Les politiques: tous pourris ?
par
Mahaut Fanchini
Maîtresse de conférences en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) dans The conversation
« Lorsqu’ils sont mis en cause, les hommes politiques tombent des nues et vivent l’accusation comme un véritable outrage. Qu’il s’agisse de Nicolas Sarkozy, de Jérôme Cahuzac, de François Fillon ou de Carlos Ghosn, la première technique de défense qu’ils déploient, immédiate et évidente, consiste à nier les faits, rejeter toute accusation, ne reconnaître aucune faute ni responsabilité, au moins dans un premier temps ». Alors que l’ancien président Sarkozy vient d’être condamné à trois ans de prison, dont un an ferme à exécuter sous bracelet électronique, pour corruption et trafic d’influence dans l’affaire des écoutes, The Conversation France republie des extraits de l’ouvrage « Tous pourris ? Les politiques face à la justice », issu de l’essai de Mahaut Fanchini (éditions de l’Aube) qui revient sur « les différentes stratégies rhétoriques mobilisées, en montrant la récurrence des techniques d’un cas à l’autre, quel que soit l’homme politique accusé, et la nature de la fraude en question. »
« Il faudra d’ailleurs qu’un jour, ceux qui ont engagé toutes ces actions, disent aux contribuables français combien cela leur a coûté. »
Ainsi s’exprimait Nicolas Sarkozy, ancien président de la République, condamné en première instance pour corruption et trafic d’influence, à propos des poursuites judiciaires dont il fait l’objet, le 3 mars 2021, lors du journal télévisé de 20h de TF1.
Autre exemple : Jérôme Cahuzac. Dès qu’il a connaissance de la parution d’un article dans Mediapart, le mardi 4 décembre 2012, avançant qu’il a détenu un compte en Suisse, non déclaré, jusqu’en 2010, Jérôme Cahuzac, alors ministre du Budget de François Hollande, s’exprime devant l’Assemblée nationale :
« Je démens catégoriquement les allégations contenues sur le site Mediapart. Je n’ai pas, je n’ai jamais eu, Monsieur le Député, de compte à l’étranger, ni maintenant, ni avant. »
Jérôme Cahuzac le répète, le même jour ou le lendemain, à l’antenne de la radio RMC, « droit dans les yeux », comme le lui demande le journaliste Jean-Jacques Bourdin :
« Je n’ai pas, je n’ai jamais eu Jean-Jacques Bourdin, de compte en Suisse, à aucun moment. »
Cette première étape apparait nécessaire, l’homme politique attaqué réfute la calomnie, se défend face à l’accusation, et dans un délai le plus court possible. Tout silence pourrait en effet être interprété comme le besoin de prendre un temps de réflexion, ce qui pourrait inviter à penser qu’il y a matière à controverse. Au contraire, démentir immédiatement laisse entendre qu’aucune fraude ne peut être reprochée, la réaction du mis en cause parait spontanée, viscérale, absolument sincère.
Nier en bloc, et vite, permet aussi de couper court à la discussion : au cours de l’interview, après avoir fermement nié, il est difficile pour le journaliste qui interroge de persister, faute d’éléments matériels. La suite de l’interview donne alors place à la réplique, permet de menacer, de faire passer des messages (annonce de poursuite en diffamation, par exemple), voire d’enchainer sur des échanges plus valorisants pour l’invité, comme rappeler les travaux qu’il conduit ou les mesures qu’il défend au même moment dans le cadre de sa fonction.
Notons que les hommes politiques ne répondent pas, dans un premier temps, au média qui avance les preuves : Jérôme Cahuzac s’exprime chez Jean-Jacques Bourdin où il sait qu’il ne fera pas face à une contradiction argumentée, si contradiction il y a. Au moment de cet entretien, une rumeur circule selon laquelle Mediapart disposerait d’une preuve de l’existence de ce compte, un enregistrement de la voix de Jérôme Cahuzac lui-même qui mentionne le compte en question. Mais Cahuzac sait aussi que Jean-Jacques Bourdin n’a pas cet enregistrement en sa possession, et peut donc démentir sans craindre d’être confronté à sa propre voix. Jérôme Cahuzac a par la suite présenté ses excuses à Jean-Jacques Bourdin.
Nier l’accusation est la pierre angulaire de toute stratégie de défense, comme on le voit également avec celle de Nicolas Sarkozy, qui s’exprime après avoir été condamné en première instance pour des faits de corruption et trafic d’influence. Invité au journal télévisé de TF1 le 3 mars 2021, Nicolas Sarkozy interroge l’existence d’une victime, d’un dommage ou d’un gain potentiel. S’il n’y a ni victime, ni perte, ni gain, si rien n’a bougé, comment pourrait-il y avoir eu fraude ? :
« D’abord je voudrais dire que dans une affaire de corruption, les mots sont forts, où il n’y a pas un centime, pas un ; où il n’y a pas eu un avantage, pour personne ; où il n’y a pas de victime, où il n’y a pas de trouble à l’ordre public, on mobilise le tribunal correctionnel trois semaines durant ? »
Cette énumération « pas un centime, pas un avantage, pas une victime », centrale dans sa défense, Nicolas Sarkozy la répète au moins trois fois au courant de l’entretien de 19 minutes : « pas un centime, pas un avantage, », et il ajoute encore, « pas un centime, pas une preuve ». L’argument, convaincant, lui permet d’opposer le « vide » supposé du dossier aux moyens mis en œuvre pour le juger, comparant ainsi implicitement la justice à une montagne qui accouche d’une souris.
Omettre : ce qui ne se prononce pas n’existe pas
Continuons d’analyser les deux exemples proposés ci-dessus, celui de Jérôme Cahuzac, et celui de Nicolas Sarkozy, tous deux condamnés pour les faits qu’ils démentent. Notons que Jérôme Cahuzac commence à verbaliser les faits qui lui sont reprochés, c’est-à-dire qu’il prononce, lui-même, les termes qui désignent ce dont il est accusé : « Il n’a pas eu de compte en Suisse ».
Mais ce dernier reste prudent, ne donne pas tellement d’informations, ne relève même pas lorsque Jean-Jacques Bourdin mentionne le nom de la banque en question. Cela semble anodin en apparence, mais il ne précise pas, par exemple, la nature bancaire du compte : « Je n’ai pas détenu de compte bancaire » ; ou encore, plus ennuyeux, du caractère potentiellement dissimulé de cet avoir : « je n’ai pas détenu de compte bancaire caché en Suisse ». En effet, Jérôme Cahuzac cherche à se défendre, à être compréhensible, et pour autant, il n’est pas dans son intérêt de donner trop d’informations. […]
Il s’agit d’une façon prudente de se défendre : effacer littéralement du discours ce dont on est accusé. La règle est simple : éviter de prononcer les termes même des faits, mais préférer la périphrase « ce qui m’est reproché », forme qui renvoie l’homme politique à une figure passive, qui n’a rien fait, et à qui « un reproche tombe dessus », sans qu’il n’y soit pour quelque chose.
Carlos Ghosn, lorsqu’il est prévenu qu’il sera mis en examen par la justice nippone, parvient à négocier en quelques heures une interview au journal télévisé du soir de la chaine TF1, et obtient même, par la voie de ses avocats, que ne soient pas mentionnés les faits qui lui sont reprochés au cours de cet entretien : comme le glisse la voix off qui décrit les images, « pas le droit de rentrer dans les détails du dossier, règle posée par ses avocats, l’instruction étant toujours en cours ». (Journal de 10h, TF1, 4 avril 2019). À ce titre, l’exercice de défense peut apparaitre convaincant, puisqu’il n’est pas donné au téléspectateur la nature de ce qui lui est reproché, ou de façon abstraite (« des malversations financières »).
Énoncer les faits ou non ? Avec répugnance certainement, comme le montre encore l’exemple de Nicolas Sarkozy ici cité : au cours de l’entretien qu’il donne à TF1 au sujet de l’affaire dite « des écoutes », l’ancien Président ne va prononcer qu’avec réticence le terme de « corruption » pour lequel il est condamné, et toujours « à reculons » : « corruption, les mots sont forts », dit-il lui-même.
Lorsqu’il finit par prononcer le terme, c’est pour amenuiser les faits. Nicolas Sarkozy mobilise ici un argument de défense assez classique, celui de minimiser la gravité des faits et, pour le contraste, de maximiser la taille de l’accusation, qu’il tourne ainsi en ridicule : ce qui est caractérisé de « pacte » de corruption par les juges, soit l’organisation d’un méfait de façon anticipée, structurée, en conscience, et avec la mobilisation de moyens complexes, ne serait en réalité, dans les mots de Nicolas Sarkozy, qu’un « coup de pouce », c’est-à-dire un petit geste d’aide anodin à son ami de longue date.
Nicolas Sarkozy introduit ici le doute et offre la possibilité d’une erreur d’appréciation : les juges auraient-ils vu un pacte dans ce qui n’était qu’un service à un ami ? Rappelons aussi que, historiquement, comme elles sont mises en évidence depuis relativement peu de temps, les pratiques délictueuses des élites ont plus de mal à être vues ou lues par la loi comme des abus, ce sur quoi s’appuie Nicolas Sarkozy ici en minimisant la portée de ses échanges avec Thierry Herzog.
Autre exemple de pirouette sémantique, qui vise là encore à éloigner la fraude de la personne politique, les éléments de langage déployés cherchent à éviter que les médias ne reprennent l’idée d’une « affaire Sarkozy ».
Pour cela, Nicolas Sarkozy, comme d’autres, n’évoquera jamais que « l’affaire des écoutes », ou encore, « l’affaire Azibert », du nom du magistrat qui aurait pu être corrompu ; de même pour les affaires « Bygmalion » ou « Khadafi », là encore, il n’y a pas d’affaire de financement de la campagne présidentielle de l’ancien Président, il n’y a pas « d’affaire Sarkozy », seulement des affaires qui concernent d’autres que lui.
Démentir, minimiser ou éviter de prononcer les termes même des faits accusatoires sont des techniques centrales et classiques. Un autre élément essentiel consiste à interroger l’existence de preuves.
Le principe d’éviter de formuler les faits est crucial pour une raison dont les hommes politiques, parfois avocats, toujours rompus aux règles, ont une conscience aiguë : dans un État de droit, c’est à l’accusation d’apporter la preuve de la culpabilité, et non au mis en cause de se défendre, de faire la preuve de son innocence. Nicolas Sarkozy l’exprime de façon limpide :
« Je croyais, Monsieur Bouleau, dans un État de droit, c’est à l’accusation d’apporter la preuve de ma culpabilité, ce n’est pas à moi d’apporter la preuve de mon innocence. » (TF1, 3 mars 2021, journal télévisé de 20h)
Autrement dit, c’est à la Justice, et plus particulièrement au juge d’instruction, de rassembler les preuves qui accusent, de faire la démonstration de la culpabilité de l’homme politique. Pendant ce temps, celui-ci reste présumé innocent et n’a aucun intérêt à aider le juge d’instruction en l’aiguillant vers telle ou telle piste. Une bonne précaution consiste donc à faire court, éviter les termes « chargés » et ne pas prendre le risque d’en dire trop : innocent, un point c’est tout.
« Où sont les preuves ? », c’est donc le mot de Nicolas Sarkozy face aux juges, cette fois au sujet d’un éventuel financement de sa campagne présidentielle de 2007 par le dictateur libyen Mouammar Khadafi. S’il n’y a pas de preuves, c’est parce qu’il n’a rien fait et cette absence d’acte précisément serait impossible à prouver : « Vous me demandez de me justifier, de prouver mon innocence. Comment puis-je prouver quelque chose que je n’ai pas fait ? » ; « Quels sont les éléments concrets ? Il n’y a rien, une nouvelle fois » ; « Vous n’avez trouvé aucune trace de cet argent. Où sont les preuves ? » (Le Parisien du 20 octobre 2020 ; Le Monde du 24 octobre 2020)
Nier l’accusation ne suffit pas, et les hommes politiques mis en cause se servent de la tribune qui leur est offerte pour déployer une autre rhétorique, celle de la grandeur bafouée.
L’autrice vient de publier « Tous pourris ? les politiques face à la justice », aux éditions de l’Aube.
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