Démocratie : trouver l’équilibre entre l’élite et la « plèbe »
La massification des études et les inégalités de niveau scolaire peuvent aussi expliquer les fractures politiques et démocratiques en France. Par Vincent Tournier, Université Grenoble Alpes (UGA)
Plusieurs indices attestent qu’il existe une profonde insatisfaction à l’égard de la démocratie en France : hausse de l’abstention, défiance envers les élites, renforcement des partis dits populistes, hausse de l’engagement protestataire, succès du complotisme.
Signe supplémentaire : depuis quelques années, des appels sont lancés en faveur d’une démocratie plus directe, que ce soit sous la forme de conférences de citoyens ou sous la forme de référendums d’initiative populaire, deux dispositifs pourtant très différents.
Comment expliquer cette situation ? Sans prétendre résoudre une question complexe, nous voudrions insister sur un facteur à la fois important et sous-estimé : le niveau d’éducation.
Le niveau d’éducation en France, comme dans beaucoup de pays, a fortement augmenté depuis 1945. Alors que seulement 5 % d’une classe d’âge obtenait le baccalauréat en 1950, on est aujourd’hui aux alentours de 80 %, dont la moitié pour le bac général.
Une mutation d’une telle ampleur, que des observateurs comme Jean Fourastié ou Ronald Inglehart ont qualifié de « révolution silencieuse », est généralement perçue comme positive – et elle l’est dans une large mesure car une société éduquée est une société plus prospère.
De plus, l’éducation fait l’objet d’une forte valorisation, surtout en France où elle est considérée comme un legs glorieux de la Révolution et de la République.
L’éducation n’a-t-elle cependant que des effets positifs ? Se pourrait-il que la massification des études et la diversification des niveaux scolaires soient aussi un facteur de fracturation ?
Il faut rendre hommage à la sociologie de Pierre Bourdieu qui a bien vu que le niveau d’éducation redessinait la nature des classes sociales sous l’influence du capital culturel.
Par la suite, de nombreuses études sont venues confirmer que le niveau d’éducation exerce un fort impact sur la politisation, les connaissances politiques ou le sentiment de compétence politique. La participation électorale est également très influencée par le niveau d’éducation.
Les données de l’enquête européenne sur les valeurs (EVS) permettent de corroborer et d’approfondir ces constats sur l’impact politique de l’éducation.
Elles montrent en effet que l’attachement aux principes démocratiques augmente très sensiblement avec le niveau de diplôme (graphique 1). Moins on est diplômé, plus on accepte l’idée que le pays soit dirigé par un homme fort ou par l’armée (graphique 1). On note aussi que les droits individuels, qui ont pris beaucoup d’importance dans la définition de la démocratie, trouvent davantage de supporters dans les milieux diplômés que dans les milieux moins diplômés.
Si l’enquête ne fournit pas d’indicateurs directs sur la démocratie participative, elle inclut plusieurs questions sur l’engagement associatif ou sur la mobilisation protestataire qui renseignent par défaut sur le potentiel participatif des Français .
Là encore, le niveau d’éducation apparaît comme un facteur très discriminant, y compris pour la mobilisation protestataire dont on pouvait penser qu’elle serait plus élevée là où les besoins matériels sont plus importants.
Précisons que cet impact du niveau d’éducation se maintient lorsqu’on contrôle le diplôme par d’autres variables (sexe, âge, revenus ou échelle gauche-droite). De surcroît, les corrélations avec le niveau d’études ont tendance à augmenter au cours du temps, signe que le clivage s’accentue.
Comment expliquer de telles différences ? On peut faire une hypothèse : si les diplômés soutiennent la démocratie, c’est tout simplement parce qu’ils y trouvent leur compte.
Les diplômés présentent en effet des intérêts particuliers. La réussite scolaire favorise une bonne estime de soi et le sentiment de maîtriser sa vie. Ayant confiance dans leurs capacités, les diplômés sont portés à revendiquer davantage de libertés dans leur choix de vie. Ils portent donc un regard positif sur les droits individuels, surtout lorsque ceux-ci leur permettent de renforcer leur autonomie. Ils voient la mobilité comme un idéal de vie, comme le montrent les études auprès des étudiants, tout en étant préoccupés par la qualité de leur cadre de vie.
Ils ont aussi tendance à cultiver les valeurs que Ronald Inglehart qualifie de post-matérialistes : le féminisme, le multiculturalisme, l’environnementalisme, l’antiracisme ou le post-nationalisme.
Le contexte post-Guerre froide a amplifié les choses. La mondialisation et la technologie ont offert des possibilités inédites de circuler et d’échanger. Le développement de l’enseignement supérieur, poussé par la compétition entre les États, a permis aux idéaux post-modernes de mieux se réaliser, amplifiant la polarisation entre les winners et les losers de la globalisation ou entre les everywhere et les somewhere. Tous ces éléments sont confirmés par l’enquête sur les valeurs. Plus le diplôme augmente, plus on est favorable à l’égalité entre les sexes, à l’homosexualité, aux drogues douces, à une politique pénale moins sévère et à la préservation de l’environnement .
Diverses opinions sociétales en fonction du niveau d’études (EVS 2017). Par exemple, 20 % des diplômés de primaires disent que « l’avortement est toujours justifié » contre 60 % des diplomés de master. V. Tournier, Fourni par l’auteur
De même, les diplômés sont nettement plus réticents à l’idée de se dire fiers d’être Français . Ils sont plus facilement concernés par le sort des Européens et des immigrés, et ils critiquent plus souvent la conception généalogique de la nation (avoir des ancêtres français), ce qui explique le discrédit qui frappe l’expression « Français de souche ».
Or, avec la massification de l’enseignement supérieur, couplée à la place croissante du diplôme dans la stratification sociale, les diplômés se retrouvent en position de force pour défendre leurs intérêts. Ils parviennent d’autant mieux à faire valoir leurs préférences qu’ils sont bien représentés parmi les élites politiques), notamment dans le cas des élèves des grandes écoles.
Forts de leur capacité de mobilisation, les diplômés approuvent les dispositifs de type démocratie participative dans lesquels ils savent pouvoir se faire entendre, tout en étant plus réticents à l’égard des référendums qui ont l’inconvénient de niveler les électeurs.
On observe ainsi que les référendums comme celui de 2005 sur l’Europe ou celui de 2016 sur le Brexit ont suscité des critiques de type élitiste. Du reste, aucun des trois derniers présidents de la République n’a eu recours au référendum. Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) a même été explicitement rejeté par le parti présidentiel.
Inversement, les milieux peu diplômés souffrent d’un déficit de relais et de ressources politiques. Ayant l’impression que la démocratie leur échappe au profit d’une oligarchie, ils éprouvent un sentiment d’impuissance et de dépossession qui les fait douter du suffrage universel : à quoi bon voter si les élites parviennent de toute façon à imposer leurs vues et leurs intérêts ?
Contrairement aux diplômés, ils sont nettement moins présents dans les dispositifs de démocratie participative, dont ils ne maîtrisent pas les codes. Plus portés à préférer les référendums, ils attendent surtout du pouvoir qu’il soit efficace. L’appel à un pouvoir fort de type bonapartiste, qui saura court-circuiter les pratiques oligarchiques et confiscatoires des élites, est une option acceptable, surtout en période d’insécurité.
Comme l’ont souligné les philosophes depuis l’antiquité, un régime politique court toujours le risque de voir une élite aristocratique confisquer le pouvoir au profit de ses seuls intérêts, ce qui génère un mécontentement populaire.
Ne sommes-nous pas actuellement dans un cycle de ce type ? Le phénomène Trump peut être vu comme un cas d’école, avec d’un côté l’attitude hautaine d’Hillary Clinton, qui voit les électeurs de Trump comme un « panier des déplorables » et les rejette en tant que « racistes, sexistes, homophobes, islamophobes » ; et de l’autre le refus de l’alternance électorale avec une tentative de déstabilisation des institutions en janvier 2021, à laquelle vient s’ajouter le revirement récent de la Cour suprême sur l’avortement.
En France, les élections du printemps 2022 ont confirmé qu’il existe un important clivage sociologique entre le parti présidentiel, très soutenu par les diplômés, et le Rassemblement national, bien implanté dans les milieux populaires, la Nupes étant dans une position intermédiaire en raison d’un socle électoral bâti conjointement sur les centres-villes et les banlieues.
L’erreur serait d’opposer une élite éclairée, porteuse de l’idéal démocratique, à un peuple arriéré n’aspirant qu’à la tyrannie. D’une part la démocratie participative peut être vue comme une forme d’anti-parlementarisme savant ; d’autre part les milieux populaires peuvent avoir de bonnes raisons de ne pas souscrire aux grands principes prônés par les élites.
Par exemple, toujours d’après l’EVS, 54 % des personnes peu diplômées disent qu’elles ne peuvent pas faire davantage pour l’environnement, contre 22 % pour les plus diplômées. De même, 35 % des peu diplômées considèrent que les immigrés prennent les emplois des nationaux, contre 10 % pour les diplômés, ce qui rappelle que les opinions dépendent en grande partie de la situation sociale.
Dans une société fragmentée, la difficulté est évidemment de trouver des réponses satisfaisantes pour tout le monde, en luttant tout particulièrement contre une possible dé-consolidation démocratique.
Un contre-exemple est sans doute la Conférence citoyenne sur le climat lancée par Emmanuel Macron. Cette opération peut être vue comme une tentative pour répondre aux attentes des élites diplômées, à la fois sur le fond (l’environnement) et sur la forme (la démocratie participative). Mais la plupart des propositions finales ont été abandonnées souvent par crainte d’impopularité.
Finalement, le défi actuel n’est pas très différent de celui qui a été identifié par les philosophes classiques, à savoir trouver un équilibre entre la plèbe et l’aristocratie, seule manière d’éviter les dérives aussi bien populistes qu’élitistes.
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Par Vincent Tournier, Maître de conférence de science politique, Sciences Po Grenoble, Université Grenoble Alpes (UGA).
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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