Société- Des ballons pour pacifier les banlieues ?
Par William Gasparini, Professeur, sociologie du sport, Université de Strasbourg
Le sport et la politique entretiennent des liens ambigus. La pratique sportive et les compétitions peuvent être des lieux de lutte et d’émancipation mais aussi de contrôle social. Notre série d’été « Sport et politique : liaisons dangereuses ? » explore et décrypte la place qu’occupe aujourd’hui le sport dans nos sociétés.
Un article qui évoque le retour du sport comme élément intégrateur dans les banlieues. Pas vraiment une proposition nouvelle puisque par exemple Tapie proposait de révolutionner les quartiers sensibles avec le foot. Le sport peut sans doute jouer un rôle mais très marginal car aujourd’hui la régulation des quartiers est assurée par le commerce de drogue et le radicalisme. Éducation, développement économique et rétablissement de l’ordre républicain sont sans doute aujourd’hui davantage prioritaires que le ballon de foot NDLR
En janvier 2021, les maires membres du Comité interministériel des villes proposaient de consacrer une enveloppe de 1 % du budget global des Jeux olympiques et paralympiques au financement de projets dédiés aux quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV).
Grande manifestation de l’élite sportive mondiale, les JO de Paris 2024 doivent-ils également apporter une réponse aux problématiques sociales qu’affrontent les quartiers populaires défavorisés ? C’est le vœu de nombreux acteurs tant du sport français que des collectivités territoriales.
Considéré comme un lieu de brassage et un vecteur d’égalité républicaine, le sport amateur serait-il délaissé dans les banlieues ? Cette question avait déjà été identifié dans le rapport Borloo sur les banlieues françaises (2018) mais également par les précédents gouvernements. Parmi les 19 recommandations de Jean-Louis Borloo, le sport arrivait en sixième position avec des propositions dans la formation et le recrutement de coachs d’insertion par le sport.
Le Premier ministre Édouard Philippe déclarait par ailleurs en avril 2018 :
« Il y a 500 000 jeunes au chômage dans les quartiers et on n’a pas le droit de les laisser à l’écart. Le sport est l’une des clés du vivre-ensemble ».
La circulaire interministérielle « Sports-Villes-Inclusion » de 2019 précise d’ailleurs que chaque contrat de ville doit comprendre un volet intitulé « Action sportive à vocation d’inclusion sociale et territoriale ». L’activité sportive y est présentée comme « révélatrice de talents » mobilisables pour l’accès à la formation et à l’emploi mais également comme « porteuse de valeurs citoyennes ». Plus que toute autre activité, le sport serait ainsi susceptible de mobiliser les jeunes publics dans une dynamique d’insertion et/ou de citoyenneté.
Qu’est-ce qui explique le recours récurrent au sport dans les banlieues ? Quel modèle sportif y est véhiculé ?
Reposant sur un mythe qui s’exprime à travers l’idéologie sportive promue par les pères fondateurs du sport moderne, le consensus autour des fonctions sociales d’un sport naturellement intégrateur et socialisant est aujourd’hui largement partagé.
En premier lieu, parce que le sport présente de nombreuses figures de la réussite sociale tant populaires qu’issues de l’immigration.
Ainsi, selon une conviction largement partagée dans nos sociétés démocratiques, la seule pratique sportive pourrait produire, au-delà des stades, un comportement citoyen et éthique. Le sport serait alors porteur de valeurs susceptibles de pacifier les quartiers, de créer du vivre-ensemble et de constituer un tremplin pour l’emploi. Cependant, le transfert de compétences sportives dans d’autres espaces sociaux (travail, école…) n’est en rien mécanique.
Le respect de la règle sportive ou des consignes de match n’entraîne pas forcément le respect de règles sociales comme en témoignent les multiples affaires auxquelles sont mêlés des acteurs du monde sportif : pensons ainsi à la condamnation de Karim Benzema dans l’affaire dite de la sextape ou encore les abus sexuels dans le patinage de haut niveau.
Née avec le sport moderne, cette conviction est aujourd’hui relayée par un cercle de croyants bien plus large que les seuls sportifs : élus politiques, dirigeants d’entreprise, recruteurs, consultants, éducateurs accréditent l’idée que le sport est un tremplin pour l’insertion professionnelle.
Pourtant, les usages, les valeurs et l’image du sport ont changé depuis la naissance du sport moderne. Dans les quartiers populaires, le sport est aujourd’hui davantage la vitrine d’une réussite sociale et économique (à travers le modèle du sport de compétition) que le vecteur d’une réelle citoyenneté.
Et l’individualisme et les revendications d’ordre identitaire qui minent le corps social n’épargnent pas le monde du sport. On pourra citer le refus de Djokovic de se plier à la règle de la vaccination contre le Covid-19 tout en revendiquant le droit de concourir à l’Open d’Australie. La revendication des hijabeuses de porter le voile islamique pour jouer sur un terrain de football, la demande de repas spécifiques aux fédérations sportives ou les demandes d’horaires de piscine réservés aux femmes illustrent l’incidence dans le sport de la montée récente de la communautarisation de nos sociétés.
L’histoire du sport en explique les transformations mais également l’évolution de son usage politique et social. Dès 1830, le pasteur anglais Thomas Arnold enseigne le sport au collège de Rugby car il est censé permettre l’expression de valeurs bourgeoises comme le fair-play (le respect de l’adversaire, des règles, des décisions de l’arbitre et de l’esprit du jeu) et le self government(la capacité de se contrôler dans le jeu, de ne pas « être pris par le jeu »).
Tout au long du XXe siècle, à mesure qu’il se démocratise, le sport de compétition désigne conjointement un idéal (l’éthique ou l’esprit sportif) et une pratique physique de compétition régie par des règles communes. Pour les institutions (sportives ou éducatives), « faire du sport » c’est non seulement se dépenser physiquement dans un cadre sportif mais surtout acquérir une morale et, plus récemment, accéder à une forme de citoyenneté.
Des éducateurs des public schools (destinées à l’élite sociale anglaise) du milieu du XIXe siècle aux dirigeants sportifs des années 1980, en passant par les ministres gaullistes de la Jeunesse et des Sports et les militants communistes de la Fédération Sportive et Gymnique du Travail dans les années 60, tous ont contribué à promouvoir et consolider la vision d’un sport de compétition intrinsèquement vertueux et éducatif. Pour le général De Gaulle aussi, « le sport est un moyen exceptionnel d’éducation » (De Gaulle, 1934, p. 150).
À partir des années 1980, le sport sort du cercle restreint de la stricte compétition et acquiert le statut d’outil d’intégration à destination des banlieues dans le contexte d’une montée en puissance du sport-spectacle lié à la privatisation des télévisions. Le football devient le sport le plus regardé par les jeunes hommes des quartiers populaires et leur offre un modèle d’excellence. En France, Bernard Tapie (président de l’Olympique de Marseille de 1986 à 1993) symbolisera l’avènement du sport-business et d’une nouvelle méritocratie par le sport.
Sous l’effet conjugué des transformations du monde des sports (démocratisation, professionnalisation, médiatisation, marchandisation) et de nouvelles dynamiques (libéralisation du marché, désengagement de l’État et décentralisation, montée des inégalités, crise économique, chômage, premières émeutes urbaines, changements politiques), le sport est de plus en plus convoqué pour lutter contre les nouvelles exclusions sociales à mesure qu’il offre une vitrine de la réussite dans les sports les plus populaires (football, basket, athlétisme, boxe).
Le sport devient alors « social » et les dispositifs mis en place à destination des jeunes des cités sont progressivement qualifiés de « socio-sportifs ». En arrivant au pouvoir, la gauche crée un ministère du Temps Libre intégrant la Jeunesse et les Sports alors que les premières émeutes urbaines éclatent à l’été 1981 dans le quartier des Minguettes à Lyon et où l’on enregistre les premiers effets du regroupement familial lié à l’immigration sur fond de hausse du chômage et d’émergence du Front national.
A partir de 1990 (date de création d’un ministère d’État chargé de la politique de la ville), les ministères de la Ville et des Sports travaillent ainsi de concert pour redynamiser et « pacifier » les banlieues. Sous les ministres de la Ville Michel Delebarre puis Bernard Tapie, des équipements sportifs de proximité et des animations sportives de quartiers, animés par des policiers et des éducateurs, voient progressivement le jour.
La volonté de faire du sport un outil de développement social est ensuite largement partagée par les gouvernements qui se sont succédés depuis 1991. Profitant de la dynamique créée par la victoire de l’équipe de France « Black Blanc Beur » en 1998, de nombreux dispositifs ont ainsi été mis en place par les pouvoirs publics (État et collectivités territoriales) et les fédérations sportives selon cette logique qui traverse les frontières des appartenances politiques sans qu’une évaluation objective et longitudinale des effets de ces politiques sur l’insertion sociale et/ou professionnelle des publics cibles ait été diligentée.
Par ailleurs, ces dispositifs encadrés par les « grands-frères », ont longtemps ciblé prioritairement les garçons et jeunes adultes. Ce faisant, la volonté politique d’intégrer prioritairement des jeunes adolescents par le sport afin d’éviter la rébellion la plus visible a paradoxalement entraîné une exclusion des filles et des jeunes femmes et une masculinisation de l’espace public à travers les sports urbains, libres ou encadrés. Et force est de constater qu’après la fin de la scolarité obligatoire, beaucoup de jeunes filles des classes populaires cessent toute activité physique.
Ce n’est qu’à partir des années 2000, dans le contexte de politiques plus affirmées en faveur de la parité que l’action sportive publique dans les banlieues se féminise. Mais si l’égalité hommes femmes est proclamée, les terrains de sports publics et les dispositifs d’insertion professionnelle via le sport dans les QPV restent encore majoritairement conçus pour les garçons et les jeunes hommes. Il faut, au contraire, que les élus locaux et l’État s’engagent pour que le sport devienne, avec l’école, l’un des lieux privilégiés de la mixité et de la lutte contre les stéréotypes sexistes cantonnant les filles à des pratiques et des tenues « adaptées » à leur genre.
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