Sciences- évolutions cognitives et taille du cerveau
Tesla Monson, professeure d’anthropologie à l’Université Western Washington, explique depuis combien de temps les humains ont de si gros cerveaux. Un phénomène qui s’accompagne, selon elle, de nombreuses capacités cognitives.
Les fossiles nous racontent ce que les êtres humains et nos prédécesseurs faisaient il y a des centaines de milliers d’années. Mais certaines étapes importantes du cycle de la vie, comme la grossesse ou la gestation, ne laissent aucune trace dans les archives fossiles. Comment les étudier ? Une des caractéristiques de notre espèce est d’avoir des cerveaux de taille importante par rapport à la taille totale du corps, ce qui rend la grossesse particulièrement intéressante pour les paléoanthropologues. Mais alors que les crânes imposants d’Homo sapiens contribuent aux difficultés de l’accouchement, ce sont les cerveaux logés à l’intérieur qui ont permis à notre espèce de prendre son envol.
Mes collègues et moi voulons comprendre le développement du cerveau de nos ancêtres avant la naissance : était-il comparable à celui des fœtus aujourd’hui ? En étudiant quand la croissance prénatale et la grossesse sont devenues « humaines », on comprend mieux quand et comment le cerveau de nos ancêtres est devenu plus similaire au nôtre qu’à ceux de nos proches cousins les singes.
Nous avons étudié l’évolution des taux de croissance prénatale en regardant le développement in utero des dents, qui, elles, fossilisent. Grâce à un modèle mathématique des longueurs relatives des molaires, construit pour l’occasion, nous pouvons suivre les changements évolutifs des taux de croissance prénatale dans les archives fossiles.
D’après notre modèle, il semblerait que la grossesse et la croissance prénatale soient devenues plus proches de l’humain que du chimpanzé il y a près d’un million d’années.
La grossesse et la gestation sont des périodes importantes – elles guident la croissance ultérieure et orientent le cours biologique de la vie.
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Mais la grossesse humaine, en particulier le travail et l’accouchement, coûte beaucoup d’énergie et est souvent dangereuse. Le cerveau du fœtus a besoin de beaucoup de nutriments pendant son développement et le taux de croissance de l’embryon pendant la gestation, également appelé « taux de croissance prénatale », impose un lourd tribut métabolique et physiologique au parent en gestation. De plus, le passage délicat de la tête et des épaules du nourrisson à travers le canal pelvien pendant l’accouchement peut entraîner la mort, tant de la mère que de l’enfant.
En contrepartie de ces inconvénients évolutifs, il faut une très bonne raison d’avoir une tête aussi grosse. Le gros cerveau caractéristique de l’espèce humaine s’accompagne de nombreuses capacités cognitives, et l’évolution du cerveau a contribué à la domination de notre espèce : elle est notamment associée à une utilisation accrue d’outils, à la création d’œuvres d’art et à la capacité de survivre dans des environnements variés. L’évolution de nos cerveaux est aussi entremêlée avec nos capacités à trouver et exploiter davantage de ressources, avec des outils et en coopérant par exemple.
Les changements dans la croissance prénatale nous renseignent également sur les façons dont les parents rassemblaient les ressources alimentaires et les distribuaient à leur progéniture. Ces ressources croissantes auraient contribué à l’évolution d’un cerveau encore plus gros. En comprenant mieux à quel moment la croissance prénatale et la grossesse sont devenues « humaines », on peut savoir quand et comment notre cerveau a évolué lui aussi.
L’homme a le taux de croissance prénatale le plus élevé de tous les primates vivant aujourd’hui, soit 11,58 grammes par jour. Les gorilles, par exemple, ont une taille adulte beaucoup plus grande que celle des humains, mais leur taux de croissance prénatale n’est que de 8,16 grammes par jour. Étant donné que plus d’un quart de la croissance du cerveau humain s’effectue pendant la gestation, le taux de croissance prénatale est directement lié à la taille du cerveau adulte. Quand et comment le taux de croissance prénatale de Homo sapiens a évolué est resté un mystère jusqu’à présent.
Ce que les dents révèlent de la croissance prénatale
Les chercheurs étudient depuis des siècles les restes de squelettes fossilisés, mais malheureusement, les cerveaux ne fossilisent pas – et encore moins la gestation et le taux de croissance prénatale.
Mes collègues et moi réfléchissons à la façon dont les dents se développent, très tôt dans l’utérus. Les dents permanentes commencent à se développer bien avant la naissance, vers 20 semaines de gestation. L’émail des dents est inorganique à plus de 95 %, et la majorité des fossiles de vertébrés est constituée de dents ou en possède. Partant de ce constat, nous avons décidé d’étudier la relation entre le taux de croissance prénatale, la taille du cerveau et la longueur des dents.
Nous avons mesuré les dents de 608 primates contemporains provenant de collections de squelettes du monde entier et les avons comparées aux taux de croissance prénatale calculés à partir de la durée moyenne de gestation et de la masse à la naissance pour chaque espèce. Comme indicateur de la taille du cerveau, nous utilisons le volume endocrânien (l’espace à l’intérieur du crâne). Nous avons constaté que le taux de croissance prénatale présente une corrélation significative avec la taille du cerveau adulte et la longueur relative des dents chez les singes et les grands singes.
Cette relation statistique a permis de générer une équation mathématique qui prédit le taux de croissance prénatale à partir de la taille des dents. Avec cette équation, nous pouvons prendre quelques dents molaires d’une espèce fossile éteinte et reconstituer exactement la vitesse de croissance de leur progéniture pendant la gestation.
En utilisant cette nouvelle méthode, nous avons pu reconstituer les taux de croissance prénatale pour treize espèces fossiles, construisant ainsi une chronologie des changements survenus au cours des six derniers millions d’années d’évolution des humains et des hominidés (le terme « hominidé » désigne toutes les espèces, Australopithecus entre autres, appartenant à la lignée « humaine » depuis sa séparation avec celle des chimpanzés, il y a environ 6 à 8 millions d’années). Grâce à ces recherches, nous savons maintenant que le taux de croissance prénatale a augmenté tout au long de l’évolution des hominidés, pour atteindre il y a moins d’un million d’années un taux semblable à celui des humains – qui dépasse celui observé chez tous les autres singes.
Un taux de croissance prénatale totalement similaire à celui des humains est apparu seulement avec l’évolution de notre espèce Homo sapiens, il y a 200 000 ans environ. Mais d’autres espèces d’hominidés vivant au cours des 200 000 dernières années, comme les Néandertaliens, avaient également des taux de croissance prénatale du même ordre de grandeur. Il reste à déterminer quels gènes ont été impliqués dans ces changements de taux de croissance.
Avec seulement quelques dents et une partie de la mâchoire, un expert chevronné peut en apprendre beaucoup sur un individu disparu : de quelle espèce il s’agissait, ce qu’il mangeait, s’il se battait pour obtenir des partenaires, à quel âge il est mort, s’il avait des problèmes de santé, et bien plus encore. Nous pouvons maintenant ajouter à cette liste le fait de savoir à quoi ressemblaient la grossesse et la gestation pour cette espèce. Les dents pourraient aussi refléter indirectement l’émergence de la conscience humaine, via l’évolution de la taille du cerveau.
Le modèle suggère que les taux de croissance prénatale ont commencé à augmenter bien avant l’émergence de notre espèce, Homo sapiens. On peut supposer qu’un taux de croissance prénatale rapide a été nécessaire à l’apparition d’un cerveau imposant et à l’évolution de la conscience et des capacités cognitives humaines. Voilà le genre de questions que nos recherches nous permettent dorénavant de formuler… à partir de quelques dents.
Cet article est republié à partir de The Conversation ..
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