Taux d’intérêt : trop haut ou trop bas ?
CHRONIQUE. Les taux d’intérêt sont en forte hausse depuis fin 2021, mais restent encore tellement bas.
Par Karl Eychenne, chercheur chez Oblomov & Bartleby dans La Tribune
Depuis le début des hostilités, les taux d’intérêt à 10 ans français ont remonté de 0 % à près de 3 %. Nous sommes fin 2021, et la crise sanitaire semble enfin dans le rétroviseur. Les taux d’intérêt de long terme sont alors aspirés par une accélération fulgurante de l’inflation, et l’anticipation d’une remontée des taux d’intérêt directeurs des Banques centrales. La hausse des taux marque la fin d’une décennie de politique monétaire ultra – accommodante. Les taux retrouvent des niveaux qu’ils n’avaient plus connu depuis 2012. Mais cela ne suffit pas, loin de là.
Cela fait un moment que la recherche académique bataille avec les niveaux de taux observés. Déjà dans les années 80, on parlait de l’énigme de la prime du taux sans risque (Philippe Weil, The Equity risk premium puzzle and the risk free rate puzzle, 1989). On ne comprenait pas comment les taux pouvaient être si bas, à moins de supposer que l’agent économique éprouve une aversion pour le risque démesurément faible, voire négative ! Mais à l’époque, on mettait cela sur le compte d’un formalisme excessif de la théorie. Le problème ne pouvait pas venir du fait observé, c’est le modèle qui devait se tromper. Depuis, la théorie a fait preuve d’une imagination débordante, mais au prix d’une technicité rebutante, et sans jamais vraiment convaincre son auditoire.
Des années plus tard, rien n’a changé ou pire. Crise financière, embellie économique, ou aujourd’hui inflation galopante, rien n’y fait. Les taux restent toujours trop bas. Ce constat peut heurter celui qui cherche vainement un crédit immobilier depuis 1 an. Pourtant, avec des taux 10 ans à près de 3 % mais une inflation à 6 %, il est bien difficile de soutenir que les conditions de financement soient vraiment restrictives. Le coût de l’argent reste bien inférieur au coût de la vie. Mieux encore, avec un taux réel (taux moins l’inflation) négatif à près de – 3 %, le cout de financement de l’économie est bien inférieur au taux de croissance de cette même économie plus proche de 1 %. En caricaturant, cela signifie que l’économie se finance à « bon prix ».
Il ne semble pas que la situation évoluera beaucoup pour les mois qui viennent. En effet, les taux semblent déjà à bout de souffle, en témoigne leur relative stabilité depuis le début de l’année avec l’anticipation d’une Banque centrale en fin de course. D’autre part, l’inflation cœur (hors prix de l’énergie et de l’alimentaire) ne montre toujours pas de signe d’essoufflement. Enfin, la croissance du PIB devrait rester proche de 1 % avec l’éloignement du risque de récession. Au total, les taux réels resteraient donc négatifs, et bien inférieurs à la croissance. Des taux bas, trop bas, qui posent un problème aux marchés financiers.
Les faillites ou rachats de quelques banques depuis février ne sont que des avertissements sympathiques. Mais la longue tendance baissière des taux réels depuis de nombreuses années a très probablement incité d’autres établissements ou investisseurs à saisir des opportunités qui n’en étaient pas. En effet, cette baisse des taux réels a renchéri considérablement la valeur des obligations détenues, mais a aussi contribué à doper la valorisation des actifs risqués. C’est donc sans surprise que la violente remontée des taux observée en 2022 a motivé de fortes moins-values sur les obligations détenues ainsi que sur les marchés d’actions.
Or, s’il s’avérait que les taux réels ont déjà fini de remonter, alors la purge aura été de courte durée, et les investisseurs pourraient de nouveau succomber à la tentation d’acheter des actifs financiers dopés par les taux bas, trop bas. Le risque d’une nouvelle vague d’exubérance est bien réel. Cependant, tout le monde ne serait pas perdant dans l’affaire.
La lutte contre le réchauffement climatique nécessite des réformes qui ont un coût. Or, plus les taux réels sont bas, et plus grandes sont les chances que ces réformes soient mises en œuvre rapidement. En effet, des taux bas dopent la valeur présente des bénéfices liés aux réformes qui seraient mises en place. C’est exactement le même mécanisme que pour un actif financier, dont la valorisation des bénéfices futurs est dopée par la seule baisse des taux.
Jusqu’à présent, les experts des deux camps s’opposaient sur le choix du taux adéquat (Christian Gollier & Co., The discounting premium puzzle : survey evidence from professional economists, 2022). Les experts souhaitant des réformes au plus vite proposaient un taux socialement responsable faible, plus faible que le taux de marché. Mais l’autre camp, dont le prix Nobel récent William Nordhaus, proposait un taux plus élevé, plus proche du taux de marché. Or, il semblerait bien que ce fameux taux de marché soit aujourd’hui devenu aussi faible que le taux socialement responsable défendu par le camp favorable à des réformes plus tôt. Autrement dit, l’argument du camp des réformes plus tard est caduc. Une aubaine pour justifier le financement d’une transition énergétique au plus vite.
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