France : résignation et impatience démocratique
Par Romain Huët, Université Rennes 2 dans the Conversation
Le mouvement d’opposition à la réforme des retraites entre dans sa troisième semaine. Usés et découragés par la crise du Covid, la guerre en Ukraine et les menaces de récession, des millions de manifestants reprennent la rue, expriment leur refus du présent et du monde à venir. L’atmosphère oscille entre colères contenues, légèretés et joies de retrouver ce qui a été perdu depuis longtemps : les corps assemblés dans l’espace public. Le plaisir relatif tient à une sensation partagée de puissance, certes fragile, mais momentanément retrouvée.
Seulement, les pratiques contestataires sont peu inventives. Les cortèges syndicaux se tiennent à leur place. Le « cortège de tête », habitué aux emportements et aux désirs de débordement, ne joue que la parodie de lui-même.
Or, ces dernières années, les soulèvements sociaux surprenaient par leur originalité et leur inventivité. Le mouvement contre la loi travail, la défense des Zones à défendre (ZAD), Black Lives Matter, les « gilets jaunes », les Soulèvements de la Terre, les Marches pour le climat (pour ne citer que ces dernières) ont été inédits à bien des égards : sur le contenu des contestations alliant climat et justice sociale, et sur la forme de leurs expressions.
Ces mouvements sont-ils arrivés au bout de leurs démarches ? Observe-t-on un tournant dans les modes de protestations ? Ou, face à un pouvoir sourd, ces mouvements appellent-ils à autre chose ?
Depuis les révolutions arabes de 2011, Nuit debout et Occupy Wall Street, ces mouvements énergiques s’en sont pris aux injustices invisibilisées. Ils ont également revendiqué de nouvelles orientations du vivre, des formes de vie qui font différences avec le présent et qui auraient un avenir pour la société. Avec la chercheuse Pauline Hachette, nous nous sommes attachés à tenter de déchiffrer ce que ces mouvements épars indiquent du climat général de notre époque. Il nous apparaît clairement que les revendications collectives classiques (injustice, sexisme, racisme, inégalité matérielle) co-existent avec une quête de vivre autrement.
En somme, un nombre toujours plus grand de personnes conteste vigoureusement l’assèchement de la vie, son caractère terne et froid. Il apparaît aux yeux de beaucoup que la vie est largement empêchée de s’épanouir dans le travail, dans les amitiés et plus largement dans la vie sociale.
L’impuissance hurle dans de nombreux corps usés par un monde agressif et verrouillé. La crise du Covid-19 a radicalisé ce qui était déjà largement partagé : une immense énergie collective refoulée.
Dès lors, ces mouvements se sont occupés à dénoncer la brutalité du monde. Ils ont aussi exprimé un désir féroce de retrouver une prise sur la réalité de faire cet état d’impuissance généralisée.
Dans son dernier essai, Une histoire du vertige, Camille de Toledo l’écrit fort justement. Le présent vacille, l’époque est vertigineuse. Une humeur commune désavoue le monde au point qu’il semble devenu naïf d’attendre la possibilité d’un monde « à-venir » plus habitable.
Ces désaveux visent aussi les narrations occidentales et industrielles qui jusqu’alors « encodaient le monde » comme l’écrit l’écrivain et essayiste. Tout est à peu près en cours de destruction : des vies humaines, des espèces, des habitats, des attaches et des habitudes de pensée. Ce sont aussi les prises sur le monde qui sont défaites. Le vertige naît précisément des difficultés à se saisir intellectuellement et pratiquement du monde. Il s’épanouit également dans l’incapacité à dresser quelques projections sur les formes que prendront les vies après les ruines.
Un conflit de grande ampleur est en cours. Trois forces sociales s’affrontent. La première gouverne. Pour l’essentiel, elle emploie son énergie à maintenir le présent inchangé et à accélérer encore davantage les projets de société d’hier concédant, ici ou là, quelques aménagements rudimentaires. Elle emploie également toutes ses forces à canaliser ce qui la déborde et à favoriser une attitude de déni devant les catastrophes présentes et à venir. On le voit encore avec le non-respect de l’Accord de Paris pour le climat, les silences que suscitent les rapports scientifiques sur la situation écologique ou lorsque Emmanuel Macron explique « qu’on ne pouvait pas prévoir la crise climatique ».
La seconde force est réactive. Le populisme, les tentations fascisantes, les complotismes ou les retraits survivalistes ont en commun de pousser la sphère politique dans la régression et œuvrent à une morte lente de la démocratie. Son énergie prend la forme d’un ressentiment sinon d’une haine dirigée vers un ennemi fantasmé. En témoigne, en France, mais aussi en Suède comme en Italie, la résurgence d’idéologies fascisantes au gouvernement.
Enfin, une troisième force sociale tente de suspendre la déroute, de se retrouver quelques prises, quelques ouvertures et quelques espoirs pour commencer autrement le monde. Ces mouvements ne se contentent plus de compiler les refus du monde. Ils s’emploient à sortir de l’état général de déploration pour créer des mondes imparfaits (zones à défendre, pour expérimenter d’autres façons de vivre, de travailler, de faire voisiner les vies, de vitaliser localement la vie démocratique. Ces dehors, encore largement marginaux, entendent faire monde autrement.
Ces tentatives politiques se traduisent parfois par un activisme nerveux. À ce titre, Extinction Rébellion, mais surtout les Soulèvements de la Terre se montrent offensifs et mettent de nouveau à l’ordre du jour les pratiques de sabotage, de désobéissance civile, les blocages et les occupations d’infrastructures à l’origine de la destruction des vies comme nous l’avons vu récemment avec les raffineries de pétrole.
Depuis 2016, cette impatience démocratique s’est également traduite avec force dans les rues. Les manifestations surprennent les préfectures. Elles étonnent par leur nervosité et leur intolérance vis-à-vis des parcours balisés par le maintien de l’ordre et les syndicats. L’État a dû mobiliser d’importantes forces de police et de techniques pour gouverner ce qui lui échappe : un sujet qui en veut au monde et qui est au bord de la rupture.
En revanche, le mouvement social sur les retraites peine à traduire en acte ces envies. Sur le plan des débats, les défenseurs de la réforme s’en tiennent essentiellement à une argumentation comptable. Les opposants à la réforme s’aventurent certes sur l’aspect économique mais essayent aussi de déplacer les débats en insistant sur le fait que cette réforme engage une certaine vision du vivre, en particulier à la place que le travail occupe dans les existences. Ces aspirations peinent à s’exprimer clairement. Elles se cherchent.
Pour le moment, dans les rues, les manifestations sont massives mais absolument peu inventives. Les organisations syndicales retrouvent leur place, contiennent leurs membres, veillent à être au plus près ce que l’on attend d’elles.
Elles assistent avec résignation aux mouvements turbulents du « cortège de tête », de celles et ceux qui entendaient refuser les rituels manifestants, qui espéraient éprouver des joies collectives jusque dans les débordements chaotiques. Le cortège de tête s’est mis au pas. Il s’efforce de reproduire rituellement ce qui a fait sa notoriété que celle-ci soit défendue ou vigoureusement contestée.
Depuis longtemps, l’État s’est adapté. Il sait lire ces forces prévisibles et a perfectionné son maintien de l’ordre. À défaut d’avoir saisi et répondu aux problèmes politiques soulevés par tous ces mouvements, il a apporté une réponse technique et efficace : discipliner les foules peu inventives et les soumettre aux cadres institués. Certains objecteront que les manifestations, à Rennes par exemple, ont largement débordé. Cela a été le cas mais exactement selon les mêmes modalités que lors des mouvements antérieurs.
C’est alors que les émeutiers ont davantage recours au spectacle, à la recherche de l’éclat et de la fulgurance.
Autrement dit, pour faire face à l’épuisement que peut susciter le charme de l’émeute, l’intensification de la forme spectacle s’impose. Elle ne traduit plus les colères, elle les simule. L’émeute n’a alors d’autre importance que sa propre célébration. Elle perd ainsi de son pouvoir de nuisance.
Les révoltés peinent à inventer des formes d’expression qui traduisent leur saturation générale et leurs attentes de « possibles » c’est-à-dire de l’élan vital qui permettrait collectivement de se trouver des significations et des horizons souhaitables.
Ce manque d’inventivité de la contestation et la présence massive des manifestants dans la rue sont le témoignage direct des impasses du présent. Il flotte un peu partout un sentiment de vacillement du monde, une atmosphère d’effondrement, d’épuisement, d’un monde sérieusement et irréversiblement abîmé.
Et on sent déjà comment, dans un tel contexte, il est difficile d’imaginer un avenir radieux et de se mettre à la hauteur du réel. Mais le retour plutôt unitaire des corps dans les rues et les menaces d’intensifier la lutte (blocage) sont les signaux clairs que la capacité collective à supporter la brutalité du monde est atteinte.
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