L’histoire des taux d’intérêt
Les taux d’intérêt tendent à se réduire depuis l’Antiquité. La poussée inflationniste du XXe siècle les a, cependant, fait remonter. Ce n’est que dans les années nonante que la baisse a repris. Les taux d’intérêt actuels sont les plus bas jamais observé dans l’histoire.
par Peter Kugler, Professeur d’économie politique université de Bâle
Les taux d’intérêt ont une histoire très ancienne. C’est dans le code d’Hammourabi, souverain babylonien du XVIIIe siècle av- J.-C,, que l’on trouve les premières preuves d’existence du prêt à intérêt. Le plafond légal des taux y était fixé à 33 1/3 % pour l’emprunt de céréales et à 20 % pour celui d’argent métallique[1]. Le remboursement et le paiement des intérêts s’effectuent aussi en céréales ou en argent métallique, puisqu’il n’existe pas encore de monnaie. Du point de vue actuel, ces taux semblent très élevés, si l’on tient compte du fait que le prêt est garanti par la fortune et la force de travail du débiteur.
Depuis l’introduction vers 630 av. J.-C. de la monnaie, qui devient un moyen d’échange et de réserve de valeur accepté par tous ainsi qu’une unité de calcul, les prêts avec intérêt multiplient les preuves de leur existence, surtout dans la Grèce antique et l’Empire romain. Dans les cités-États grecques, les crédits alloués à des personnes, à des États et à des projets commerciaux sont soumis à des taux d’intérêt allant de 6 à 18 %. Toutefois, les Grecs ne connaissent ni les plafonds légaux de taux ni la responsabilité individuelle. À Rome, c’est différent : en 443 av. J.-C., la loi dite des Douze Tables fixe la limite supérieure des taux à 8 1/3 %, un maximum porté plus tard à 12 %. En outre, l’entière responsabilité de la personne est engagée.
À mesure que l’Empire romain devient une économie monétaire fondée sur la division du travail, les taux d’intérêt tendent à baisser. À l’époque augustéenne, soit vers l’an zéro, ils tombent à 4 %, un plancher historique. Des cas isolés attestent même l’existence de crédits à taux zéro dans des situations exceptionnelles : durant la crise financière de l’an 33, l’empereur Tibère accorde ainsi à des banquiers des crédits sans intérêts pour des montants correspondant à environ 0,5 % du produit national brut de l’empire. Les dépenses de l’État sont financées par l’impôt et l’émission de monnaie. L’endettement public n’existe pas encore à cette époque. Lorsque l’État connaît des difficultés financières, comme lors de la crise du IIIe siècle, il déprécie l’alliage des pièces de monnaie, ce qui contribue à l’inflation. Le niveau des taux d’intérêt, qui est déjà à l’époque un bon indicateur de stabilité, grimpe au cours du IIe siècle jusqu’au plafond légal de 12 %. C’est seulement au IVe siècle que l’Empire romain retrouve une certaine stabilité politique et monétaire. Celle-ci perdure pendant quelques siècles dans la partie orientale. À l’ouest, en revanche, l’empire et son économie monétaire basée sur la division du travail sont emportés, en 476, par la tourmente des invasions barbares.
Malgré la relance du commerce et la réforme monétaire de Charlemagne, vers 800, il n’existe pratiquement pas de documents faisant état de prêts à intérêt avant le XIIe siècle. Les opérations de crédit ne réapparaissent que durant la période 1160-1330, avec les progrès de la productivité dans l’agriculture, la reprise du commerce et l’urbanisation.
La « Révolution commerciale » en Italie du Nord voit naître des banques qui acceptent des dépôts en monnaie nominale contre le versement d’intérêts et qui compensent les créances et les dettes de leurs clients en monnaie scripturale. La lettre de change apparaît également : il est désormais possible de contracter un crédit pour l’achat de marchandises à Gênes et de le rembourser avec intérêt, une fois la marchandise revendue, à Anvers par exemple. Les marchands d’Italie du Nord créent dans la foulée des filiales dans toute l’Europe : elles financent le commerce international, les cités-États et les principautés. Des sociétés commerciales basées aux Pays-Bas et en Allemagne du Sud reprennent ces pratiques qui se répandent ainsi dans l’ensemble de l’Europe occidentale au Bas Moyen Âge.
Les banques rémunèrent les dépôts par des intérêts allant de 4 à 10 %, tandis que les crédits commerciaux sont généralement accordés à un taux variant entre 5 et 15 %. Les princes sont ceux qui payent le plus – entre 80 et 100 % – lorsqu’ils ont besoin d’emprunter, alors qu’aucune recettes étatiques (par exemple : revenus d’exploitations minières, impôt) ne garantit un quelconque remboursement. Ces primes de risques se justifient parfaitement, car il est fréquent que les princes n’honorent pas leurs dettes. Les « prestiti » – titres de la dette de la République vénitienne –, négociables à partir de 1262, atteignent aux XIVe et XVe siècles des rendements oscillant entre 5 et 20 %. Ils reflètent ainsi les succès et les échecs de la Sérénissime sur le plan politique et économique. De manière générale, on constate toutefois une tendance à la baisse des taux durant le Bas Moyen Âge, d’abord en Italie du Nord, puis aux Pays-Bas.
Pour apprécier le niveau des taux d’intérêt, il faut prendre en compte deux aspects intéressants. Premièrement, les taux relativement élevés qui prévalent jusqu’au XXe siècle sont en priorité ajustés aux réalités du moment et non à l’inflation. La découverte occasionnelle de réserves de métaux précieux et l’appauvrissement des alliages monétaires fait grimper les prix, même si le taux moyen d’inflation est minime. Deuxièmement, le prêt à intérêt fait d’objet d’une interdiction universelle au sein de l’Église depuis le concile de Nicée en 325. Cette règle, fondée sur l’Ancien Testament, est maintes fois confirmée par des ecclésiastiques, comme le pape Léon le Grand ou Thomas d’Aquin. Cependant, la distinction entre les termes latins « usura » (usure) et « interesse » (indemnité compensant le renoncement à quelque chose ou les inconvénients du créancier) crée une zone grise dès le Haut Moyen Âge. Les réformateurs considèrent que des taux d’intérêt oscillant entre 5 et 8 % sont justes, mais le Vatican ne laisse la réglementation des taux à l’État qu’au début du XIXe siècle.
Avec la découverte de l’Amérique, les priorités économiques européennes se déplacent de l’espace méditerranéen vers l’Atlantique. Au début du XVIe siècle, Anvers devient la plaque tournante du commerce. La guerre d’indépendance des Pays-Bas (1568 – 1648) annonce son déclin, en raison de la domination espagnole qui perdure dans le sud du pays. Le rôle de pionnier est repris par la partie septentrionale des Pays-Bas et son centre urbain, Amsterdam.
Les principales innovations financières du XVIIe siècle sont également liées à Amsterdam. Ainsi, la première société anonyme cotée en Bourse est la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, fondée en 1602. Par ailleurs, la Banque de change d’Amsterdam ouvre ses portes en 1609 en réaction aux nombreuses faillites bancaires survenues par le passé ; elle offre une couverture des dépôts à 100 %. Enfin, la République hollandaise parvient à consolider sa dette publique et à la rendre totalement négociable. Le taux d’intérêt chute de 10 à 4 % entre 1600 et 1640. Par la suite, il tombe même au-dessous de 3 %, un plancher encore jamais atteint dans l’histoire et qui reste rare par la suite. De tels taux sont inconnus dans les pays étrangers avant l’industrialisation, au XIXe siècle. Même en Angleterre, on ne les connaît qu’au XVIIIe siècle.
Jusqu’à la Révolution industrielle, on n’enregistre que des poussés sporadiques de croissance, notamment dans l’Empire romain, dans le nord de l’Italie et aux Pays-Bas. C’est plus tard seulement qu’un processus continu de croissance s’installe : la hausse des revenus et la constitution d’épargne dans de larges couches de la population ont pour effet d’augmenter les dépôts bancaires. Dans la production, le dynamisme capitaliste externalise le financement des entreprises, qui se fait par des crédits bancaires, des obligations et des actions. Les fonds dont elles ont besoin proviennent désormais, comme pour les États, des marchés obligataires internationaux.
Durant la période de l’étalon-or international (env. 1880 – 1914), les coûts de transaction baissent grâce aux progrès de la télégraphie et du transport (bateau à vapeur et chemin de fer). Ils favorisent les taux de change fixes, la spécialisation internationale de la production et l’intégration des marchés financiers. Dans les principales économies d’Europe occidentale, les taux d’intérêt à court et à long termes baissent pendant cette période. Ils évoluent entre 2 et 3,5 %, alors que le niveau des prix à long terme est stable.
Cette époque prend fin avec la Première Guerre mondiale. Dans l’entre-deux-guerres, toute tentative visant à réintroduire l’étalon-or échoue. Au XXe siècle, le passage à un système basé exclusivement sur le papier-monnaie, sans couverture métallique, génère de nombreux épisodes inflationnistes, de faible ou grande ampleur, qui font grimper les taux d’intérêt nominaux.
Après la Seconde Guerre mondiale, une timide « remondialisation » commence dans le cadre du système monétaire de Bretton Woods. Elle n’atteint toutefois pas le niveau d’avant 1914, en raison des fortes limitations imposées aux mouvements internationaux de capitaux. C’est seulement au cours du quart de siècle écoulé, avec l’ouverture économique progressive de la Chine et d’autres économies planifiées, que l’on voit véritablement émerger des marchés financiers mondiaux.
En Suisse, les rendements nominaux des emprunts à long terme de la Confédération oscillent entre 4 et 6 % jusqu’au milieu des années nonante (voir illustration 1). En raison d’épisodes inflationnistes sporadiques (voir illustration 2), il convient toutefois de distinguer entre rendements réels et nominaux. Les premiers sont calculés en déduisant la moyenne des taux d’inflation prévus pendant la durée des emprunts[2]. Durant la même période, les taux d’intérêt réels (avec les taux d’inflation prévus) se situent entre -1 et 6 %. À partir du milieu des années nonante, les taux d’intérêt nominaux et réels entament une baisse constante, comme l’histoire n’en a jamais connu. De manière générale, les taux suisses suivent la tendance internationale durant toute cette période. Cependant, leur niveau, tant nominal que réel et corrigé des cours de change, reste la plupart du temps inférieur à ceux pratiqués à l’étranger. Cela s’explique par le « bonus d’intérêt » dont bénéficie la Suisse depuis la Première Guerre mondiale en raison du statut du franc, considéré comme une monnaie refuge[3].
Comme dans d’autres pays, le taux réel du marché monétaire baisse en Suisse moins sensiblement que les rendements réels des emprunts publics à long terme (voir illustration 3)[4]. Le taux d’intérêt réel des dépôts en francs sur le marché monétaire des eurodevises (marché de l’eurofranc) à Londres, calculé également à l’aide d’un modèle de séries chronologiques sur la base des prévisions de l’inflation[5], varie entre -4 et 4 % depuis 1974. Il reflète ainsi le rythme de la politique monétaire jusqu’en 2002. Depuis cette année-là, le taux d’intérêt réel sur le marché monétaire approche de zéro, à quelques exceptions près. Durant la récente crise financière, il devient même nettement négatif. Le taux nominal sur le marché de l’eurofranc est très volatil. Il évolue entre -0,75 et 12 %.
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