ils lui confèrent également un rôle central pour réguler la concurrence et limiter la tentation de certains groupes de prendre le pouvoir pour se constituer en monopoles, ces derniers apparaissant comme un danger non seulement pour le consommateur mais aussi pour la démocratie. Selon leur vision, l’État accompagne aussi les transformations de la société via la formation, l’apprentissage, l’innovation, les infrastructures. Toutefois, les ordolibéraux fixent deux conditions à l’action de l’État: il intervient seulement pour adapter et non pas conserver, par exemple en évitant d’aider une industrie moribonde qui s’avère inutilement coûteuse ou en finançant l’adaptation du pays par exemple aux transformations technologiques. La deuxième condition est la compatibilité des mesures prises avec l’économie de marché. Ainsi, ils s’opposent au blocage des prix qui ne réduit pas l’inflation mais crée des phénomènes de pénurie qui au contraire l’alimentent. L’ordolibéralisme accepte aussi le principe de redistribution par l’État si les inégalités sont trop importantes et menacent la cohésion de la société, notamment par une fiscalité progressive, mais sûrement pas au niveau qu’elle atteint aujourd’hui en France. De même, en cas de dépression économique et de perte de confiance, ils sont favorables à une politique publique de soutien à la demande. Enfin, sur le plan politique, l’ordolibéralisme est décentralisateur et défend le principe de subsidiarité, car un État trop centralisé n’a de cesse d’étendre ses champs de compétence. C’est une critique de la démagogie politique.
A la différence de Hayek qui voyait dans le marché une ordre spontané naturel, l’ordolibéralisme y voit une institution humaine sujette aux dérives ?
Oui. Wilhelm Röpke, l’un de ses penseurs majeurs, constate que la transformation permanente de la société par l’économie de marché conduit à l’exclusion de certaines personnes. Il faut donc les accompagner. En cela, l’ordolibéralisme est davantage une philosophie de la société qu’une théorie économique.
La lutte contre l’inflation est centrale chez eux ?
Oui, ils sont convaincus que l’inflation est défavorable à l’égalité dans la société parce que ce sont les plus modestes qui en pâtissent le plus, qu’elle déstabilise l’économie en réduisant la visibilité des acteurs économiques, ce qui les rend moins enclins par exemple à investir ou à consommer. Les ordolibéraux, rappelons-le, ont fait l’expérience de l’hyperinflation des années 1920 qui a totalement déstabilisé l’économie et la société allemandes.
Aujourd’hui, des gouvernements, par exemple en France, prennent des mesures pour gommer la hausse des prix. N’est-ce pas démagogique d’un point de vue ordolibéral?
C’est vrai mais vouloir aider les ménages les plus modestes est compréhensible. Je distingue néanmoins l’ordolibéralisme et la social-démocratie. Cette dernière tendra à centraliser ses décisions, alors que l’ordolibéralisme est totalement décentralisé. C’est pourquoi il voit dans l’économie de marché un bon système, alors que les sociaux-démocrates l’adoptent par défaut. Il s’oppose à l’État providence qui coûte très cher en créant des trappes à dépendance, où tout le monde paye sans savoir pourquoi, car les mesures ne sont pas ciblées. La crainte des ordolibéraux, c’est l’accroissement permanent de l’État, le transformant en Léviathan. En France, il est vrai, depuis des décennies, les gouvernements règlent les problèmes en faisant des chèques. Pour l’ordolibéralisme, c’est une solution illusoire qui déresponsabilise les individus.
Une autre différence avec les autres libéralismes, c’est la place centrale de l’éthique, dans lequel vous voyez un humanisme. L’économiste Alexander Rüstow que vous citez dit : « Ces institutions non-marchandes comme la famille, l’Etat et les valeurs spirituelles, éthiques, esthétiques et culturelles sont au-dessus de la simple sphère marchande »…
Si l’ordolibéralisme naît en Allemagne, il s’inscrit dans l’histoire de la culture européenne qui plonge ses racines dans la Grèce antique, se nourrit de la scolastique, de la théologie protestante et catholique, mais aussi des Lumières, notamment allemandes, l’Aufklärung, dont la figure centrale est Emmanuel Kant. C’est une réflexion sur la dignité et l’émancipation humaine, sur l’éthique en société. Pour les ordolibéraux, une économie de marché ne peut fonctionner qu’avec des êtres éthiques. Car soit vous vous régulez vous-même, soit c’est l’Etat qui vous régule. Rappelons que ce sont des années où il y a une massification de la société, un phénomène qu’analyse le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, ami des ordolibéraux, dans un livre important « La révolte des masses », publié en 1929. Et la réponse à la massification, c’est l’éthique individuelle. Dans le grand livre du chef de file des ordolibéraux, Wilhelm Röpke, « Au-delà de l’offre et de la demande », une phrase résume bien ce point de vue : « L’économie de marché est une condition nécessaire mais non suffisante. Une société libre, juste et ordonnée ».
L’ordolibéralisme a débouché sur une application politique en 1948 dans une Allemagne dévastée et occupée, grâce à des hommes comme Wilhelm Röpke, Ludwig Erhard, un futur chancelier, Walter Eucken, membre de l’école de Fribourg qui fut le foyer de l’ordolibéralisme, ou encore Alfred Müller-Armack. Certains avaient été des opposants de la première heure au nazisme. Vous montrez que le volontarisme de ces hommes a changé le destin de l’Allemagne…
Oui, certaines conditions l’ont permis. En 1948, l’Allemagne est complètement exsangue. Walter Eucken dit que le pays est retourné économiquement à un état primitif. On compte 3 millions de sans-abris et plusieurs millions de réfugiés. Les grands centres industriels sont détruits, la production est à l’arrêt ou très réduite. Les Allemands ont de l’épargne mais ne peuvent pas la dépenser car il y a pénurie de produits. Le troc a remplacé le commerce, les Allemands passent leur temps à faire la queue pour manger et ne peuvent pas travailler. L’inflation est colossale, la monnaie n’a plus de valeur. Malgré ce contexte, ces responsables vont libérer les prix qui sont bloqués, et ne pas céder face aux critiques! Car pendant plusieurs mois, les prix continuent de monter. Une grande grève est organisée durant l’année. Ludwig Erhard, soutenu par le chancelier Konrad Adenauer, tient bon. Dans le même temps, les ordolibéraux multiplient les tribunes dans les journaux pour justifier le bien-fondé de cette politique. Et en 1949, les premiers résultats arrivent, les prix et le chômage vont baisser durant les années suivantes.
Une politique qui a structuré l’Allemagne de l’Ouest?
Absolument, mais pas uniquement. L’ordolibéralisme a aussi contribué à la reconstruction italienne, notamment sous l’impulsion de l’économiste Luigi Einaudi, qui occupera les postes de gouverneur de la Banque centrale d’Italie, ministre du Budget et président de la République italienne après guerre. C’était un ami de Wilhelm Röpke. Ce courant va s’incarner en Europe dans la démocratie chrétienne. Autre exemple, moins connu, la France a connu son moment influencé par l’ordolibéralisme en 1958, grâce aux travaux du grand économiste libéral français, Jacques Rueff. Présent au colloque Lippmann, ce n’est pas une ordolibéral mais il en est très proche. Il a notamment préfacé le livre de Ludwig Erhard « La prospérité pour tous ». Il a vu le succès allemand basé d’ailleurs sur des recettes libérales classiques : rigueur budgétaire et monétaire, libéralisation des prix, rétablissement des conditions d’un marché libre, et exigence de mesures qui profitent aux plus pauvres. C’est ce qu’il va proposer à la tête de la commission où il a été nommé par le général de Gaulle sur recommandation de Georges Pompidou pour travailler avec Antoine Pinay, ministre des Finances. Car malgré la reconstruction, l’économie française n’était plus compétitive en 1958. Le plan Pinay-Rueff d’inspiration libérale sera adopté par de Gaulle, il permettra à l’économie française de connaître une décennie de très forte croissance, l’une des plus fortes de toute l’Europe, débouchant sur les fameuses « Trente Glorieuses ».
Votre plaidoyer ne vous empêche pas de formuler quelques critiques à l’égard de l’ordolibéralisme…
Oui. D’abord, certaines recommandations, trop systématiques, tournent au dogme, par exemple la nécessité de veiller à une concurrence permanente, avec cette obsession du « small is beautiful ». Ne s’est-on pas pas privé en Europe de constituer des géants industriels ? Même s’il défendait la « destruction créatrice », Joseph Schumpeter n’était pas contre l’idée qu’il y ait des grandes entreprises, jugeant qu’elles pouvaient être aussi innovantes, même en position de force.
D’autant que les PME dépendent aussi pour leurs activités de grands groupes qui sont des donneurs d’ordre…
Il ne faut pas se leurrer, pour exister sur certains marchés, on ne peut pas faire la chasse aux grandes entreprises par principe. Même la Suisse, modèle pour les ordolibéraux, a des grandes entreprises. Son taux d’industrialisation est même supérieur à celui de la France.
Vous faites également une critique qui va au-delà de l’économie?
Oui, elle porte sur une forme de conservatisme décliniste en matière de culture. Par exemple, Röpke trouvait scandaleux que les Beatles aient reçu l’ordre du British Empire. Pour lui, ce n’était pas de la culture. Les ordolibéraux ont un aspect élitiste qui me gêne.
N’est-ce pas ce que reprochent au libéralisme ses détracteurs, une forme d’élitisme?
Je ne le pense pas. 50 % des Français ont plutôt une bonne image du libéralisme, selon une enquête d’opinion récente de l’IFOP. Le libéralisme ce n’est pas seulement le chef d’entreprise, c’est aussi moins de bureaucratie. Tout dépend de ce qu’on met derrière le concept. Dans l’ordolibéralisme, il y a une dimension culturelle, intellectuelle et spirituelle qui exige en revanche une attitude éthique de l’individu qui va au-delà des simples mécanismes économiques du pouvoir d’achat des consommateurs, notamment les plus modestes. Ce qui a pu conduire certains de ses représentants à se réfugier dans une forme de conservatisme qui n’est plus de mise aujourd’hui. Mais sa visée humaniste, elle, est plus que jamais d’actualité.
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(*) Alexis Karklins-Marchay « Pour un libéralisme humaniste », préface de Nicolas Dufourcq, éditions les Presses de la Cité, 330 pages, 22 euros.
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Karklins Cover
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Robert Jules
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Commentaires
3
PAFO à écrit le 10/06/2023 à 1:05
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Le libéralisme est du même ordre que le communisme, une simple utopie. Le modèle français d’après guerre avait cette qualité qui était de préserver une certaine résilience par des monopoles d’état dans les secteurs vitaux de notre société. Nous n’avo…
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Churchill à écrit le 09/06/2023 à 21:47
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Ya bcp de vrai, sauf que Haye et consors ( et marx d’ailleurs aussi) faut les lire avec les lunettes de l’époque.. Concernant les monetaristes, le pb est la masse monétaire, le reste est un peu accessoire, et on a fait n’importe quoi avec de pse…
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Dossier 51 à écrit le 09/06/2023 à 18:35
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Nietzsche qui était favorable au libéralisme disait que dès que née une institution libérale elle ne l’est plus. Le libéralisme c’est comme le communisme, on nous en parle tout le temps, on l’expose comme cause de tous les maux alors que nous n’en av…
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