ChatGPT : Donner du temps au temps
Par Jacques-Aurélien Marcireau, Co-Responsable de la Gestion Actions chez Edmond de Rothschild Asset Management dans la Tribune.
)
ChatGPT et ses clones ont relancé de multiples débats notamment sur la place de l’Homme et du travail dans nos sociétés. Au-delà de ces débats sur les prouesses et les faiblesses de la technologie, nous sommes convaincus de 4 points clés :
• L’adoption de la technologie risque de prendre plus de temps que ce qui est anticipé aujourd’hui.
• Le modèle économique de Chat GPT est encore très éloigné des nouvelles exigences de rentabilité des investisseurs et nous semble fragile dans le contexte actuel.
• La centralité des données et du Big Data reste essentielle et le fer de lance de la technologie « Generative AI ».
• Les besoins de formation liés au « Generative AI » vont rapidement s’accroître, ce qui met les enjeux liés au capital humain (et à son obsolescence) au cœur du débat.
Il existe selon nous un parallèle criant entre ChatGPT aujourd’hui et la conduite autonome en 2015. En effet, nous avons tous été stupéfaits devant la qualité des modèles autonomes de 2015, l’autopilote de Tesla et celui de Google. Sept ans plus tard, la sobriété est de rigueur chez tous les constructeurs et sociétés de la tech. La technologie sera prête un jour, mais le cerveau humain a toujours de grande difficulté à apprécier le temps nécessaire et faire aboutir les projets dans les temps.
Un usage industriel de ChatGPT ne fait pas exception. Paradoxalement, cet outil de conversation avancé représente peut-être l’avenir, mais concernant la stratégie de développement, l’entreprise reste ancrée dans les modèles de la décennie précédente (2010-2020), lorsque l’argent était gratuit et l’exubérance à son comble : brûler sans compter sa trésorerie, afin de bénéficier d’un avantage au premier entrant et ensuite générer un effet d’échelle favorable. On y retrouve la signature d’Uber, Airbnb, Doordash, Groupon, etc.
Aujourd’hui, les recherches ChatGPT coûtent très chères à la société, mais paradoxalement, elles sont proposées gratuitement. À ce rythme, l’entreprise pourrait dépenser plus d’un milliard de dollars par an, uniquement pour répondre aux requêtes des divers utilisateurs sur Internet, sans compter l’effort de R&D essentiel par ailleurs. Certes, un forfait mensuel de 42USD pourrait alléger la facture, mais l’attente serait beaucoup plus élevée (avec une tolérance moindre) par rapport à un service gratuit, concernant la protection du droit d’auteur et la lutte contre la désinformation. Dans cette course au spectaculaire, les considérations d’efficacité énergétique sont malheureusement également laissées de côté.
ChatGPT c’est enfin et surtout un rappel, à savoir que pour entraîner un modèle à si grande échelle, il faut avoir accès à la donnée. Celui qui contrôle la donnée reste l’acteur le plus puissant dans cette chaîne de valeur, d’autant plus lorsque les algorithmes concurrents vont se multiplier et l’on voit que c’est déjà le cas. C’est également un rappel de la pertinence de la thématique du big data pour les années à venir.
Nous sommes enthousiastes concernant les applications métiers pour lesquelles il existe une quantité de données suffisante pour générer des versions « verticalisées », c’est-à-dire avec une expertise sur un domaine bien défini de chatGPT dans les années à venir. En revanche, là où il y a moins de routines et moins de données historiques et libres, l’usage sera restreint. C’est d’ailleurs ce qui aujourd’hui gène l’essor du Generative A.I. dans des domaines comme le design et la simulation. À noter que l’agence de photos GettyImages a déposé plainte contre Stable Diffusion pour violation des droits d’auteurs afin de créer une jurisprudence sur l’entraînement des modèles.
Sur le long terme, nous ne sommes pas inquiets de l’avènement d’un monde « sans travail », bien au contraire, car nous manquons cruellement de personnel dans de nombreux domaines comme celui de la santé que ce soit dans les services ou la recherche. Avant de parler de la fin du travail, rappelons-nous que nous n’avons pas suffisamment d’ingénieurs, de techniciens, de chercheurs pour lutter contre le changement climatique. Si la « Generative A.I. » présente un risque, c’est bien celui d’augmenter les besoins (et donc le déficit) en collaborateurs hautement qualifiés. L’apparition de cette technologie est une nouvelle incarnation de l’accélération de l’obsolescence du capital humain causée par la diffusion rapide de la technologie.
Cela induit un effort accru des gouvernements pour adapter les systèmes éducatifs, et surtout des entreprises via la formation continue de leurs collaborateurs.
Il s’agit pour les sociétés les plus vertueuses dans la formation de leurs salariés d’un levier d’innovation majeur. Cette nouvelle rupture technologique devrait donc creuser la ligne de démarcation entre les entreprises jouant le jeu de la formation et celles qui l’ignorent, et ce au grand bénéfice des premières.
Nous ne contestons pas que des portions croissantes de métiers seront demain automatisées, mais cela pourra d’une part réduire la pénibilité du travail de certains et libérer des énergies pour les nombreux défis que nous devrons relever. Nous pouvons convoquer ici l’économiste Alfred Sauvy et sa théorie du déversement qui illustre l’impact bénéfique sur l’économie que produisent les gains de productivité, notamment en permettant le transfert de la demande et des emplois vers des tâches à plus forte valeur ajoutée.
Cela ne signifie pas qu’un long fleuve tranquille nous attend. Les besoins en requalification, en formation continue et en accompagnement dans des carrières non-linéaires représentent un enjeu crucial pour les décennies à venir, allant jusqu’à repenser le socle d’apprentissage à l’école.
0 Réponses à “ChatGPT : Donner du temps au temps”