Société- Les Ukrainiens meurent pour notre liberté
INTERVIEW – Le président de la commission des Affaires étrangères, qui dirige à l’Assemblée les travaux sur l’Ukraine, appelle les Français à ne pas se désintéresser du conflit.( dans le JDD)
Que retenez-vous du sondage que nous publions alors que l’Ukraine entre dans son onzième mois de guerre ?
J’en retiens l’impression d’une assez grande et forte unité de l’opinion publique. Il n’y a pas de décrochage majeur, même si les sympathisants de La France insoumise ou du Rassemblement national sont moins nombreux que les autres à s’inquiéter pour l’Ukraine. S’il y a globalement un peu moins d’inquiétude aujourd’hui qu’au printemps dernier, c’est parce que les Ukrainiens ont marqué des points, ce qui rassure.
Les Français restent déterminés à soutenir l’Ukraine, ce qui est remarquable quand on songe que deux des trois principaux candidats à la présidentielle étaient de sensibilité très poutinienne. Il me semble toutefois que la vraie question n’est pas celle de la guerre ou de la négociation car toute guerre se termine par une négociation. La vraie question, c’est celle des termes du compromis acceptable : un partage territorial qui donnerait des satisfactions limitées aux Russes ou la consécration de la souveraineté ukrainienne sur la totalité du territoire garanti par l’accord de Budapest de 1994.
N’est-ce pas pourtant Emmanuel Macron qui répète encore une fois cette semaine que l’on peut soutenir l’Ukraine tout en réfléchissant aux termes d’une négociation à laquelle personne n’échappera ?
Personne, pas même le président Zelensky, n’est opposé à l’idée de négocier. Le clivage est davantage aujourd’hui sur le contenu. La Crimée et les quatre oblasts du Donbass doivent-ils être repris par l’Ukraine ou la reconquête doit-elle s’arrêter à la ligne de front du 24 février ? Ce qu’a dit cette semaine le président Zelensky au Congrès à Washington, c’est que, le préalable à la paix, c’était la libération de la totalité du territoire ukrainien.
C’est un fait qu’aujourd’hui les termes d’un compromis acceptable de part et d’autre peinent à être imaginés. Toute concession à la Russie ferait figure de prime à l’agresseur, et le retour au statu quo ante, après des dizaines de milliers de morts russes, ruinerait l’autorité de Poutine. Je doute qu’à l’heure présente un accord d’échange avec le Donbass à l’Ukraine contre la Crimée pour la Russie soit possible.
« Nous n’avons qu’une chose à faire : aider les Ukrainiens à survivre et à reconquérir les territoires perdus »
Si c’est le cas, pourquoi, selon vous, Emmanuel Macron vient-il d’aborder à plusieurs reprises cette semaine la notion de « garanties de sécurité » pour les Ukrainiens et les Russes ?
Je ne comprends pas l’opportunité de telles déclarations, raisonnables sur le fond mais totalement décalées. Ce qui sera décisif, c’est l’évolution de la situation militaire. Nous n’avons donc qu’une chose à faire : aider les Ukrainiens à survivre et à reconquérir les territoires perdus. Le reste me semble relever d’une glose inutile et porteuse de division. Qu’il s’agisse, par exemple, des déclarations sur l’« humiliation de Poutine », sur les « garanties de sécurité à donner aux Russes » ou sur la nécessité de « parler à Poutine » alors qu’il n’a manifestement rien à nous dire d’acceptable.
Je me demande si le Président a vraiment raison de multiplier ce genre de déclarations publiques, dont le seul effet est d’inquiéter les alliés. D’autant que par ailleurs nous prenons toute notre part du travail de solidarité avec les Ukrainiens !
« Personne n’aurait pu faire pire que Poutine pour son propre pays. Il a libéré tous les démons »
Que craignez-vous exactement ?
Je crains pour la survie globale de la population ukrainienne dans l’hypothèse où le système électrique du pays ne serait pas simplement endommagé mais anéanti comme il peut l’être désormais à tout moment. L’ombre d’Alep et de Grozny plane sur l’Ukraine. Il y a donc urgence absolue à donner aux Ukrainiens l’aide dont ils ont besoin, notamment pour protéger leur espace aérien.
Comme le Président Macron et comme Henry Kissinger, je vois par ailleurs les risques immenses que ferait courir la balkanisation de tout ou partie d’un espace post-soviétique saturé d’armes nucléaires. Personne n’aurait pu faire pire que Poutine pour son propre pays. Il a libéré tous les démons.
Partagez-vous le sentiment des Français interrogés par l’Ifop que cette guerre va durer et, si oui, faudra-t-il aider l’Ukraine le temps qu’il faudra, quoi qu’il en coûte?
Je fais plutôt partie des 46 % de gens qui ne savent pas combien de temps cette folie va durer. Il n’y a aucun élément tangible nous permettant de croire que la guerre peut s’arrêter à court terme, sauf en cas de révolution de palais à Moscou ou en cas de transformation majeure du rapport de force sur le terrain. Il faut donc continuer sans mollir à aider les Ukrainiens.
« Nous ne souhaitons pas que cette guerre dégénère en guerre mondiale. Ce sont les Ukrainiens qui sont en guerre, mais leur combat est pleinement le nôtre »
Pensez-vous qu’il est temps de dire aux Français que cette guerre en Ukraine est aussi la nôtre?
Bien sûr, les Ukrainiens meurent pour défendre ce que nous sommes et ce que nous voulons préserver dans le monde de demain. Les Français restent le nez sur le guidon de leurs affaires intérieures. Ils ont des difficultés à reconnaître, après avoir gagné la guerre froide, que l’Histoire et ses violences ne sont pas derrière nous. Or le monde brutal revient en force, pas seulement à cause de l’Ukraine, et nous y sommes moins préparés que, par exemple, les Polonais ou les Baltes, qui ont vécu la dictature soviétique dans leur chair et dans leur sang.
Les Français ont peut-être un peu perdu le sens du tragique mais ils n’ont pour autant pas perdu celui des principes. Ils savent que l’agression russe contre l’Ukraine est une horreur et constitue l’atteinte maximale à tout ce à quoi nous croyons et qui a fait la matière de notre histoire. Nous comprenons les Ukrainiens parce que nous sommes comme eux les citoyens libres d’un État démocratique et qui se veut souverain.
Bien sûr, nous ne souhaitons pas pour autant que cette guerre dégénère en guerre mondiale. Ce sont les Ukrainiens qui sont en guerre, mais leur combat est pleinement le nôtre. Ce sont nos valeurs, nos lois, nos intérêts, notre influence qui se jouent dans cette guerre qui, pour nous, est tout sauf étrangère.
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