Philosophie : Penser la contradiction
Roger-Pol Droit
Pierre Dulau, Guillaume Morano et Martin Steffens, les trois auteurs de ce dictionnaire, considèrent le paradoxe comme la matrice de la pensée. Ils y voient la figure centrale de la réflexion, le moteur permanent de la philosophie. ( Chronique de Roger-Pol Droit dans le Monde.
« Dictionnaire paradoxal de la philosophie. Penser la contradiction », de Pierre Dulau, Guillaume Morano et Martin Steffens, Cerf, 760 p., 34 €, numérique 18 €.
Un ouvrage qui séduira sans doute aussi les marxistes du fait de la résurrection de la contradiction chère à Hegel . Malheureusement la posture nécessaire d’intellectuel en interdit l’entrée à la plupart de ceux qui se réclament du marxisme et finissent dans le gauchisme et ou- la dictature. NDLR
Par définition, ils mettent dans l’embarras. Les paradoxes sont des perturbations, d’étranges objets mentaux qu’on ne sait par quel bout prendre. Depuis qu’Epiménide de Crète, au VIe siècle avant notre ère, a mis en lumière l’imbroglio engendré par la phrase « Ce que je dis est faux », depuis que Zénon d’Elée expliqua pourquoi Achille ne rejoindra jamais la tortue, les casse-tête se sont multipliés – en physique, en logique, en économie. Ils fascinent autant qu’ils déconcertent. Ils paraissent à la fois irritants et stimulants, stériles et féconds. Malgré tout, le plus souvent, on préfère les considérer comme autant de curiosités marginales, presque monstrueuses, hantant les confins de la raison.
Les trois auteurs du Dictionnaire paradoxal de la philosophie considèrent les choses tout autrement. Le paradoxe, pour eux, constitue la matrice de la pensée. Ils y voient la figure centrale de la réflexion, le moteur permanent de la philosophie, « le cœur battant du réel ». Parce qu’ils sont convaincus que la contradiction vit au sein des concepts – ce qui demande, pour être saisi, un bref retour sur un clivage majeur de la modernité.
Les philosophes de l’entendement, de l’Antiquité jusqu’aux contemporains, soutiennent que ce qui est contradictoire est impensable, inconcevable, et doit donc être éliminé. A l’opposé, les philosophes de la raison (depuis Kant, plus encore depuis Hegel) considèrent les contradictions et leurs tensions multiples comme ce que la pensée ne cesse de cultiver pour avancer, en tentant de les surmonter ou de les résoudre, sans jamais pouvoir les supprimer.
Assumant résolument cette dernière option, Pierre Dulau, Guillaume Morano et Martin Steffens, tous trois professeurs de philosophie en classes préparatoires, revisitent 110 notions-clés de la philosophie occidentale – d’« Absolu » à « Volonté », en passant par « Confiance », « Crise », « Démocratie », « Mal », « Sujet » et quantité d’autres. Ils montrent de quelle manière chacune d’elles se trouve travaillée du dedans par le mouvement d’un paradoxe, la tension d’une contradiction, la tentative de résoudre une difficulté qui n’en persiste pas moins indéfiniment.
L’originalité de ce dictionnaire philosophique, parmi la foule de ceux qui existent, est donc de présenter les concepts comme des problèmes possédant une dynamique interne, et non des idées fixes. Paru en 2019 aux éditions Lessius, cet outil de travail intéressant n’a pas reçu alors l’attention qu’il mérite. Sa reprise aujourd’hui aux Editions du Cerf permettra aux étudiants, professeurs et amateurs éclairés de le découvrir. Il ne s’agit pas, en effet, d’un ouvrage destiné à une première initiation, plutôt d’une mise en perspective originale, fondée sur cette conviction : « Aussi loin qu’elle pousse son travail, jamais la raison ne se trouvera totalement quitte de la contradiction. »
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