Une agriculture sans agriculteurs ?

Une agriculture sans agriculteurs ?

La France ne compte plus que 496.000 chefs d’exploitation agricole, soit près de 20% de moins qu’il y a vingt ans. C’est le constat dressé par la Fédération Terre de Liens dans un rapport publié ce mardi.

En France, on ne compte plus que 496.000 chefs d’exploitations agricoles, selon le rapport de la Fédération Terre de Liens paru ce mardi.
Le constat est sans appel : le nombre d’agriculteurs à la tête d’exploitations ne cesse de décliner. Par Coline Vazquez dans la Tribune.

S’ils détenaient avec leurs familles, 63% des terres agricoles entre 1982 et 1992, la réalité est aujourd’hui tout autre. C’est ce que pointe la Fédération Terre de Liens, qui réunit des membres de la société civile, du monde agricole et de la finance solidaire, dans un rapport publié ce mardi. Selon elle, sur les 4,2 millions de propriétaires privés qui détiennent 85% de la surface agricole française, la plupart d’entre eux ne sont plus des agriculteurs. En effet, on ne compte désormais plus que 496.000 chefs d’exploitation en France, c’est-à-dire de personnes physiques qui assurent la gestion courante de l’exploitation, contre 604.000 en 2010, soit une baisse de 18%. Un paradoxe qui se traduit ainsi selon Tanguy Martin, responsable plaidoyer au sein de Terre de Liens : « On tend à une agriculture sans agriculteurs.
Qui sont donc les nouveaux propriétaires agricoles ? Des investisseurs, s’alarme la fédération qui s’appuie dans son rapport sur une étude réalisée par le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA)

Faute de repreneurs, certains agriculteurs acceptent, en effet, de céder leurs terres à des investisseurs et, parmi eux, à de grandes firmes, françaises ou étrangères, intéressées à l’idée de contrôler toute leur chaîne de production ou de diversifier leur activité. Chanel est, par exemple, devenue le plus grand propriétaire viticole de Porquerolles. La maison de luxe a d’ailleurs racheté début 2021 les quatorze hectares du domaine Perzinsky, agrandissant celui de l’Île qu’elle possède déjà depuis 2019.

S’il existe bien une autorité chargée de réguler le foncier agricole, telles les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER), placées sous tutelle des ministères de l’Agriculture et des Finances, leurs moyens semblent bien limités face aux techniques de contournement qui se sont instaurées. Les Safer disposent notamment d’un droit de préemption lors de la vente d’une terre agricole, lorsqu’elles estiment « que l’intérêt général serait mieux rempli en octroyant la terre à un autre acheteur que celui prévu par le vendeur », selon la loi d’Orientation Agricole de 1962, mais qui se révèle souvent inutile. Les firmes en quête de terres agricoles privilégient, en effet, l’achat de parts dans les sociétés d’exploitation à défaut d’acquérir directement la terre. Elles proposent aux agriculteurs partant à la retraite d’entrer au capital de leur société d’exploitation agricole puis de racheter leurs parts prenant ainsi le contrôle de la terre. Au total, en 2021, le droit de préemption des Safer n’a été exercé qu’à 3.040 reprises pour environ 7.000 hectares (ha) sur un total de 395.100 ventes notifiées et 102.200 ha.

Citant l’ouvrage de François Purseigle et Bertrand Hervieu, Une agriculture sans agriculteurs, paru en 2022, Terres de Liens assure que « les sociétés agricoles financiarisées, [c'est-à-dire] des sociétés à capital ouvert qui permettent à des investisseurs non-agricoles de prendre le contrôle des fermes, représentent désormais 1 ferme sur 10 et contrôlent 14% de la Surface Agricole Utile (SAU, la surface consacrée à la production agricole, Ndlr) ».
En 2015 déjà, le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) alertait déjà sur le fait que « faute d’instruments spécifiques de régulation, le risque d’exclusion des exploitants, à l’occasion du départ de l’un d’entre eux, risqu[ait] de concrétiser et d’aboutir à la prise de contrôle totale de l’exploitation par des investisseurs extérieurs à la production agricole ».

Parmi les investisseurs, nouveaux propriétaires agricoles, on retrouve également la présence d’entreprises de l’industrie agroalimentaire. Terre de Liens pointe notamment l’exemple du groupe Altho, PME familiale de 300 employés implantée en Bretagne, et qui détient la marque de chips Bret’s. « Derrière les chips paysannes se cache un puissant groupe passé maître dans l’art d’accaparer des terres via l’achat de parts de sociétés agricoles », dénonce-t-elle. De même, dans son livre, Hold-up sur la terre paru en 2022, la journaliste Lucile Leclair explique que le PDG d’Altho, Laurent Cavard, est devenu le co-gérant de trois SCEA, des sociétés civiles d’exploitations agricoles qui permettent la présence d’acteur non-issu du monde agricole au sein de leur capital. Situées autour de l’usine de Bretagne d’Altho, elles lui permettent d’exploiter 135 hectares de terres agricoles.

Un point que confirme l’entreprise qui précise néanmoins que, sur ces 135 hectares, elle ne possède que 80 hectares de foncier, « soit 0,004% du foncier agricole de la région Bretagne, superficie assez éloignée de « l’appétit foncier » et de la volonté « d’accaparement » décrits par Terre de Liens ». Ces 135 hectares exploités par les trois SCEA dont le groupe est propriétaire lui sont néanmoins bien précieux puisqu’ils accueillent « le réseau d’irrigation de l’entreprise (existant depuis 2006 et financé par Altho) qui utilise l’eau épurée venant de la station d’épuration ». Si une autre exploitation s’était installée sur ces terres, « elle n’aurait pas forcément utilisé ce réseau d’irrigation ce qui aurait été embêtant pour nous », reconnaît Laurent Cavard, PDG d’Altho, interrogé par La Tribune. Mais, selon lui, le groupe a surtout répondu à une demande des agriculteurs partant à la retraite : « On a eu une petite pression de leur part pour qu’on rachète leurs exploitations agricoles. Ce sont eux qui nous ont sollicités, sans que cela soit une politique voulue de notre part. Nous n’avons d’ailleurs aucun projet d’exploitation à venir », assure-t-il. Un argument que Tanguy Martin balaye d’un revers de la main : « Altho explique que les agriculteurs en question n’avaient toujours pas trouvé de repreneurs au bout de six mois. Or, une ferme ne se transmet pas en aussi peu de temps, cela doit être anticipé sur plusieurs années », rétorque-t-il.

Une question de la transmission à laquelle les agriculteurs semblent trouver de moins en moins de réponses. « Aujourd’hui, la transmission familiale est plus rare. Un grand nombre sont donc résignés à vendre leurs terres à une firme », explique Tanguy Martin. Ils devraient d’ailleurs être de plus en plus nombreux dans ce cas. Selon le dernier recensement agricole effectué en 2020, la moitié des exploitations françaises sont dirigées par au moins un exploitant âgé de 55 ans ou plus, « qui a déjà atteint ou atteindra l’âge de la retraite dans la décennie qui vient ». Et parmi ceux ayant dépassé 60 ans, les deux tiers n’ont pas cherché ou identifié de repreneurs.

D’autant que la taille des exploitations n’a eu de cesse de s’étendre. La surface moyenne par exploitation a ainsi augmenté de 50 hectares en cinquante ans. Elle est désormais de 69 hectares contre 15 en 1960. Un chiffre qui reste toutefois bien inférieur à la moyenne américaine, autour de 180 hectares, mais qui contribue à faire grimper le prix des exploitations. « Elles peuvent représenter un capital de plusieurs millions d’euros. Il est donc difficile pour leurs propriétaires de trouver rapidement un agriculteur repreneur capable de réunir la somme nécessaire. Sans compter que, bien qu’elles soient très capitalisées, ce ne sont pas des entreprises qui génèrent beaucoup de revenus », pointe Tanguy Martin qui concède : « Les pensions de retraite de nombreux agriculteurs étant faibles, ils vont tenter de vendre au plus cher pour se constituer un complément de retraite. » Et les groupes du luxe ou encore de l’industrie agroalimentaire, en quête de terres, savent se montrer persuasifs avec des prix tirés à la hausse. À titre d’exemple, l’hectare de terres viticoles situées en appellation contrôlée Côtes-de-Provence se négocie désormais entre 20.000 et 100.000 euros et parfois au-delà, alertait en 2021 Bruno Vieuville, le directeur de la Safer du Var auprès de 20 minutes.

Un constat sur lequel insistait déjà le CGAAER dans son rapport de 2015, mettant « en évidence le fait que, dans tous les scénarios prospectifs, l’installation en agriculture requiert des capitaux de plus en plus importants » et que « dans ce contexte, l’accès au financement constitue un frein important à l’installation ». Pourtant, il existe bel et bien des agriculteurs, souvent en reconversion, désireux de prendre la suite après un départ à la retraite, rappelle Terre de Liens. « Bien que l’on manque de candidats à la reprise d’exploitation pour atteindre l’objectif d’un million de paysans, paradoxalement, il y a 20.000 personnes qui n’arrivent pas à accéder à ces terres car les prix sont devenus trop hauts », explique le responsable plaidoyer, dénonçant un « cercle vicieux ». La France est néanmoins l’un des pays européens où les prix sont les plus bas, nuance-t-il. L’hectare de terre agricole se situe en moyenne environ à 6.000 euros contre près de 50.000 euros aux Pays-Bas, entre 10.000 et 20.000 euros en Italie, en Angleterre ou encore au Danemark.

Ces candidats à l’installation sont, eux, à la recherche de terres plus petites pour y développer une agriculture davantage portée sur une production végétale, locale et plus fréquemment en bio que les générations précédentes. « Si certaines exploitations jugées trop petites ne sont pas reprenables en l’état, chez Terre de Liens, on estime qu’elles pourraient l’être en les faisant évoluer pour y installer des agriculteurs avec un modèle basé sur une production territoriale, plus respectueuse de l’environnement et donc plus adaptée à cette petite surface. Il y a un travail de formation à la transmission pour faire envisager cela aux paysans », plaide Tanguy Martin.

Un point sur lequel la Fédération nationale des Safer se veut optimiste. Reconnaissant qu’il y a « un vrai sujet en ce qui concerne les transmissions sous forme sociétaire, qui jusqu’à récemment, échappaient à toute régulation », « l’entrée en application de la loi dite « Sempastous » au 1er mars 2023 doit permettre de libérer du foncier en faveur des candidats à l’installation agricole et de préserver notre modèle d’exploitations à responsabilité personnelle et à taille humaine », explique la fédération nationale des Safer à La Tribune. Cette loi, qui porte sur des « mesures d’urgence pour assurer la régulation de l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires », renforce, en effet, le rôle des Safer avec pour objectif de permettre aux préfets de conditionner certaines opérations à des mesures compensatoires dans un objectif de favoriser l’installation d’agriculteurs et le renouvellement des générations agricoles. Une évolution législative décrite comme « une belle avancée » par la fédération nationale.

De son côté, Terre de Liens insiste sur l’urgence pour l’exécutif de se saisir davantage de cette problématique alors que des négociations sont menées actuellement concernant la loi d’orientation et d’avenir agricoles qui concerne justement, l’orientation et la formation, la transmission et l’installation des jeunes agriculteurs. « Ce que nous défendons, c’est le fait que l’on peut incarner la propriété agricole de manière différente, collective et citoyenne pour faciliter l’installation des paysans avec de meilleures pratiques pour l’environnement », insiste le responsable plaidoyer de la fédération pour qui « il n’est pas encore trop tard, mais c’est maintenant qu’il faut agir. »
Coline Vazquez

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