Mali : les erreurs françaises
Nicolas Normand a été ambassadeur de France au Mali de 2002 à 2006, au Congo, au Sénégal et en Gambie. Il est l’auteur du Grand Livre de l’Afrique, Ed. Eyrolles, 2018 édition mise à jour en juin 2022.
Le 11 janvier 2013, les autorités maliennes demandent l’appui de la France pour arrêter l’avancée de groupes terroristes en direction de Bamako et les repousser vers le Nord. C’est le début de l’opération Serval. Quel est son bilan ? A-t-elle été efficace ?
Nicolas NORMAND. - Serval a été un succès incontestable pour avoir à la fois arrêté l’avancée des terroristes vers le sud et réunifié le Mali qui avait perdu tout le nord du pays, soit près des deux tiers du territoire, détenu par trois groupes djihadistes se référant à Al Qaïda : Ansar Dine (à majorité Touareg), le MUJAO (composé surtout de subsahariens et de Saharaouis) et AQMI (originaire d’Algérie).
Du point de vue des Maliens, cependant, ce succès est incomplet, voire gâché par le fait que la ville de Kidal a été aussitôt réoccupée par un groupe de séparatistes touaregs, le MNLA. L’armée française ne pouvait guère s’y opposer car il ne s’agissait pas de terroristes selon le point de vue occidental. Mais malheureusement, Serval a ensuite coopéré avec ces séparatistes pour combattre les djihadistes. C’était une double erreur politique du gouvernement de François Hollande : premièrement l’armée française n’aurait pas dû s’appuyer sur une milice illégale alors que les États seuls (Mali ou France) ont le monopole de la violence légitime.
Deuxièmement, vu de Bamako, les séparatistes sont pires que les djihadistes puisqu’ils remettent en cause l’existence même ou l’intégrité du Mali. Cette faute politique française (que j’avais dénoncée en son temps) pèse encore et durablement dans les relations entre la France et le Mali en faisant croire, pourtant évidemment à tort, que la France aurait un agenda caché de démembrer le Mali pour mieux «piller» ses ressources supposées au nord en connivence avec les rebelles séparatistes.
Le 1er août 2014, Serval est remplacée par Barkhane. Quel est l’objectif de la France à ce moment-là ?
En 2014, il aurait été logique et bien préférable que l’armée française se retire du Mali après mission accomplie, déjà en 2013 après les élections présidentielles maliennes d’août 2013. Dans ce cas, l’armée malienne devait prendre le relais pour assurer une présence dans le nord du pays et éviter une éventuellerésurgence du djihadisme. Mais deux facteurs ont apparemment conduit le président Hollande à décider de maintenir une armée française au Mali. Premièrement la faiblesse de l’armée malienne, notamment après ses défaites de 2013 (contre les djihadistes) et de mai 2014 (à Kidal contre les séparatistes), sans oublier le coup d’État militaire de mars 2012 qui avait provoqué des affrontements internes dans l’armée malienne.Une prolongation est forcément ressentie comme une occupation, voire une volonté de recolonisation.
Deuxièmement, l’idée erronée que la France avait les moyens d’empêcher la résurgence du djihadisme et d’éliminer les bandes subsistantes, sans pouvoir traiter les causes même du mal. Ces causes sont précisément l’absence de l’État malien et de ses services publics sur l’ensemble du territoire, le désespoir d’une jeunesse sans formation ni avenir dans un pays sans développement et en explosion démographique. Dans une sorte de Far West sans shérif qu’est devenue une partie du Mali, une insurrection locale s’appuyant sur l’idéologie djihadiste ne pouvait que se diffuser et se développer, malgré tous les efforts militaires. Faute de l’avoir analysé et compris, Barkhane s’enfonçait dans une impasse.
Au printemps 2021, la France lève progressivement le pied au Mali. Peut-on pour autant qualifier Barkhane d’échec contrairement à Serval ? La France a-t-elle commis une erreur en restant au Mali ?
Barkhane, malgré le fait qu’une action militaire ne pouvait seule apporter une solution, n’est pas un échec sur le plan technique. Cette opération a empêché d’abord les djihadistes de reprendre pied dans les villes du nord qui sont restées sous le contrôle du gouvernement malien, contrairement à la situation de 2012. Ensuite, Barkhane a donné aux autorités maliennes un délai de plusieurs années pour reconstruire son outil militaire, rétablir son autorité politique et, si possible, sa présence dans les zones rurales où les djihadistes avaient été éliminés ou repoussés par Barkhane. Mais cette part du travail de fond qui devait être accomplie par le Mali n’a pas pu réussir, faute essentiellement de moyens, mais faute peut-être aussi d’un leadership malien volontaire et efficace.
À mon avis, il n’est guère contestable que la France a commis une erreur en restant militairement si longtemps au Mali. Serval était un pompier qui a rempli sa mission. Mais en décidant une longue prolongation de la présence armée française, on ignorait complètement la psychologie et la politique au Mali : même un sauvetage d’urgence par l’armée de l’ancien colonisateur (Serval) est déjà ressenti comme une humiliation. Une prolongation est forcément ressentie comme une occupation, voire une volonté de recolonisation. Cette situation a été encore aggravée par des erreurs de comportement et de communication, donnant le sentiment aux Maliens urbains que la souveraineté du pays était bafouée : communication unilatérale française, et non pas malienne, et laissant de surcroît croire que les terroristes ne subissaient que des échecs et donc que la solution était militaire ; apparente marginalisation de l’armée malienne qui n’était plus en première ligne ; enfin dégradation permanente et continue de la sécurité en zone rurale et extension du djihadisme à de nouvelles régions.
Au final, la déception des populations urbaines s’est muée en ressentiment puis en colère. Cela s’est traduit par l’essor du sentiment anti-français (plus exactement anti politique française) et par le populisme au nom de la souveraineté nationale. C’est pourquoi le deuxième coup d’État à Bamako (mai 2021 après celui d’août 2020) a été bien accueilli par la population urbaine et c’est pourquoi la junte malienne au pouvoir a exploité le ressentiment anti-français et finalement provoqué une rupture avec la France, bouc-émissaire idéal. Mais néanmoins conscientes de ses insuffisances militaires, les autorités maliennes actuelles se sont tournées vers la Russie qui s’est engouffrée dans la brèche, mais sans bourse délier : ventes de matériel militaire, fourniture des mercenaires Wagner au prix coûtant et marée de propagande anti-française et anti-occidentale sur les réseaux sociaux.
Depuis le coup d’État du 30 septembre, la junte au pouvoir à Ouagadougou multiplie les signes de défiance. Où en est-on aujourd’hui ? Quelles conditions sont nécessaires pour améliorer la situation ?
L’extension du djihadisme au Burkina-Faso depuis 2015 s’explique en partie par la désorganisation des services sécuritaires de ce pays après le coup d’État renversant le président Compaoré en octobre 2014. Barkhane a eu dès l’origine des difficultés particulières à coopérer avec l’armée de ce pays en raison d’une tradition sankariste encore ancrée, l’ancien président Sankara ayant laissé le souvenir d’un héros de la résistance anti-impérialiste. La dégradation continue de la situation sécuritaire au Burkina a provoqué les deux derniers coups d’État. Celui de septembre 2022, portant au pouvoir le capitaine Traoré, a été soutenu par un ensemble d’activistes urbains demandant le départ de l’armée française, mettant à ce sujet la pression sur le nouveau chef d’État inexpérimenté et sur la recherche de solutions nouvelles. À ce stade, les négociations avec Moscou buteraient sur l’aspect financier et notamment le coût des mercenaires Wagner, tandis que les relations bilatérales avec la France ont atteint un point bas, avec déjà la demande burkinabée de rappeler notre ambassadeur.
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